XVIII
La Voie de la guerre

 

Bumin plissa les yeux. Il n’aimait pas la façon dont le geai s’était envolé. Droit dans le ciel, sans un cri, comme si quelque chose l’avait dérangé. Probablement un renard, se dit Bumin. Mais les renards se placent sous le vent quand ils chassent et ne font pas de bruit.

Tôt dans la matinée, Bumin avait escaladé un grand pin au tronc noueux et il était assis à califourchon sur une branche assez solide pour supporter son poids. Sa position n’avait rien de confortable, surtout avec son bras qui gardait le souvenir d’une vieille fracture. La chamane l’avait rafistolée vaille que vaille et, après des mois d’immobilité, l’os s’était enfin ressoudé. Mais disparue sa belle souplesse d’antan, et les longs guets ankylosaient le bras.

Du haut de son perchoir, Bumin pouvait voir au-dessus et au-delà du flanc de Mère Tortue, un terrain pentu et broussailleux, parsemé de pins et de taillis. Ce guet était l’un des meilleurs du clan. Aucun être vivant ne pouvait approcher sans être vu. Malgré tout, le guetteur ne prenait pas ses responsabilités à la légère et il observa attentivement le bas de la colline, en amont de l’endroit où le geai avait jailli du buisson.

Ce fut une vibration de l’air qui l’avertit. Un mouvement fugace, à la limite de son champ de vision. Plaqué contre l’écorce, Bumin filtra l’air entre ses narines. Rien. Rien d’autre que les banales effluves de végétation et d’humus. Peut-être s’était-il trompé ? S’agissait-il d’un prédateur à la recherche de sa première proie du matin ? D’une ondulation de l’herbe sous le vent ? D’un rayon de soleil jouant entre les branches ? Improbable que l’Ennemi s’aventure si près, après tout. Mais pas impossible. Bumin était inquiet. Alors même qu’il fouillait la colline de regards intenses, un sourd pressentiment lui tordait les boyaux ; quelque chose n’allait pas. Les oiseaux. À la place de leur raffut habituel, maintenant c’était le silence. Le guetteur regarda vers l’est.

Son cœur, alors, manqua un battement et il oublia presque de respirer.

Les silhouettes, courbées en deux, avançaient avec précaution. Il lui sembla d’abord qu’elles n’étaient pas nombreuses mais d’autres, que le rouquin n’avait pas vues, se faufilaient entre les buissons avec l’impudence de gens assurés de leur force. Leurs peintures brunes mouchetées de vert-de-gris se confondaient avec les ramures et entre leurs poings il y avait des sagaies. La colline grouillait de Faces-Plates. Ils venaient pour tuer. La frayeur de Bumin disparut, remplacée par une froide colère.

Il prit une profonde respiration ventrale et lança trois roucoulements qui se répercutèrent contre la paroi : « l’Ennemi arrive ». Un trille lui répondit peu de temps après. Ils avaient compris. Bumin roucoula derechef, modulant sa voix de sorte qu’elle paraissait venir non pas de l’arbre où il se tenait, mais d’un point situé sur sa droite. « Ils arriveront bientôt. » Bumin imitait la colombe à la perfection. Ses glapissements de hyène n’étaient pas mauvais non plus, de même que son cri d’ours en rut. Aujourd’hui, leur vie à tous en dépendait. Si l’Ennemi se savait repéré, perdu leur maigre avantage.

  Le premier réflexe de Bumin fut de sauter à la gorge de l’éclaireur mais il se dit qu’il y avait mieux à faire. Les prendre à revers. Tuer l’éclaireur ralentirait leur progression sans les arrêter tandis qu’un homme à l’arrière de leurs lignes pouvait faire la différence entre la vie et la mort. Bumin se coula plus étroitement contre le tronc et attendit.

Maintenant, la file des hommes passait sans discontinuer : huit, dix, douze... plus de quatre fois les doigts de la main. Comment peuvent-ils réunir autant de guerriers ? Quand ils furent tous passés, Bumin attendit encore. Comme il l’avait supposé, Il y en avait un Face-Plate à l’arrière-garde, regardant autour de lui d’un air suspicieux. L’homme était seul. Parfait.

Son couteau entre les dents, le rouquin dégringola prestement du pin par bonds successifs et atterrit sur le sol. Juste derrière la maigre silhouette brune. Qui n’eut pas seulement le temps de s’aviser de sa présence avant que Bumin lui tranche la gorge d’un mouvement circulaire dans lequel il mit toute sa hargne et qu’en guise d’alerte, la bouche vomisse une pluie de sang. Et d’un ! À demi accroupi, sa tête ne dépassant pas le sommet des buissons, Bumin courut sur la piste de l’Ennemi, mortellement concentré. Un petit caillou roula sur la pente. Il n’y eut pas d’autre bruit.

