XXI
Le grand voyage
 

Un coup de pied volontairement brutal éparpilla l’amoncellement d’ustensiles en tout genre qui s’étalaient devant la hutte de Kha-pa. Cette dernière ouvrit la bouche... et choisit de se taire.

« Le strict nécessaire », rappela sèchement Hamzu.

Il avait revêtu son visage ce chef. Sous ses larges pommettes, sa mâchoire formait un angle dur qui transformait sa physionomie habituellement sereine. Dans son regard brillait une force maîtrisée, non dépourvue de violence.

Kha-pa se tortilla sous l’intensité de ce regard. Elle regrettait maintenant son indécision. Elle avait essayé de faire un tri parmi les objets mais, grand Mammouth ! que c’était difficile de renoncer à quoi que ce soit. Cette magnifique pierre jaune incrustée de coquillages, comment l’abandonner alors qu’elle la tenait de sa propre mère ? Le mortier et le broyeur pesaient leur poids mais c’étaient des objets utiles... Et ses parures...

L’œil agacé, pour ne pas dire exaspéré, Hamzu lâcha d’un ton sans réplique : « Grouille ! » Puis il s’en alla vers la hutte voisine.

Je suis trop vieille pour ça, geignit Kha-pa en son for intérieur. Elle avait les jambes molles et un drôle de poids, là, au creux de l’estomac, qui l’empêchait de respirer. Et quand elle se pencha pour récupérer un sac de farine, une sorte de vertige la saisit. Kha-pa s’assit près de la porte, perplexe. Elle n’était pas stupide au point de penser qu’elle était malade. Cependant, elle n’avait pas assez d’imagination pour comprendre ce qui la bouleversait. Sa nature ne la prédisposait pas à l’introspection...

Oros s’assit gauchement à côté d’elle. « Laisse, mam, je m’en occupe. »

Kha-pa soupira, chose que de sa vie elle n’avait jamais faite, avant d’acquiescer.

La hutte d’Ankidou débordait d’activités. L’air concentré, le corps et les cheveux enduits de graisse d’ours, la vieille Abbi était accroupie au milieu des paquetages. Elle vérifiait la solidité des nœuds.

« Prête, grand-mère ? sourit Hamzu.

— Hé, c’est pas tous les jours qu’on part pour le grand voyage. »

Ankidou et Bumin chargeaient soigneusement le travois. Tout d’abord des couvertures, des vêtements, des cordes, des outils et des armes. Ensuite de la nourriture : de la viande boucanée, de la farine, des tubercules, des baies, des outres, et par-dessus des cuirs souples frottés de graisse.

Hamzu regarda le grand gaillard roux. « Bumin, tu marcheras en éclaireur.

— Quand est-ce qu’on part ?

— Bientôt. »

Hamzu trouva Simut devant sa hutte. Par habitude, le chasseur inspectait ses armes avec la minutie d’un homme sachant que sa vie en dépendait. À l’intérieur, Boroméa réunissait des sacs de provisions tandis que Lagamar était descendue à la rivière pour emplir les outres.

« Ça va être dur pour les femmes et les enfants », dit Simut en démontant une pointe de sagaie.

Hamzu retint un haussement d’épaules. Évidemment. Ça serait dur pour tout le monde. La terre promise par le grand Mammouth était très loin. Pourraient-ils seulement survivre pour l’atteindre ? Mais Hamzu n’envisageait pas l’échec. Quand un homme rumine ce genre de pensée, autant se coucher par terre et attendre la mort.

En bon chef de clan, il connaissait les forces et les faiblesses de chacun. Simut... Son orgueil était presque sans limites mais Hamzu respectait ses qualités de combattant. « Tu protégeras nos arrières. Tu as la force de l’ours et tu te déplaces encore plus vite. Je compte sur toi. »

Seul un imperceptible clignement de paupière trahit le contentement du jeune chasseur. « Oui. 

— Comment allons-nous franchir les montagnes ? » intervint Boroméa en sortant la tête.

