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Tunis, le 12 décembre 2010

C’est décidé. Je vais aller avec Donia à la cité d’Ettadamoun. Après notre conversation, je n’ai pas pu dormir de la nuit. Les paroles de Donia m’ont envahi la tête qui est vite devenue un champ de bataille. Soldat contre soldat. Idée contre idée. Les belligérants s’affrontent, puis chacun se retire dans son coin pour chercher un peu de répit et reprendre de plus belle. Je suis restée éveillée jusqu’au petit matin. Les haut-parleurs attachés au minaret de la mosquée du quartier, l’appel à la prière m’est d’abord parvenu très fort, puis s’est éloigné. Allahou Akbar. La Ilaha ilaAllah. La voix est disparue dans le ciel encore noir. Je discernais chaque mot, je déchiffrais chaque syllabe, je comprenais chaque phrase. Mes paupières lourdes se renfermaient. Mes cils se rencontraient. Finalement, mon corps s’est laissé aller au sommeil. Le champ de bataille a disparu.

Quand je suis rentrée chez tante Neila, après ma rencontre avec Donia, je n’avais qu’une seule envie : faire mes valises et partir. Rentrer à Ottawa. Oublier ce monde compliqué. Retrouver ma routine quotidienne. M’enfuir dans la banalité. Comment en suis-je arrivée là ? Est-ce que je dois obéir à ma mère et la laisser guider ma vie ? Je n’aurais pas dû accepter ce voyage. J’ai trouvé tante Neila et oncle Mounir dans la cuisine. Lui, il coupait une baguette en tranches régulières pendant qu’elle servait de la soupe dans de jolies soucoupes bleues.

— On t’attendait d’une minute à l’autre, s’est-elle exclamée.

Oncle Mounir se contente de me sourire. Il continue d’enfoncer les dents pointues du couteau dans la baguette. Les tranches de pain s’accumulent. Il les met dans un panier en osier. Du rebord de la main, il ramasse toutes les miettes en un petit tas, les met dans sa paume et les porte à sa bouche. La tête renversée, il avale les miettes de pain et paraît content de son geste.

« Viens, mets-toi à table avec nous. Nous avons de la soupe, des bricks au thon et une salade. Un menu de ramadan sans qu’on soit au mois saint. C’est comme ça, je ne savais pas quoi cuisiner… »

Je me force à m’asseoir à table avec les amis de ma mère, qui sont devenus mes amis, ma famille d’accueil. Le cœur gros, les idées confuses.

« Qu’est-ce qu’il y a ? Tu ne sembles pas en forme, m’a demandé tante Neila, le visage déjà inquiet. Tu semblais pourtant très bien ce matin… »

Oncle Mounir vient juste de mettre le panier de pain sur la table. Il tend le bras pour attraper une bouteille en verre remplie d’un liquide jaune verdâtre.

— C’est de l’huile d’olive extra-vierge, naturelle, fraîchement pressée. Un ami me l’a donnée ce matin, en cadeau. Elle vient de son moulin à huile d’olive. Un lieu centenaire. Je peux t’y emmener un de ces jours, si tu veux. Tu verras les grosses meules en pierre pour broyer les olives. Les scourtins, ces gros tapis épais comme des paillassons avec un trou au milieu. Un travail millénaire que tu aimeras, j’en suis sûr. Chez vous, en Amérique du Nord ou plus proche d’ici, en Europe, on appelle ça un produit biologique. On le vend très cher. Mais moi, je le reçois en cadeau. Tiens, goûtes-en avec un peu de pain, tu verras, c’est succulent !

Je reste bouche bée, ne sachant que répondre à ce déluge d’informations inattendues dont oncle Mounir m’inonde le cerveau. Tante Neila lui lance :

— Laisse-la donc tranquille ! Les leçons d’histoire, laisse ça pour une autre fois…

Je soupire :

— Non, non, j’aime bien apprendre des choses. Sauf, que je ne sais plus où donner de la tête. J’ai l’impression que je suis sollicitée par tout le monde pour apprendre plein de choses sur ce pays…

Oncle Mounir ouvre la bouteille et en verse un peu dans une assiette. On dirait qu’il manipule la chose la plus précieuse au monde. Il trempe un morceau de pain dans l’huile couleur or. Il me le tend, la mie imbibée d’huile.

— Tiens, donne-moi ton avis !

Tante Neila paraît agacée. Oncle Mounir feint de ne rien voir.

