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Tunis, le 4 décembre 2010

Quel superbe café et quelle vue imprenable sur le lac de Tunis ! Je ne me crois toujours pas à Tunis. Je n’arrive pas à détourner mon regard du lac. Les palmiers nains, plantés ici et là sur la pelouse, rajoutent à la beauté des lieux. L’ambiance est chaleureuse, les gens civilisés, les boissons exquises. Garçons et filles sont assis ensemble côte à côte. La plupart parlent un français entrecoupé de quelques expressions arabes, en dialecte tunisien. Je n’entends aucun commentaire désobligeant. Pour la première fois depuis que je suis ici, je me sens calme et détendue. Rien à voir avec l’ambiance suffocante des rues de Tunis, que je parcours pour me rendre à mes cours d’arabe ou faire quelques courses avec tante Neila au marché. Le lendemain de l’incident avec Am Mokhtar, j’ai appelé Donia pour la remercier. Juste avant de raccrocher, elle a insisté pour que je l’accompagne au Mezzo Luna.

— C’est un café de jeunes, j’y vais avec quelques amis, on y passera l’après-midi, après on pourra aller jouer au bowling, tu feras connaissance avec mes amis. Tu verras, tu les aimeras, ils sont cool, comme toi !

Je n’étais pas encore certaine de vouloir aller avec Donia et de faire la connaissance de ses amis. Qu’allais-je bien pouvoir leur raconter ? Pourquoi les aimerais-je, qu’avais-je en commun avec eux ? Certes, ma mère est Tunisienne, mais mon père est Canadien. J’ai vécu toute ma vie au Canada. La plupart de mes amis sont Canadiens. Je parle arabe avec un accent. Malgré les efforts répétés de ma mère pour me donner une identité tunisienne, je n’arrive tout simplement pas à m’identifier aux gens d’ici.

Pourtant, assise dans cette grande salle, je me sens presque chez moi. Les rires qui éclatent, le bruit des tasses de café qui se frôlent, le tintement des glaçons qui s’embrassent et se repoussent, le crépitement du thé vert à la menthe qui coule en faisant des bulles d’air dans les beaux verres décorés de petites arabesques. Je m’enfonce dans mon fauteuil, paisible, soulagée presque, et regarde autour de moi. Donia est assise à ma gauche. Elle est vraisemblablement la chef d’orchestre du groupe. Gentille, mais ferme, elle se fait écouter des garçons, qui l’admirent comme si elle était l’un des leurs. Il y a deux garçons et deux filles dans le groupe. Jamel est le plus proche de Donia. Grand, bouillant d’énergie, il a les mots qui sortent aisément de sa bouche. Ses lunettes lui donnent l’air d’un intellectuel, il semble le plus savant du groupe, le génie à suivre. Est-ce que c’est le copain de Donia ? Son amoureux ? Je le soupçonne, mais rien ne confirme mon intuition, sauf parfois un regard qui dure plus longtemps qu’il ne le devrait, un mot qui ne fait sourire qu’eux deux. Bref, une complicité étouffée et un langage corporel que seuls ces deux-là peuvent déchiffrer. L’autre garçon, Sami, a l’air plutôt timide et réservé. Ses cheveux lisses lui encadrent le visage, lui donnant l’air d’une jeune fille sage. Il sourit beaucoup à Donia et acquiesce continuellement de la tête comme pour signifier qu’elle a toujours raison, mais il ne dit pas grand-chose. Les deux filles s’appellent Rim et Farah. Elles rigolent entre elles en se regardant et en clignant les yeux. L’une a les cheveux gominés, coupés à la garçonne, un petit nez retroussé, des yeux clairs et un peu bridés qui lui donnent l’air d’une chatte à l’affût, prête à l’attaque. L’autre a une grosse tignasse châtaine qui lui arrive dans le dos et qu’elle replace constamment d’un mouvement rapide du bord de la main. Ses yeux noirs font ressortir la blancheur de sa peau. Quelques taches de rousseur parsèment son visage ovale. Rim et Farah m’ont dévisagée en me voyant venir avec Donia. Avant même que nous fassions connaissance, je savais déjà que je ne leur plairais pas. Mes jeans déchirés, mes multiples boucles d’oreilles alignées tout le long du lobe, mon large front bombé, héritage de ma mère, et mes yeux bleus, qui rappellent mon père, tout leur révèle l’étrangère en moi. Même mes cheveux bruns, à ondulation interminable, qui se dressent comme des tire-bouchons sur ma tête, autre héritage de ma mère, cause d’émerveillement, de compliments et d’admiration pendant toute mon enfance au Canada, ne suffisent pas pour qu’elles me considèrent comme Tunisienne. Moi, fille née du mariage de Nadia, la Tunisienne, et d’Alex, le Canadien. Je suis un mélange quelconque, une hybride, une monstruosité née de la rencontre de deux mondes différents, mais qui n’appartient visiblement à aucun des deux. Du moins pas assez ni pour les uns ni pour les autres. Pour le moment, j’oublie les débats métaphysiques déchirants qui m’ont gardée réveillée bien des nuits durant mon adolescence et je me contente de plonger dans l’ambiance sympathique de ce café. J’entends Jamel parler à voix basse.