Hamzu ne répondit pas. Boroméa jeta un long regard sur le sommet arrondi de Mère Tortue, vaguement cerclé de nuages, et soupira. « Cette terre est notre demeure. Nous respirons au rythme de ses saisons, et nos Ancêtres reposent ici. Je me demande si nous pourrons vivre ailleurs. »

Hamzu la regarda durement. « On apprendra. On apprendra à vivre autrement. »

Quand le dernier travois fut chargé, Hamzu passa parmi les fils du Mammouth en les organisant pour le long voyage : une femme jeune à côté d’une plus vieille, les enfants à l’intérieur de la colonne. Tandis que Bumin partait en éclaireur, Temür, Arslan et Istemo marchaient devant ; Ankidou, Simut et Oros devaient protéger les arrières de la colonne. Les chasseurs portaient des bolas enroulés autour de la taille, un épieu et des sagaies arrimés dans le dos, un propulseur à la main. Simut et Istemo portaient également une lourde hache d’obsidienne.

Dans la matinée, on était le deuxième jour du mois de la chute des feuilles, ils se mirent en route.

 

« Donne-moi ce paquet, grand-mère, lui dit Temür alors qu’ils progressaient vers le sud-ouest en suivant la vallée du fleuve, tu vas te casser les reins.

— C’est pas lourd et mes reins sont solides », rétorqua Abbi avec une ombre de sourire.

Elle baissait la tête sous la charge encombrante attachée sur son dos. Elle marchait lentement mais ses pas étaient sûrs.

La petite pluie fine qui clapotait sur les herbes depuis le milieu de la matinée trempait le sol sans pour autant le transformer en gadoue. Temür appréciait sur son visage la fraîcheur des gouttes, lesquelles se mêlaient à sa propre sueur, mais il savait que si la pluie continuait à tomber, les eaux du fleuve gonfleraient jusqu’à déborder du lit. Et ça suffirait à transformer son cours paisible en une crue d’une extraordinaire violence et à inonder la Vallée. Ils avaient pris un risque en partant si tard. D’autant qu’il faudrait trouver un gué pour traverser le fleuve. Mais en cette saison, les clans étaient remontés vers les collines, ce qui diminuait considérablement les risques d’affrontement. Les clans ne reconnaissaient d’autre loi que celle du territoire et ils ne feraient pas de quartier. C’est pourquoi les fils du Mammouth marchaient rapidement, sans trêve ni répit. Les haltes ne duraient que le temps strictement nécessaire pour se nourrir et grappiller quelques heures de sommeil, puis on levait le camp. Neuf jours d’impitoyable course contre le temps avaient mis l’endurance du clan à rude épreuve.

Le cœur de Temür se serra quand il regarda le visage raviné de la vieille femme. Devinant ses pensées, Abbi, qui n’avait pas levé la tête ni même ralenti, grommela. « Aide plutôt Rasha à porter son bébé. »

La belle-sœur de Temür traînait légèrement derrière Abbi. Elle portait son fils sur le dos. C’était un bel enfant aux jambes potelées, gros pour son âge, somnolant en suçant son pouce et qui, par intermittence, tressaillait nerveusement. Il sentait la tension des adultes. Il ne criait pas, ne pleurait pas. Pas plus que ne pleurait Mara, ni aucun des jeunes enfants. Un petit baluchon à l’épaule, Kalapi trottinait bravement près de Rasha. Temür souleva le gosse et le mit à califourchon sur la hanche. Soulagée, Rasha changea d’allure en le remerciant d’un faible sourire, sans proférer un mot. Le souffle était nécessaire.

Barré à l’ouest par une suite de plateaux, le fleuve s’incurva vers le sud, coulant avec paresse à travers une plaine qui moutonnait légèrement. La pluie s’arrêta alors qu’ils traversaient la plaine. Hamzu leur fit presser le pas. Parcourir ces étendues d’herbes alourdies par les pluies les rendait trop visibles mais faire un détour en passant par les collines aurait demandé un temps qu’ils n’avaient pas. L’Esprit du Mammouth veille sur nous, se rassura Temür en jetant des regards prudents autour de lui. Aucune fumée à l’horizon, aucune trouée soudaine signalant le passage d’un mammifère, aucun envol intempestif.

Comme il baissait la tête, il aperçut sous un talus une marmotte qui les regardait. La main de Temür glissa vers la sagaie. Et s’arrêta. La sécurité passait avant la viande fraîche. Bon vent, petite marmotte ! Des perles d’eau scintillaient sur les toiles d’araignées, dessinant des motifs géométriques d’une complexité à perdre la tête. Travaillant dur, des bousiers poussaient des boulettes d’excrément aussi grosses qu’eux.

« Toghrul ! » De derrière s’éleva la voix grondante de Parvati. « Lâche ce serpent !

