— Ma vie n’a pas été facile, comprends-tu ?
Les sourcils d’oncle Mounir bougent de haut en bas. Il ne me regarde pas, ses yeux voient plus loin, comme pour puiser dans le passé.
« J’ai trop souffert. Je suis né pauvre dans une famille de cinq enfants qui n’a cessé de déménager d’un endroit à un autre. Aussitôt que mon père terminait la construction d’un gourbi8 avec des pierres, des briques, de vieux morceaux de ciment et de la tôle, nous étions obligés d’en construire un autre. La police ou les délégués de l’arrondissement travaillant pour le parti du Destour9 nous rendaient visite et ordonnaient à mon père de démolir le gourbi nouvellement construit. Il obéissait, mais commençait aussitôt à en construire un autre. La misère vivait parmi nous. C’était un autre membre de la famille. Jusqu’au jour où le délégué du parti est venu proposer un marché à mon père. Le gouvernement allait nous donner une maison, ou disons un logement social, et en contrepartie mon père allait travailler comme gardien de jour pour la municipalité. Mais la seule condition était qu’il ne recevrait aucun salaire. C’était une façon de lui faire payer la maison dans laquelle nous allions habiter. Mon père a accepté. C’était comme choisir entre souffrir plus ou souffrir moins. Il a choisi de souffrir pour nous. Ma mère, mes frères et mes sœurs étaient fatigués de déménager d’un endroit à l’autre, même nos bêtes, les quelques moutons et poules que nous possédions, en avaient marre. Beau temps, mauvais temps, mon père était assis sur une vieille chaise devant l’hôtel de ville. Il devait faire un rapport oral quotidien au délégué. Mon père savait qu’il rapportait les allées et venues de tout un chacun, il savait qu’il était un kaouad, c’est comme ça qu’on appelle les mouchards. Ailleurs, je ne sais pas s’il y a un travail pareil. Quand il n’était pas assis devant la porte de l’hôtel de ville, mon père prenait son âne et sa charrette et allait vendre du fumier aux habitants des beaux quartiers qui avaient poussé là où nous avions déménagé à maintes reprises. Les propriétaires avaient de l’argent et les relations nécessaires pour acheter la terre et y construire des palaces. Mais mon père, lui, n’avait ni argent ni relations. Il a passé sa vie entre une vieille chaise et une charrette. Voilà ce que la misère et l’injustice avaient fait de nous. »
Oncle Mounir s’arrête un moment, puis, toujours en regardant au loin, il continue :
« Je détestais ce que le gouvernement avait fait à mon père et un jour, après avoir terminé la lecture du livre de Karl Marx, Le Capital, j’ai juré à Dieu que je changerais les choses quand je serais grand. Je voulais épargner à ma famille l’humiliation et la pauvreté, mais j’étais trop jeune et trop idéaliste… »
Ce récit me passionne tant que j’oublie mes craintes de tout à l’heure.
— Mais, tu ne voulais pas décrocher la lune, tu voulais juste un peu de dignité, si je comprends bien, pourquoi cela rime-t-il avec idéaliste ?
Il me regarde pour la première fois depuis que nous sommes assis dehors sur le balcon, comme s’il était surpris de me voir là, mais aussitôt son regard repart au loin.
— Justement, défendre sa dignité dans ce pays, c’est presque impossible, c’est comme vouloir décrocher la lune. Quand l’un de mes professeurs a commencé à me prêter les livres de Samir Amin, un économiste spécialiste des pays en développement, c’était comme si je voyais la lumière au bout du tunnel. Je pensais que les problèmes de ma famille et ceux des autres comme nous allaient se résoudre par une révolution. Une révolution sociale et économique. Un « nivellement par le bas », comme on le disait entre nous, tout fiers d’utiliser des mots sophistiqués. Une révolte des pauvres contre le pouvoir politico-mafieux qui contrôlait nos vies. À l’université, j’ai commencé à militer au sein de mon syndicat étudiant. Je n’étais pas communiste à 100 % et je n’étais pas islamiste à 100 %. J’étais un hybride. Un mélange dangereux et explosif. Du moins pour la police et les services de renseignement. Sans que personne ne le sache, je parlais aux ouvriers dans les chantiers non loin du campus. Je leur demandais s’ils voulaient améliorer leur situation financière, avoir accès à des soins médicaux. C’étaient des jeunes gens de dix-sept, dix-huit ans. Ils avaient quitté la campagne, mais en ville, il n’y avait plus de boulot pour eux. Il n’y a jamais eu une réforme agraire sérieuse en Tunisie. Chaque fois, c’était l’échec, suivi de plus de corruption et de plus de chômage pour les jeunes et de plus d’exode rural. Alors, ils venaient travailler comme apprentis dans les chantiers qui se multipliaient dans les banlieues de Tunis, puis ils envoyaient leur maigre salaire à leur famille restée au bled. Je parlais avec ces jeunes, je les encourageais à former un syndicat pour s’unir contre les contremaîtres et les entrepreneurs trop gourmands qui leur versaient un salaire de misère et les laissaient dormir sur les chantiers de construction. Sans assurance ni avantages sociaux. Rien. Ils se contentaient d’une baguette badigeonnée d’harissa et de thé noir à longueur de journée. Certains m’écoutaient avec intérêt, mais plusieurs ne voulaient rien savoir. C’est l’un d’eux, d’ailleurs, qui m’a dénoncé au poste de police. Tu leur tends la main pour les aider, ils la coupent et ils la jettent à la gueule du lion, tu comprends ? »
Je ne comprends pas trop où il veut en venir.