— Eh, les copains, apparemment, les choses commencent à s’embraser sur le Web, un ami m’a dit qu’une blogueuse a été arrêtée, il y a deux jours…

Le visage de Donia s’empourpre. Je ne sais si c’est le choc de la nouvelle ou la colère. Rim et Farah chuchotent entre elles, elles espionnent deux grands garçons qui viennent de faire leur entrée au café. Sami paraît intéressé par la nouvelle, son visage s’allonge, ses sourcils se haussent, il veut poser une question, sa bouche s’entrouvre, mais il reste silencieux. Les mots le trahissent. Seul son regard le suit. Donia souffle vers Jamel :

— La blogueuse, tu connais son nom ? Qui te l’a dit ? Ne me dis pas que c’est Tounsia 212…

L’instant me paraît grave. Jamal hésite, il lance un regard furtif vers ma direction. Donia semble comprendre son air interrogateur :

— Mais enfin, parle donc ! On est tous copains, lui ordonne-t-elle, en insistant bien sur le « tous » et en regardant vers moi.

Je reste sur ma chaise, sans bouger. Je comprends mal de quoi ils parlent, mais je fais un effort pour me rapprocher d’eux et pour m’intéresser à la discussion. Donia a deviné mon léger trouble.

— Ici, les dissidents politiques sont arrêtés et emprisonnés. Toute allusion à la politique est défendue, on ne peut pas en parler librement, même quand on dessine une caricature, on risque de payer le prix cher, m’explique-t-elle, sans quitter Jamel des yeux.

Sa voix tremble, elle parle tout bas pour ne pas susciter les regards curieux. Mais personne ne nous prête attention, les rires fusent de partout. Dans le café, les esprits sont à la fête, pas à la politique. Rim et Farah se sont levées pour aller aux toilettes. Il n’y a plus que Jamel et Sami qui sont restés autour de notre table. J’ose avancer une question :

— Qu’écrivent-ils ? Que dénoncent-ils, ces cyberdissidents ?

Jamel se penche vers moi et me glisse à l’oreille :

— La misère, le coût de la vie, l’injustice, la dictature et le népotisme, le chômage des jeunes. La blogueuse qui vient d’être emprisonnée en fait partie…