— Mais...  » protesta, comme Temür ralentissait à sa hauteur, le jeune garçon qui tenait un serpent noir à la tête cerclée de corail. La queue du serpent traînait sur le sol. Temür avertit son frère du regard. Toghrul balança le serpent. Qui tomba sur l’herbe avec un bruit mat et se tortilla avant de filer à toute allure. Cela en fit sourire plus d’un malgré la fatigue.

Kiri-risha marchait à côté de Parvati. Elle avançait en balançant les bras, ses longues jambes la propulsant à longues foulées curieusement élastiques qui absorbaient les replis du terrain comme en se jouant. Temür lui adressa un signe affectueux avant de remonter la colonne au petit trot.

Bumin vint prévenir Hamzu, peu après la tombée de la nuit ; il avait découvert un gué.

« À quelle distance ? demanda Hamzu.

— On peut atteindre le gué au zénith de Petite Ourse. »

Mieux vaudrait attendre demain, pensa Temür, tandis qu’un mince quartier de lune, voilée par des lambeaux de nuages, se découpait au milieu des étoiles.

« Mais... l’encouragea Hamzu.

— Les berges sont glissantes. Il fait trop noir pour traverser. »

Comme Hamzu réfléchissait, Temür porta son regard sur l’éclaireur, détaillant son cou et ses épaules d’aurochs, son épaisse toison cuivrée. Au niveau du ventre, les poils disparaissaient à l’emplacement d’une large bande de chair boursouflée. Les bras musclés portaient d’autres cicatrices, moins spectaculaires. Que Bumin eût survécu après les blessures reçues au cours de la bataille contre les Faces-Plates tenait du prodige. Ou plutôt des grands pouvoirs de leur chamane. Nul ne l’oubliait. Bumin était marqué. On le considérait avec une sorte de crainte respectueuse car il était allé parmi les Esprits de l’au-delà et il était revenu.

Hamzu leva le bras et s’arrêta. « On couche ici cette nuit. »

Les femmes se laissèrent tomber dans l’herbe avec un soupir de soulagement. L’endroit n’était pas mauvais : ils se trouvaient au creux d’un vallonnement où coulait un filet d’eau claire. Ils dressèrent un bivouac sommaire. Pas de feu. Un feu se voit de loin quand on se cache des yeux de l’ennemi. Ils se nourrirent chichement de galettes de farine et de viande séchée. Et ils dormirent pesamment, blottis les uns contre les autres sous les couvertures.

Hamzu éveilla le clan avant l’aube, soucieux d’atteindre le gué. La pluie n’avait pas repris et ils progressèrent facilement en remontant le fleuve. Il était large et profond ; gonflé par les pluies, il charriait de la terre et des débris végétaux entre les berges de calcaire marneux. Au bout de quelques centaines de pas, le fleuve se sépara en deux. Ils suivirent le bras qui virait au sud-ouest dans un moutonnement de collines plus escarpées que les précédentes. Ils virent le gué une vingtaine de jets de sagaie plus loin.

À cet endroit, le lit s’élargissait et des rochers plats en affleurement crevaient la surface de l’eau. Hamzu étudia le fleuve en plissant les yeux. La traversée ne semblait pas dangereuse, à condition de ne pas glisser.

« Simut », dit Hamzu, tandis que le clan s’immobilisait au bord de la rive et que Bumin les hélait d’un houhou (tout va bien) « prends une corde et va de l’autre côté. »

Ankidou sortit une corde de son travois, pas assez longue, puis une seconde, et les noua bout à bout. Temür l’aida à enrouler la corde, dont il attacha une extrémité à un piton rocheux.

Simut entra dans l’eau. Dès qu’il fut avancé de quelques pas, le courant exerça une forte pression sur ses mollets et balaya le gravier sous ses mocassins. Il laissa filer la corde entre ses mains. Il se déplaçait lentement, jambes écartées, parmi les remous écumants et les embruns qui l’éclaboussaient. Il eut rapidement de l’eau jusqu’aux genoux. Mais guère plus, constata Temür avec soulagement.

Quand Simut eut atteint la rive opposée, il tendit la corde et la fixa à un tronc. Hamzu en éprouva la solidité en tirant dessus – ça tenait bon – puis se redressa, lança des ordres laconiques. Aussitôt chacun se démena, qui déchargeant les travois, qui surveillant les berges pendant qu’on traversait. Hamzu les fit se relayer pour porter les bébés et les enfants. Quand tout et tous furent en sécurité sur la terre ferme, ils rechargèrent les travois, remplirent d’eau claire les outres et repartirent aussitôt.