— Est-ce que ça veut dire que je ne dois pas aller avec Donia et son ami Jamel aider les pauvres et dénoncer l’injustice ?
Il ne me répond pas, comme s’il ne m’avait pas entendue.
— La police est venue chez moi deux jours après le déclenchement de la révolte du pain à Tunis. J’avais des camarades qui me tenaient informé de la situation dans les autres villes. Tozeur au sud, Gafsa dans le bassin minier. Avec d’autres étudiants syndicalistes, nous avions décidé de commencer les manifestations à Tunis. Beaucoup de jeunes y ont participé. Nous ne nous attendions pas à beaucoup de violence, mais il y en a eu. Nous étions contre ces augmentations du prix du pain et de la semoule, mais nous étions aussi contre l’injustice, contre le népotisme et pour l’égalité des chances. Nous voulions attirer l’attention de la classe moyenne sur le sort des pauvres. Le chômage, l’humiliation. Qu’on aille à l’école ou qu’on abandonne nos études, ça ne changeait rien à notre situation. Nous restions pauvres. Nous étions les misérables des temps modernes. Le gouvernement nous ignorait, ainsi que le reste de la population. Les jeunes de Djebel Lahmar, la montagne rouge, couleur de danger et de sang, de la cité Ettadamoun, du Sijoumi, de Bab-Souika, tous ces bidonvilles ou ces quartiers populaires, tous ont répondu à l’appel. Ils sont sortis nombreux en réponse aux appels des syndicats, mais plusieurs l’ont fait spontanément. C’était un cri de douleur. Un cri de désespoir.
Je frissonne encore plus. Est-ce le froid ou son récit ?
« Quand on a appris que le gouvernement avait reculé sur le prix du pain, mes camarades et moi on n’a pas su contenir notre joie. On a crié comme des fous. Mais le soir même, la police est venue nous cueillir un à un, comme des souris dans une souricière. Elle nous a giflés, battus, puis jetés en prison. C’est ça, le sort des révolutionnaires. De ceux qui cherchent à changer le monde. »
— Et combien de temps es-tu resté en prison ?
Il retrousse la manche de sa chemise et me montre sa cicatrice. Le serpent me regarde avec intensité. La peau s’est adaptée à la nouvelle texture. Les années et l’oubli ont fait le reste.
— Tu vois, Lila, cette cicatrice me rappelle chaque jour qu’il ne faut pas jouer dans la cour des grands, que même ton syndicat t’oubliera si tu n’as pas les relations qu’il faut. Cette cicatrice me crie haut et fort que les services policiers ne sont pas des enfants de chœur et qu’ils n’hésitent pas une seconde à faire ce que leur supérieur leur ordonne, sinon plus. Je suis resté sept ans en prison. Ça aurait pu être dix ou vingt. Peu importe, les années n’ont plus d’importance. Sept ans, tu imagines ! Ma mère venait me voir tous les vendredis, un couffin à la main et la misère dans les yeux. Sept ans pour avoir fait partie d’une association non autorisée et incité des jeunes à la violence. C’est ce dont on m’a accusé… Je n’ai jamais avoué quoi que ce soit. Même quand ils m’ont coupé la peau de la main avec un tesson de bouteille, je n’ai pas parlé. Je les ai laissés faire et ça les a rendus furieux. Au début de mon calvaire, mon père venait me rendre visite. Il est mort deux ans plus tard. Il avait honte de travailler pour un gouvernement qui lui avait confisqué son fils. Il ne s’est jamais pardonné. Il était très dur envers lui-même. On ne m’a pas donné l’autorisation d’aller aux funérailles. On a dit à mon frère venu la demander que j’étais trop dangereux pour être libéré, même pour quelques heures…
— Et aujourd’hui, peux-tu leur pardonner ? lui dis-je, les yeux humides, trop émue de ce que je viens d’entendre.
— Je n’en sais rien. Je laisse à Dieu le soin de s’en occuper.
Il se tait brusquement. Je veux le réconforter, mais je ne sais que faire. Son histoire m’a donné les réponses que je cherchais depuis que j’avais dit au revoir à Donia.
Son récit m’a remué les entrailles. C’était le maillon qui manquait à la chaîne des événements qui m’ont poussée à venir en Tunisie. Ma mère, le destin ou Dieu m’ont poussée à venir jusqu’à cette terre lointaine. Sous prétexte d’apprendre l’arabe, il y avait un autre plan pour moi. Un plan plus grand, plus subtil. J’ai rencontré Donia. Elle m’a fait sa proposition de l’aider dans sa lutte. Je viens tout juste d’écouter l’histoire horrifiante d’oncle Mounir. Et maintenant, que dois-je faire ? Reculer ? Retourner à la case départ ou me lancer dans une nouvelle aventure ? Me lancer comme oncle Mounir ? Ou suivre les traces de Donia qui a laissé tomber la richesse pour ses idéaux ?
Oncle Mounir se lève.
— Oncle Mounir, j’ai une question pour toi. Je suis sûre que tu es le seul à pouvoir m’aider. Crois-tu que je dois aider Donia dans ses démarches ?
Il me regarde longuement. Sa cicatrice était maintenant cachée par la manche de sa chemise. Le passé s’est déroulé sur sa main. Parti. Enterré par la douleur.
— Quand j’avais ton âge, j’ai suivi mes idéaux… Je n’ai pas hésité. Est-ce que tu es prête à le faire ? Je ne sais pas. C’est à toi de décider…
Il me laisse abasourdie. Sans réponse.
Brusquement, il rentre dans l’appartement et je me retrouve seule, perdue dans mes pensées.