XXVI
Le cadeau du Mammouth

 

Une fois franchies les Montagnes noires, le pire se trouvait derrière eux. Ils continuèrent vers le sud, et une descente graduelle les mena à une suite de contreforts vallonnés où cascadaient des torrents. De la neige persistait mais la température s’adoucit. Ils s’arrêtèrent trois jours sous un abri rocheux afin de se reposer. Parvati accueillit cette halte avec soulagement. Elle ne l’aurait avoué pour rien au monde mais la lassitude plombait ses membres et chaque jour lui coûtait davantage. Verrais-je jamais la fin de ce voyage ?

Tout le monde était fourbu, même les jeunes. « Si on restait ici ? suggéra Ankidou. y a du gibier et le coin a l’air paisible. »

Vaïs Marani secoua la tête. « Non. L’Esprit du Mammouth m’a parlé et m’a dit que nous devions continuer. Notre place n’est pas ici.

— Demain, dit Hamzu, on se remettra en route. »

Ils repartirent vers le sud, traversant une suite de plateaux arides où le gibier se raréfia. Les parages n’étaient pas hospitaliers. On ne distinguait jusqu’à l’horizon que des étendues accidentées battues par les vents, ici tapissées de sauge et de verveine rugueuse, là dénudées sur une terre ocre. L’eau était aussi rare que le gibier. Elle sourdait, à demi stagnante, en maigres ruisselets de couleur boueuse, et s’évaporait plus loin dans des lits desséchés. Son goût était désagréable mais quand l’eau des outres vint à manquer, ils se résignèrent à étancher leur soif avec l’eau saumâtre des flaques. Personne n’en fut malade. Infecte au goût, oui, mais potable une fois filtrée.

Chaque jour ressemblait au précédent. Ils se levaient, marchaient, grappillaient en chemin quand, d’aventure, se présentaient des baies et des racines comestibles, mangeaient et s’endormaient. Maintenant, Parvati se sentait fatiguée en permanence. Elle maigrissait, ses os étaient douloureux jusqu’à la moelle et ses cheveux grisonnants s’en allaient par poignées. Ses compagnes n’étaient pas mieux loties. Lagamar se décharnait, Kha-pa, l’œil cave, avançait en traînant les pieds tandis que Bilge souffrait des reins. Parvati s’inquiétait surtout pour la vieille Abbi. C’était la dernière de sa génération. La mémoire du clan.

« Hé, grand-mère, comment vont tes os ?

— Froidement, ma fille, froidement. Tu crois que je vais mourir ? »

Parvati ne voulut pas lui mentir. « Tu as l’air très fatiguée.

— Je mourrai pas avant d’avoir vu notre nouveau pays, caqueta la vieille femme. J’ai pas fait tout ce chemin pour crever dans cet épouvantable désert. » De fait, si se lever chaque matin lui crucifiait les os, Abbi n’en suivait pas moins l’allure, au demeurant assez lente.

 Le matin était bien avancé, ce jour-là, quand Parvati aperçut, très loin, une multitude de points flous bougeant dans le ciel. Des oiseaux. L’air charriait une légère odeur d’herbe. Dans le lointain, l’oasis de verdure promettait une telle abondance d’eau, d’herbe et de gibier que plusieurs femmes restèrent sans voix. Tenant sa fille par la main, Bilge accéléra le pas tout en gardant les yeux fixés sur le havre qui se profilait. Plusieurs enfants, Toghrul en tête, se mirent à courir. Mirash, Istemo et d’autres jeunes voulurent se précipiter à leur tour.

Et brusquement Hamzu fut là, qui empoigna Toghrul et le fit tomber par terre, puis il attrapa Istemo et lui gueula au visage : « Arrêtez-vous ! Rien ne presse. »

Ils se calmèrent progressivement. Hamzu leur ordonna de rester là où ils étaient avant d’appeler les éclaireurs. « Simut, Temür et Bumin, partez devant et ouvrez l’œil, voir s’y aurait pas des gens qui traînent dans le coin. Un œil prudent. Vous faites pas voir.

— Des raisons de se méfier ? demanda Simut.

— Une belle terre comme ça...  »

C’est sur ces paroles qu’ils s’éloignèrent, lestés pour toutes armes d’un propulseur et de sagaies, cependant que le reste du clan se reposait à l’ombre rare d’arbustes rabougris. Les femmes sortirent des rations et firent circuler les outres. Quoique l’eau en fût saumâtre, ils burent sans rechigner. C’était de l’eau et ils avaient soif. Furetant dans les buissons, Toghrul revint en cabriolant, les lèvres barbouillées de mûres. Sa petite main poisseuse était refermée sur une douzaine de baies à demi écrasées qu’il offrit, triomphal, à sa mère.