Les envahisseurs progressaient rapidement vers le camp. Ils ne l’atteignirent pas. Invisibles, mais Bumin, lui, savait qu’ils étaient là, les hommes du clan épiaient l’Ennemi, dissimulés dans les broussailles. Soudain, l’éclaireur bondit en arrière. Sans transition, ce fut la bataille.

Pas de défi, cette fois, pas d’insulte, juste une féroce mêlée où se devinaient des mouvements désordonnés, couteaux, haches et massues, chacun luttant pour sa propre vie au milieu des ahanements et des beuglements furieux. Abandonnant toute prudence, Bumin bondit à son tour, ses jambes musclées le propulsant presque à l’horizontale, percuta un Face-Plate de plein fouet, et ils roulèrent l’un sur l’autre, bras et jambes enchevêtrés dans une étreinte sauvage. Le Face-Plate ne faisait pas le poids. Malgré sa haute taille et ses membres démesurés, Bumin l’écrasa en force, tout à la satisfaction de sentir les vertèbres craquer. Et de deux !

Bumin rit silencieusement. Avec les sagaies, ils étaient très forts ces Faces-Plates, mais quand il s’agissait d’un affrontement au corps à corps, d’homme à homme, ils étaient comme l’antilope entre les pattes du lion des cavernes. Bumin pensa à son frère Nasr, à Shamash, et à tous les autres. C’était la haine qui le jetait en avant, les pupilles dilatées, et la vigueur de ses jeunes muscles répondit à sa soif de sang, à son désir d’écrabouiller des crânes, de crever des poitrines, de détruire les ordures qui armaient leur propulseur. Quatre d’entre eux, faisant volte-face, se précipitèrent vers lui. Il embrocha le plus proche avec son couteau, et de trois !, se dégagea ... chancelant de douleur, alors qu’une pointe transperçait de son flanc gauche entre la peau et les côtes.

Bumin étouffa un cri. Il arracha la sagaie et, insoucieux du sang tiède qui coulait le long de sa hanche, il affronta l’homme qui avançait en se balançant légèrement, comme un ours gavé de miel. À quoi joue-t-il ? L’agresseur était très grand, mais tous ceux de cette race maudite l’étaient, et sur son visage peinturluré de vert ses yeux bleu pâle se détachaient nettement. Comme Bumin lançait le poing, l’homme esquiva le coup d’une simple rotation de buste, avec une telle facilité que Bumin réalisa le caractère désespéré de sa situation. Il perdait du sang et chaque instant l’affaiblissait davantage ; pendant que l’autre l’amusait avec ses feintes, n’importe qui pouvait s’amener et lui planter un couteau dans la nuque.

Bumin ne ressentait aucune peur ; il avait tué trois Faces-Plates et même s’il mourait maintenant on chanterait ses exploits longtemps après sa mort. Il regrettait seulement de ne pas sentir craquer les os de son adversaire.

 

Quand il entendit les roucoulements du guetteur, Hamzu laissa choir ses outils et rallia les chasseurs d’un glapissement impérieux. Ils arrivèrent aussitôt car ils avaient tous entendu. Ils saisirent leurs armes dans les huttes et ils partirent en courant. Hamzu fit signe à sa mère.

« Parvati. Que tout le monde fasse comme d’habitude. Ensuite, dès le début du combat, conduis les femmes et les enfants sur la crête, au-dessus du campement. Cachez-vous et vous montrez pas avant d’avoir de nos nouvelles.

— Bonne chasse, mon fils », murmura Parvati. Son regard était aussi ferme que sa voix.

Hamzu fit demi-tour et rejoignit les hommes. Chacun se tenait dissimulé dans un trou creusé au milieu d’un buisson, face à la pente, et même si l’Ennemi examinait de plus près les abords de la piste, il ne verrait pas les têtes immobiles dans les taillis. Hamzu rampa silencieusement et se glissa dans une fissure qui avait été élargie à gauche d’un gros rocher.

Il sentit les vibrations du sol avant même de sentir leur odeur. Ils sont tout près. Maintenant, il entendait le craquement des brindilles. De son abri, il distingua parfaitement le groupe qui approchait, déployé sur plusieurs lignes, et il serra les dents pour réprimer le juron qui montait à sa gorge. Ils étaient trois fois plus nombreux que les hommes du clan. Et en plus ils avaient des propulseurs. Qui ne leur serviraient pas à grand-chose, évidemment, puisqu’ils ne pourraient pas les armer à distance. Bien qu’il en possédât un depuis six mois, fabriqué par Kiri-risha, Hamzu le maniait maladroitement et l’idée même du propulseur lui inspirait un vague malaise. C’était une invention... démoniaque. Cependant, en ces temps troublés, ses responsabilités de chef l’obligeaient à surmonter sa répugnance.