— Est-ce qu’il y a un problème avec ton amie Donia ? Tu m’avais dit que tu allais la voir. Tu hésitais un peu, n’est-ce pas ?

Je ne sais pas si je vais mettre le morceau de pain trempé dans ma bouche ou répondre à tante Neila. Je reste un moment à les regarder, puis me décide à goûter le bout de pain. Le goût est fort. L’acidité et la douceur se marient dans un amalgame étrange. Un peu comme la gentillesse de tante Neila et la désinvolture prononcée d’oncle Mounir. Je ne sais pas comment réagir à ce mélange.

— Hein, qu’en penses-tu ? C’est miraculeux, n’est-ce pas ?

Je continue à mâcher lentement. Les saveurs opposées se dissolvent une à une. Comme mes idées qui tombent l’une après l’autre.

— Je ne sais pas. Oui c’est bon, mais il y a un arrière-goût. Quelque chose d’un peu fort, d’un peu amer, qui me reste au fond de la bouche.

Pour la première fois, oncle Mounir paraît un peu déçu. Déjà, je regrette ma réponse. Je m’empresse de me rattraper :

« C’est bon, très bon même, mais il y a ce goût… »

— Mais c’est ça, le hic ! Toute la saveur de l’huile d’olive réside dans ce goût amer. C’est justement là qu’est toute la saveur. C’est le goût de l’authentique, ce que recherchent les gens depuis des siècles. La pureté…

Tante Neila n’en peut plus, elle ordonne :

— La soupe va refroidir. Allons, mangeons !

Après le pain à l’huile d’olive, je n’arrive plus à faire passer aucune bouchée.

J’ai la gorge nouée.

Il y a un long moment de silence. Je n’ose pas regarder mes amis. Puis lentement, tante Neila me pose la même question :

« Qu’y a-t-il, ma chère, tu as le mal du pays ? Tes parents te manquent ? Tu n’aimes pas tes nouveaux amis tunisiens ? Donia t’embête ou quoi ? »

— Je ne sais pas. Je me sens tiraillée de partout. J’aimerais retourner à Ottawa. Mais je commence à mieux aimer la vie ici. Donia est très sympathique, mais elle me demande de l’aider et je ne sais pas si je suis capable de le faire…

— L’aider ? s’écrient-ils en déposant simultanément leur cuillère sur la table.

Je remarque de légères traces de soupe sur leur bouche.

Étrangement, je vois la main d’oncle Mounir trembler.

Je ne sais pas si j’ai commis la plus grosse gaffe de ma vie. Mais il faut bien que la famille à qui ma mère m’a confiée sache ce qui se passe. Surtout que les choses commencent à se compliquer.

— L’aider dans sa lutte contre l’injustice, contre la dictature. Dans son blogue, dans son travail avec les jeunes défavorisés de la cité Ettadamoun…

Les visages de mes hôtes se figent. Oncle Mounir se lève de son siège. Tante Neila ne dit toujours rien, elle ferme les yeux.

— Lila, veux-tu venir sur le balcon un moment ?

Je ne comprends pas la réaction de mes hôtes. À ce point-là, ils ont peur du régime dans lequel ils vivent.

— D’accord, j’arrive…

J’ai encore le goût de l’huile d’olive dans la bouche. Tante Neila ne bouge pas. Elle est ailleurs. Les yeux toujours fermés. On dirait qu’elle médite sur sa vie.

D’un pas lent, je suis oncle Mounir au balcon. Il pousse la vitre de la porte-fenêtre qui gémit, avant de glisser sur l’autre moitié. Comme une chatte curieuse, je mets un pied dehors, puis un autre. Un vent humide me frappe au visage. Je frissonne. C’est drôle, je me sens revigorée. Le froid me rafraîchit. Le froid me transporte au Canada, je me sens chez moi. Dans mon milieu. Deux chaises en fer forgé et une table sont installées dans un coin. Une vieille boîte de tomate en acier est remplie de mégots. Oncle Mounir sort toujours après les repas fumer sa cigarette ici, parfois, il y lit pendant des heures. Je le vois de ma fenêtre qui donne sur le balcon.

— Assieds-toi, m’ordonne-t-il presque.

J’obéis. Je commence à avoir peur. Je ne sais pas ce qu’il va me dire. Je veux crier à tante Neila. Mais elle ne viendrait pas à ma rescousse.

Il tire une chaise vers lui et s’assied, met une cigarette entre les lèvres sans l’allumer.

Les mains croisées devant moi, j’attends le verdict.