Pourvu que ce soit le bon endroit, pria Parvati, sans trop savoir à qui elle s’adressait. Elle avait hâte de s’installer quelque part. Quelque part où ils pourraient vivre. Elle savait qu’elle n’était plus très jeune. Elle avait bien vécu et, à plus de quarante hivers, elle avait encore refusé des demandes. C’était une mère et une grand-mère comblée. Avec deux filles et trois fils, tous robustes, prospères et plein de vitalité, elle passait pour une femme hors du commun, presque légendaire parmi les clans. Dans ses rêves, ils vivaient tous dans une contrée giboyeuse que les Faces-Plates n’avaient jamais, jamais foulée. Elle voulait voir grandir ses petits-enfants. J’aimerais tant leur raconter des histoires sans fin sous une nuit remplie d’étoiles.

Emmitouflée dans ses peaux loqueteuses, elle prit conscience de sa peur. Peur des Faces-Plates. Peur à l’idée qu’ils occupent toutes les terres. Et s’ils étaient déjà là ? Et s’il n’y avait aucune place pour nous ?

Les éclaireurs ne revinrent que tard dans l’après-midi. D’abord Bumin.

« C’est une espèce de cuvette encaissée entourée de collines basses. Au milieu, y a un ruisseau tellement clair qu’on distingue les galets d’en haut. Un endroit superbe avec de l’eau en suffisance. Pas senti l’ombre d’un être humain. Si y’en avait, ils sont partis et ça date pas d’hier.

— Curieux, marmonna Hamzu en se grattant la joue. Pourquoi y a personne ? »

Là-dessus revinrent Simut et Temür qui avaient exploré la partie ouest. Ils dirent la même chose. « À l’extrémité du vallon, précisa Temür, la rivière tourne vers le sud-ouest avant de disparaître dans un trou. Comme si la terre, notre Mère à tous, l’avalait d’une seule bouchée.

— Des traces humaines ? »

Temür hésita. « Non. Pas la moindre. Mais...

— Mais ?

— Il y a une carrière de pierres dans la colline, dit Simut. Abandonnée depuis très longtemps. M’est avis que des gens habitaient là à l’origine des temps, quand les hommes parlaient avec les animaux.

— C’est un bon coin, dit Bumin. Difficile de trouver mieux. »

Ils se regardèrent les uns les autres, pleins d’espoir.

« Hum, hum », fit Hamzu. Il abaissa la capuche de sa pelisse d’ours, huma longuement, les yeux fixés sur l’étendue de terre verte s’étirant à l’horizon.

Parvati connaissait son fils mieux que quiconque. Quelque chose le tracassait. « C’est un beau jour et tu souris pas, mon fils ?

— On a trouvé l’endroit idéal, renchérit Rasha avec un sourire plaisant sur son petit visage triangulaire.

— Je sais pas encore.

— Mais on s’installe ici, n’est-ce pas ? » s’enquit Lagamar d’un ton anxieux.

La délicate Lagamar aux chairs moelleuses était devenue sèche et dure comme un bâton ; de tous les membres du clan éprouvés par les duretés du voyage, elle payait certainement le plus lourd tribut.

« On campera le temps de reprendre nos forces. Si l’endroit convient, on reste. En route. Je tiens à arriver là-bas avant la nuit. »

Sitôt le départ ordonné, les femmes assemblèrent les enfants, les hommes s’attelèrent aux travois et on reprit la marche. Des cinq travois que l’on traînait depuis la Vallée du Renne n’en restaient que trois, de plus en plus légers à mesure que s’épuisaient les vivres. Ils atteignirent le rebord du plateau, descendirent pendant un moment, puis marchèrent jusqu’à la crête de la colline avant de redescendre. Ils arrivèrent alors que le crépuscule tombait sur le vallon. De la pluie était tombée récemment mais elle s’était cristallisée en une mince couche de givre qui luisait avec des reflets violets. Sous la lumière du soir, l’eau de la rivière se colorait de teintes lavande et rose qui s’assombrissaient avant de tourner au gris foncé.

« C’est pas fantastique ? » souffla Mirash. Parvati acquiesça. Elle tourna les yeux vers les Montagnes noires, maintenant silhouettées à l’horizon, et remercia l’Esprit du Mammouth pour le cadeau qu’il leur avait fait.

« Bon emplacement », approuva Hamzu quand ils s’arrêtèrent sous une saillie de roches calcaires.