La voix d’une femme – était-ce Lagamar ? Bilge ? – descendit jusqu’à lui avec des craquements de branches cassées. Parvati répondit en riant. Des enfants jouaient et criaient. Les femmes faisaient la cuisine et Hamzu huma l’odeur d’un lièvre mis à rôtir. Un chant d’amour s’éleva dans son cœur. Ils étaient tous courageux, tous, du plus jeune au plus vieux, et ils méritaient amplement que les chasseurs se sacrifient jusqu’au dernier pour leur donner une chance. Ils l’auraient fait de toute façon, c’était leur devoir, mais entendre les femmes et les enfants leur insufflait l’étincelle sacrée, celle qui transforme un homme en héros.

Hamzu étreignit farouchement sa massue. Ils arrivaient. Cinquante pas... vingt-cinq... dix... Hamzu put lire l’inquiétude sur le visage de l’éclaireur malgré ses ridicules peintures faciales. La créature se déplaçait avec précaution, tout en examinant les alentours d’un œil perçant, comme un homme pas vraiment convaincu de ce qu’il voyait. Soudain, il bondit en arrière ; trop tard. Les fils du Mammouths jaillirent miraculeusement des buissons et frappèrent au cœur de l’Ennemi.

La massue d’Hamzu s’abattit. Une tête fut réduite en bouillie et le chef se retournait déjà quand le sifflement d’une sagaie le fit bondir de côté, le temps d’apercevoir une silhouette qui se jetait sur lui, une autre sagaie à la main. Pas très malin, pensa Hamzu. Dès que l’homme fut à sa portée, il le happa entre ses bras puissants et projeta sa tête avec toute la violence dont il était capable, défonçant le visage de l’autre avec son front.

Hamzu regarda autour de lui. Un seul coup d’œil le renseigna. En l’espace de quelques battements de cœur, l’Ennemi avait perdu huit chasseurs. Soudain ses cheveux se dressèrent sur sa tête. Toghrul ! Qu’est-ce qu’il fout là ? Le gosse brandissait stoïquement un petit couteau et s’apprêtait à taillader les mollets d’un géant qui dansait devant Bumin, agenouillé au sol avec du sang qui ruisselait partout. Sur son petit visage de bébé il y avait une détermination farouche. Hamzu courut avec l’énergie du désespoir. Il dépassa Simut qui luttait contre deux Faces-Plates, les tenant en respect à grands moulinets de massue. Il sauta par-dessus un buisson, vit le géant qui se retournait pour abattre sa hache sur le dos de Toghrul. Il ne sentit pas la sagaie qui lui effleura la poitrine, ni la balafre sanglante.

Toghrul roula sur le sol avec une agilité stupéfiante. La hache s’abattit à un cheveu de sa tête. Au lieu de s’enfuir, Toghrul se redressa et tint son couteau dirigé vers le géant. Il ressemble à Parvati, pensa follement Hamzu. Ce gosse, c’est quelqu’un !

Le géant frappa une nouvelle fois avec la douceur, la fluidité d’un lion, sans regarder en arrière, ce qui était une erreur. Hamzu lui ceintura les reins. Il serra. Les tendons de son cou se gonflèrent. Le géant secoua convulsivement la tête, sa main lâcha la hache tandis que ses bras ruaient et frappaient l’air, jusqu’à ce qu’il pousse un cri inhumain à l’instant même où ses vertèbres craquaient comme du bois mort.

Hamzu tourna la tête. Une longue silhouette fugitive passa près de lui en courant, suivie d’une autre, et soudain l’Ennemi déserta le champ de bataille. Hamzu arrêta Simut, Temür et Istemo qui s’élançaient sur leurs traces. « Non. Ils courent plus vite que nous et ils ont des propulseurs. » Simut grommela quelque chose entre ses dents mais il savait que le chef avait raison.

Hamzu aurait aimé s’asseoir. L’énergie que le combat avait insufflé dans son corps était en train de disparaître et il se sentait vide, faible comme un enfant. Mais un chef se préoccupe d’abord des besoins de son clan. Il se déplaça parmi les corps, allant de l’un à l’autre, faisant le décompte des morts et des blessés. Ici et là montait le gémissement d’un agonisant mais la plupart des Faces-Plates étaient silencieux ; Toghrul achevait ceux qui ne l’étaient pas en leur coupant la gorge. Hamzu lui saisit les épaules. « Tu as désobéi aux ordres. »

Toghrul lui renvoya un regard chargé d’incompréhension en secouant la tête.