Plus ils progressaient, plus s’accentuait le relief des collines et bientôt ils devinèrent dans le lointain, floue, dessinée à l’horizon contre le ciel gris, une formidable barrière dont les pics vaporeux se perdaient dans les hauteurs.

« Il va falloir escalader ça ? souffla Lagamar, les yeux plissés.

— Il y a des cols », dit Vaïs Marani. Desséchée, ratatinée, la chamane penchait la tête d’un air las, et pourtant elle suivait le train sans faiblir.

Ils remontaient le fleuve depuis deux jours sans incident quand ils atteignirent la lisière d’un bois au pied des premiers monts. Hamzu huma l’air en se grattant le crâne. Il ralentit, subitement circonspect, et inspecta les parages. Rien ne bougeait à part un rapace qui tournoyait au loin. N’empêche, Hamzu était inquiet. Il sentait... quoi ? Son instinct lui disait que quelque chose clochait. Hamzu imita le cri du milan. Au bout d’un moment Bumin apparut.

« Tu vois quelque chose ?

— Non. Mais... je flaire quelque chose... comme des odeurs derrière l’odeur...  »

Hamzu approuva. « On les voit pas mais ils sont là. » Puis, pleine voix : « Armez les propulseurs et resserrez la colonne. On contourne le bois. »

Calmement, les hommes, mais aussi de nombreuses femmes, encochèrent les sagaies. Ils savaient ce qui les attendait. Seul le vainqueur quitterait le champ de bataille. Les vaincus serviraient de pâture. On épargnerait peut-être les femmes jeunes, celles qui pouvaient enfanter. Une saute de vent amena une odeur indiscutablement humaine. Puis elle disparut, inexplicablement.

Ils marchèrent, sur le qui-vive. Les pentes étaient tapissées de buissons où des ennemis habiles pouvaient se dissimuler sans qu’on les voit.

« Qu’est-ce qu’ils foutent ? » grommela Simut, les nerfs à fleur de peau. Une bonne bagarre et qu’on en finisse ! mais ce petit jeu de cache-cache avec un ennemi invisible lui tapait sur les nerfs.

« Ils sont peut-être partis, risqua Mirash sur un ton plein d’espoir.

— Oh non ! ils nous épient toujours.

— Ils attendent la nuit pour nous surprendre. »

Maintenant, ils marchaient plus vite.

Soudain, droit devant eux, un homme surgit de nulle part. Il se montrait délibérément. Debout, il se détachait sur le ciel, un épieu dans la main droite. Ses vêtements étaient recouverts de feuilles entrelacées et son visage peint en vert. Temür n’avait jamais vu cette sorte de camouflage.

 

Volpié avait observé la progression des intrus toute la matinée. C’était facile ; dans ce paysage dégagé, le moindre mouvement se voyait des lieux à la ronde. Immobile derrière des buissons de sauge et d’armoise, Volpié se fondait si bien dans la végétation que même s’ils avaient regardé, ils ne l’auraient pas vu. Son peuple possédait à fond l’art du camouflage.

Les intrus ne s’affolaient pas. Même quand ils avaient compris que des hommes les attendaient dans les collines, ils s’étaient resserrés en bon ordre, les femmes au milieu, en tenant à la main un curieux bâton. Pourquoi ne couraient-ils pas ? Qu’est-ce qui les rendait si confiants ? La réponse résidait peut-être dans ces bâtons. Il y avait une magie dans cette arme. Le neveu du beau-frère de la première femme de Volpié racontait que des hommes-chouettes avaient des baguettes propulsant des sagaies deux fois plus loin que ne l’aurait fait un homme très vigoureux. Vantardise de jeune homme ? Quoi qu'il en soit, les intrus ne ressemblaient pas à des hommes-chouettes. C’étaient des hommes ordinaires. Volpié se sentait néanmoins nerveux. Il n’avait pas envie d’affronter des hommes qui possédaient de telles armes. Pourtant, et c’était là le problème, un chef ne pouvait reculer sans perdre la face devant son peuple.

Volpié sentait les jeunes s’impatienter à l’orée du bois, il sentait monter leur colère à mesure que les étrangers s’enfonçaient à l’intérieur de leur territoire. Il fallait prendre une décision.