Cette tirade me fait l’effet d’une bombe. Je ne me suis jamais souciée de la politique de ce pays. Et pourquoi je le ferais ? J’ai accepté de venir rafistoler mon arabe et de me familiariser avec la culture tunisienne et c’est tout ! « Peut-être que ton voyage culturel en Tunisie t’aidera à mieux te connaître… », m’a souvent répété ma mère. Elle m’a vanté son pays comme un paradis terrestre, un coin où il fait bon vivre et où les relations humaines sont chaleureuses et vivantes. Un lieu où la vie est submergée de rayons de soleil et de douceur. Dans mon for intérieur, je sais que ma mère, ayant quitté son pays natal depuis des années, exagère les choses dans le but de me convaincre. Je sais aussi qu’elle voit son pays par le prisme d’un romantisme vieillot biaisé par les années, rapiécé par la nostalgie et la séparation. Et si un jour elle y retourne, elle ne s’y reconnaîtra plus. Mais j’ai tout de même voulu saisir cette chance. Croire aux paroles de ma mère et essayer de trouver des réponses à mes questions sur mes racines, sur mon existence et sur mon avenir. Après des semaines de refus et d’hésitation, j’ai décidé de venir jusqu’ici. Je ne me suis pas inscrite à l’université pour un semestre, j’ai fait mes valises et je suis débarquée à Tunis chez les meilleurs amis de ma mère, tante Neila et oncle Mounir.

Je ne sais rien du régime politique tunisien, de la dictature, de l’injustice, de l’oppression ou des cyberdissidents. Ma mère m’en a un peu parlé, mais je n’ai pas fait attention. De toute façon, elle me parle de beaucoup de choses. Même ces derniers jours, quand elle me téléphone ou m’envoie quatre ou cinq messages par jour, je ne la prends pas trop au sérieux. Je pense qu’elle se fait du souci et du mauvais sang pour rien. Et si jamais ma mère avait raison ? Et si jamais quelque chose de bizarre mijotait dans ce pays qui, depuis mon arrivée, me semble toujours ensommeillé ? Donia, ses copains et ma mère ont tous peut-être raison ?

Donia bouge la jambe d’un mouvement répétitif, elle est très nerveuse. Jamel pose sa main sur son épaule et murmure :

— Arrête de remuer comme ça, s’il te plaît, tu me stresses.

Sans le regarder, elle immobilise la jambe. Sami sourit timidement, conscient de la tension qui monte graduellement au sein du groupe.

« Pensez-vous que cette fois est la bonne et que les choses vont vraiment changer ? » arrive-t-il à glisser du bout des lèvres.

Jamel et Donia se regardent. J’observe en silence. Je vois Rim et Farah revenir des toilettes, leurs cheveux bien arrangés et leur maquillage retouché. Visiblement, elles ne vivent pas sur la même planète. Donia répond la première :

— Je n’en ai absolument aucune idée ! S’il s’avère qu’ils ont arrêté Tounsia 212 ça veut dire qu’ils paniquent et qu’ils commencent à baisser la barre. Tout le monde sait que ce que dit Tounsia 212 sur son blogue, c’est presque…

Donia s’arrête un moment pour chercher un mot qui lui échappe. Comme des aimants attirés par le pôle opposé, nous nous sommes tous rapprochés d’elle pour mieux l’entendre. Sa voix se fait très faible, à peine audible.

« Disons, presque banal, oui c’est bien ça, banal… »

Jamel poursuit :

— Mais c’est ce que ce régime déteste le plus. Il veut faire croire à tout le monde que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles…

Sami sourit, il cligne des yeux.

— Oui, c’est bien ça, le monde de Candide…

Sa remarque, bien à propos, nous fait sourire tous en même temps. Mais aussi, elle a eu comme effet de nous détendre. Laisser couler la tension qui s’est accumulée pendant ces quelques minutes. Donia lance un regard furtif à son téléphone.

Puis elle tourne doucement la tête vers Jamel en pointant un doigt menaçant vers lui.

— Eh ! surtout toi, ne fais rien de dangereux, appelle-moi quand tu veux, mais surtout pas de bêtise.

Jamel ne dit rien, sa mine s’est détendue. Il lui lance un regard complice. Sami se lève.