La saillie les abritait d’un côté, de l’autre s’étendait une herbe odorante et des buissons qui croissaient le long de la rivière. Ils débroussaillèrent grossièrement le terrain et le sol se trouva bientôt encombré de peaux et de paquetages. Les hommes s’employèrent à dresser le campement tandis que les femmes et les jeunes partirent alentour en quête de combustible, de quoi entretenir le feu toute la nuit. Ils ramassèrent tout ce qui pouvait brûler : ossements, bois mort, bouses séchées, paquets d’herbes sèches. Parvati creusa un trou autour duquel elle plaça huit grosses pierres de manière à former un foyer rudimentaire sur lequel on pourrait mettre la viande à cuire. Demain, nous construirons un vrai foyer.

Peu après, Boroméa, Alayani et Lagamar revinrent avec des brassées d’oignons, de poireaux et d’oseille tandis que Coriden, chanceux, ramenait un marcassin. Parvati et Bilge le cuisinèrent. Quoiqu’elle eût mérité une cuisson prolongée, la viande, un rien trop dure, se révéla succulente. Leur meilleur repas depuis longtemps.

« J’ai vu des traces de cerf, déclara Simut en se léchant les doigts.

— Du cerf, répéta Mirash d’un ton rêveur. J’en mangerais bien une cuisse entiere à moi toute seule.

— Je chasserai et je te donnerai des parts de gibier », dit Simut dont le visage s’adoucit.

Parvati remarqua avec quelle tendresse il regardait Mirash. Mirash lui rendit son regard ; les flammes dansaient dans ses yeux roux comme une pluie d’étoiles. Ce qu’il y avait entre eux étonnait Parvati, aurait dû l’étonner, mais elle savait que l’amour surgit de façon imprévisible. Ses sentiments oscillaient entre la satisfaction et la crainte. Elle était contente que sa fille trouve un compagnon ; après tout, Simut était un excellent chasseur et un grand guerrier. En même temps elle connaissait le caractère du jeune homme. Est-ce qu’un homme comme lui peut aimer au point de changer ? Combien de temps avant que reviennent l’aigreur et la colère ?

 Parvati rota derrière sa main et bâilla. Maintenant, les enfants s’endormaient, entassés pêle-mêle sous les couvertures, tandis que la bonne chaleur du feu protégeait leur sommeil. Mara mit son pouce dans la bouche et se pelotonna contre Kiri-risha. Temür les prit toutes les deux dans ses bras et caressa les cheveux de la femme, doucement, caressa son visage. Kiri-risha se détendit. Plus loin Boroméa ronflotait, allongée contre Lagamar.

Parvati ferma les yeux et pensa aux hommes qui avaient réchauffé sa couche, se rappela – avec précision – l’effet que cela faisait d’être embrassée, caressée, pénétrée. Kuresh et Elbek. Partis depuis si longtemps. Contrairement à ce qu’elle avait cru, l’âge n’avait pas endormi ses sens. Poussée par ce besoin, elle avait pris un amant parmi les hommes du clan du Frêne, en avait eu du plaisir. Trop bref, hélas. Ce sera peut-être mon dernier amant. Outre que je ne les trouve guère à mon goût, tous les hommes du clan ont vingt-cinq ans de moins que moi. Excepté Ankidou, son vieil ami, qu’elle considérait à l’égal d’un membre de sa famille. On ne fait pas l’amour avec son presque frère.

Parvati sombra dans le sommeil et elle ne rêva pas. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, elle étira ses membres ankylosés et ranima le feu contre le froid du petit matin. Pas de route aujourd’hui. Ni demain, ni les jours suivants. Après l’interminable voyage à travers les Montagnes noires, après le désert, s’installer quelque part... enfin. Dormir sous un toit, manger à sa faim, être en sécurité. Et bientôt, qui sait ? Ils retrouveraient le plaisir de s’empiffrer sans retenue lorsque la chasse est bonne, de bavarder, d’organiser des concours de lutte à main nue et de tir à la sagaie, de s’éveiller chaque matin chez eux.

Parvati regarda avidement autour d’elle. La lumière, très pure, coulait sur l’herbe et sur l’eau étincelante de la rivière, coulait sur les roches blanches des collines, les rehaussant de teintes liquides. C’est beau, songea Parvati. Un vol de canards, étiré en triangle, passa très haut dans le ciel. Des oies, des perdrix des neiges et des lagopèdes flottaient dans le courant, volaient et se chamaillaient, ne prêtant aucune attention aux hommes. Parvati saliva.

« On va vivre ici », chevrota Abbi à ses côtés. La vieille femme, enroulée dans une peau de renne qui la couvrait jusqu’à la nuque, souriait de toutes ses rides. Dans le camp, tout dormait encore.

« Oui, dit Parvati. Je crois qu’on sera heureux. »