« Tu devais aller sur la crête avec les autres enfants, précisa sèchement Hamzu.

— Je voulais tuer l’Ennemi, protesta Toghrul. Les hommes du clan font ça, non ? »

Hamzu se surprit à soupirer. Comment faire entendre raison à ce bébé qui, du haut de ses cinq ans, levait les yeux avec un calme obstiné et la meilleure conscience du monde ? Il n’avait pas le temps de... Si ! il prendrait le temps.

Hamzu s’accroupit devant le gosse, le prit par les bras pour le tourner vers lui et le regarda durement dans les yeux. « Écoute bien ce que je vais dire, Toghrul. Les enfants sont l’avenir du clan ; c’est pourquoi leur vie est plus précieuse que tout. Si un homme voit un enfant en danger pendant une bataille, il oubliera tout pour se porter à son secours et se mettra lui-même en danger. Tu comprends ? »

Toghrul se mordilla la lèvre inférieure et une intense réflexion parut animer son petit front têtu. « Je comprends. 

— C’est bien. Maintenant va aider ta mère. Je suis le chef ; j’ai dit.

— Oui, mon chef. » Toghrul était fier car le chef lui parlait comme à un homme. Il tourna les talons et s’en alla en trottinant sur ses petites jambes.

Hamzu se dirigea vers Oros, adossé contre un rocher, les jambes allongées devant lui. Oros avait le visage barbouillé de sang et un de ses bras pendait selon un angle anormal. Hamzu s’accroupit. « Nous avons tué beaucoup d’ennemis, frère. Ce soir tu mangeras leur chair. »

Oros émit un faible chuchotement. « Je suis... content...  »

Hamzu fit signe à Istemo, rivé à ses talons, de rester avec son frère. « Fais attention à ce qu’il bouge pas. Vaïs Marani arrive. »

Un peu plus bas, là où Hamzu avait tué le géant, Bumin gisait sur le dos ; il avait une blessure horrible au flanc gauche d’où le sang sourdait, sous la paume de Temür qui appuyait pour contenir l’hémorragie. Arslan préparait un cataplasme d’herbes et de mousses. L’apprenti chamane rejoignit le blessé – le moribond, rectifia Hamzu – et posa le pansement sur la plaie. Le sang moussa. « Appuie fort », intima Arslan à Temür.

Hamzu s’agenouilla près de Bumin. Ses yeux étaient clos et sa poitrine se soulevait de façon irrégulière. Il n’était pas mort. Pas tout à fait. Du coin de l’œil, Hamzu vit Ankidou descendre la pente en courant, précédant la petite silhouette courbée de la guérisseuse qui se dépêchait clopin-clopant, appuyée sur son bâton de chamane. Les jambes d’Ankidou se dérobèrent quand il aperçut son fils. Il s’immobilisa involontairement et le sang reflua sur son visage.

Vaïs Marani se baissa vers le corps étendu. Elle fit la grimace en voyant la plaie, sortit une poudre de sa bourse de guérisseuse à l’instant même où Bumin ouvrait les yeux. Les paupières du moribond battirent et il fut secoué par un spasme.

« Tu es blessé, enfant chéri de l’âme. Je vais te soigner ; tout ira bien. » Dès qu’il entendit la voix apaisante de la chamane, empreinte d’une grande douceur, Bumin referma les yeux.

Des femmes apparurent à mi-hauteur du flanc de Mère Tortue. Rasha portait Kalapi et une grappe d’enfants se serraient contre leur mère. Hamzu avait envie de courir vers Rasha et de la prendre dans ses bras, mais il se contrôla. Il les regarda approcher, le cœur joyeux parce que les siens étaient en vie, ayant mauvaise conscience de cette joie parce qu’un jeune homme d’une grande bravoure, le fils de son meilleur ami, agonisait sur le sol.

« On peut pas le déplacer », déclara Vaïs Marani.

Hamzu haussa un sourcil, surpris. « Il va vivre ? »

La chamane avait nettoyé la plaie avec une décoction de thym et d’écorce de saule blanc. Elle s’appliquait maintenant à resserrer les bords au moyen d’un emplâtre de boue qui, en durcissant, formerait une coquille protectrice. Bumin était inconscient ; au moins il ne souffrait pas. « Il en sera selon la volonté du grand Mammouth », répondit la vieille femme. Cette réponse évasive confirma les craintes d’Hamzu. Bilge n’avait pas dit un mot. Elle se tenait debout à côté de son fils, comme frappée d’horreur.

La chamane déroula une peau très souple et très douce, un cuir raclé, mâché et tanné selon une technique spéciale. Elle le roula habilement autour de la taille de Bumin. Elle avait mal aux reins et elle commençait à se sentir vieille pour ce genre de travail.