— Je dois partir, les amis, mon père m’a fait une scène la dernière fois quand je suis rentré tard…

Rim et Farah retiennent un rire sournois, elles se parlent discrètement tout en regardant Sami. Nous nous levons tous. Donia paie le thé vert que j’ai bu et le sien. Je n’ai pas le temps de résister. Sami est déjà parti. Rim et Farah ont aperçu un autre groupe de jeunes qu’elles semblent connaître, elles s’excusent et vont à leur rencontre. Donia fait semblant de ne rien remarquer de leur manège. Dehors, le soleil s’apprête à se coucher. Je vois un monsieur, l’air européen, qui fait son jogging le long des berges du lac. Je me crois transportée à Ottawa du côté du marché By. Les cafés, les restaurants, les gens à bicyclette, les spectacles en plein air. Une vision me frôle l’esprit, puis disparaît comme le soleil dont je voyais les derniers rayons se réfléchir sur les bâtiments et les voitures. Jamel parle à voix basse à Donia. Je ne comprends pas tout ce qu’il lui dit. Je retiens les mots « manifestations » et « révolte ». Donia s’approche de moi et s’exclame :

— La vue est magnifique, n’est-ce pas ? On rentre si tu veux bien, le bowling, on laisse ça pour une autre fois.

Je hoche la tête sans trop prêter attention à ce qu’elle me dit. Je réfléchis aux paroles de Jamel et de Donia. Je veux en savoir davantage. Donia conduit sa propre voiture. Le chemin du retour est silencieux. Jamel est assis sur la banquette arrière et moi, sur le siège avant. Tunis se prépare pour la nuit. Les réverbères s’allument, leur lumière blanche scintille dans la pénombre. Les autobus jaunes, vieux et délabrés, ramènent les gens chez eux. Donia dépose Jamel devant une station du métro léger. Il nous lance un simple salut du revers de la main, avant de se fondre dans la foule qui attend. « Le passage », ai-je pu lire sur la pancarte indiquant le nom de la station.

— Est-ce qu’il habite loin d’ici ?

— Il vit dans la cité Ettadamoun, il prend le métro pour s’y rendre, me répond Donia.

— Drôle de nom ! Ce mot ne veut-il pas dire solidarité ? Il me semble l’avoir entendu dans mon cours d’arabe… Pourquoi un quartier de la solidarité ?

— Je ne sais pas. C’est un quartier populaire, assez pauvre. Peut-être avons-nous besoin de plus de solidarité avec ces gens…

Puis elle enchaîne :

« Et alors, comment trouves-tu mon groupe d’amis ? Te plaît-il ? » me demande-t-elle avec son habituelle candeur, que j’apprécie de plus en plus.

— Assez surprenant et excitant ! J’ai appris de nouvelles choses sur Tunis, sur la politique, pas comme dans mes cours d’arabe, qui sont à mourir d’ennui ! répondis-je en laissant tomber mes gardes pour la première fois depuis mon arrivée ici.

Le regard de Donia s’illumine, mes mots lui plaisent, je le sens.

— Eh bien, je pense que tu ne seras pas déçue, je suis sûre qu’il y aura du nouveau dans les prochains jours !

Donia fait allusion à des choses que j’ignore, je ne veux pas la bousculer, je fais semblant de ne pas saisir tout le sens de sa phrase. Elle allume la radio. Une chanson arabe aux rythmes inconnus nous parvient aux oreilles. « C’est ma préférée », me dit-elle en clignant de l’œil, et en souriant. Je me surprends à aimer le rythme et à fredonner doucement avec elle le refrain. Décidément, Donia n’en finit pas de me surprendre. Quand la voiture s’immobilise devant l’immeuble de tante Neila, la chanson est terminée. Donia et moi nous nous embrassons comme de vieilles amies. Elle me serre légèrement dans ses bras.

« Mon cœur ne se trompe jamais, je le sais, une voix me dit qu’on sera de bonnes amies. »

Je ne réponds rien. Je me contente de la serrer à mon tour dans mes bras. Puis, elle remonte dans sa voiture et démarre. J’entends le bruit de sa voiture qui s’estompe dans le soir. Je pousse la lourde porte de l’immeuble. « En pane », puis-je lire en gros caractères tracés d’une écriture tremblotante sur une feuille de carton brun collée à la porte de l’ascenseur. La faute d’orthographe me vole un sourire. Il faut monter les escaliers à pied jusqu’au huitième étage. Je fais une grimace et pose mon pied sur la première marche.