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— Cela fait maintenant plus de trente ans que je commerce avec l’écriture. J’emploie ce verbe, «commercer», à dessein. J’essaie de trouver un arrangement avec elle, je voudrais l’attirer, qu’elle vienne chez moi et qu’elle y reste. Mais il y a un combat dans ma tête qui fait qu’elle rechigne à rester. C’est que ce que j’appelle de l’écriture ne ressemble pas du tout à l’écriture que je produis. J’admire Perec, Proust, Céline, Duras, Flaubert… J’en suis loin. Il faut donc que je me contente de ce que j’ai. Voilà une première démarche qui me prend beaucoup de temps. Dès qu’il s’agit de mes propres relations à l’Écriture, c’est le constat quotidien de ma médiocrité. Pourquoi vouloir écrire? Pourquoi ne pas faire autre chose? Quand je n’en peux plus de ne pas avoir un livre en chantier… Je l’ai en tête, mais je ne sais pas l’écrire, je n’ai pas de manuscrit, seulement des mots, des commencements, des bouts. Il arrive un moment où je n’en peux plus, alors je me lance, je mets de côté le mauvais jugement que je porte sur moi. Tant pis, j’y vais. Alors là commence la deuxième démarche: je sais le sujet du livre, je sais aussi le rythme et le ton que ce livre doit avoir, et pourtant le livre ne se fera que si je suis libre. Autrement dit, je dois ouvrir la porte de mon inconscient et le laisser s’emparer des structures très précises que mon désir a préparées. Le livre m’échappe, je le rattrape. C’est toujours la bagarre entre mon désir inconscient et mon désir conscient. Les deux sont importants. Je ne dois pas favoriser l’un pour l’autre. Je vais comme un équilibriste, je me mets en danger, mais ce danger m’attire. Celle qui écrit est plus courageuse et plus honnête que moi.

— Plus honnête?

— Oui, je ne peux pas frimer avec l’écriture. Je ne peux pas mentir, écrire pour séduire. C’est le meilleur de moi qui écrit, voilà pourquoi je dis que mes livres sont meilleurs que moi. En tout cas, celle qui écrit est humble, alors que je ne le suis pas toujours dans la vie quotidienne. Je dois dire que l’écriture m’a prise par surprise. Je suis entrée en analyse et, immédiatement, j’ai commencé à écrire sans savoir que je faisais du livre. Je remplissais des pages d’écriture. C’est donc par effraction que j’ai mis les pieds dans la littérature, car ces pages sont devenues mon premier roman. C’est mon cinquième livre, La clé sur la porte, qui n’était pas un roman, qui m’a propulsée au rang des best-sellers et le sixième, Les mots pour le dire, qui m’a assuré cette place.

La plupart des écrivains veulent l’être depuis toujours ou presque. Moi pas. Je n’ai jamais songé à être écrivain dans ma jeunesse. J’aimais les mathématiques et les sciences. Si j’ai fait des études de philo à l’université, c’est parce que j’étais amoureuse d’un garçon qui était agrégatif de philo. Et puis en faisant de la philo, je pensais faire de la logique et ainsi continuer à faire des maths de façon plus féminine… Quand j’y pense! De mon temps, une fille qui faisait des maths à l’université n’était pas normale. En fait, je n’ai pour ainsi dire pas fait de logique puisque la chaire de logique était vacante à l’université d’Alger et qu’un vague maître-assistant nous donnait quelques cours. J’ai fait seule des études de logique, n’importe comment, mais avec obstination. J’étais loin de la littérature et loin de penser à écrire des romans.

Vers l’âge de quinze ans, j’ai lu énormément. J’avais la chance d’appartenir à une famille qui possédait une bibliothèque de plusieurs milliers de livres. Il y avait là le fond de la littérature occidentale. Les livres étaient magiques, je vivais avec eux, ailleurs, à côté. Ma famille me posait des problèmes: mes parents avaient divorcé. C’était les Atrides chez moi, les passions, les haines, les déchirements, les sacrifices… Ils me pompaient l’air, ils me terrorisaient. Selon les imprécations qui me tombaient sur la tête, je pouvais devenir bonne à tout faire, putain, bonne sœur du jour au lendemain. Heureusement, il y avait les livres! Les héroïnes et les héros de mes livres, je ne voulais pas y toucher. Ils étaient parfaits. Leurs destins ne pouvaient pas être différents de ce qui était les leurs dans les pages d’un certain bouquin, rangé à un certain endroit de la bibliothèque. De mon lit, je voyais leurs dos reliés ou brochés. Là mourait Madame Bovary; quelques livres plus loin, les Russes torturés de Dostoïevski se déchiraient l’âme et le cœur jusqu’au crime, jusqu’à la mort; un peu plus loin, Œdipe aveugle se perdait dans ses fautes qui n’en étaient pas; en dessous, Madame de Cambremer continuait à présider une table où se tenaient des propos qui me faisaient rire aux larmes. Swan était cocu, Jason vivait avec les Argonautes une existence de corps expéditionnaire, Iphigénie mourait sacrifiée pour que les dieux envoient un vent favorable à la flotte de son père, Odette installait ses catleyas entre ses deux seins… Ils étaient tous là, parfaits, pas question de changer quoi que ce soit à leurs vies. Ils attendaient que j’ouvre le livre à n’importe quelle page, que mes yeux attrapent un mot, une phrase, et leur histoire se déroulerait exactement de la même façon qu’à la première lecture. Et même, connaissant l’histoire en entier, je goûterais mieux chaque séquence, chaque angoisse, chaque plaisir, chaque agonie, je détaillerais les mots. Délivrée du suspense, je me livrerais à la beauté ou à l’habileté de l’écriture. Les héros et les héroïnes seront inséparables de leurs auteurs. Bovary Flaubert. Kamarasov Dostoïevski. Jason Euripide…

Je me souviens d’avoir pleuré après avoir fini la lecture de certains d’entre eux. Je pleurais parce que je ne pourrais plus jamais les lire pour la première fois, les découvrir. Je me souviens de la nuit où j’ai terminé Madame Bovary. La dernière page à peine lue, j’ai repris la première, mais je savais tout. J’étais trop jeune pour m’intéresser à Flaubert, à son écriture. Je ne comprenais pas que sa manière de raconter l’histoire m’avait autant, sinon plus, touchée que l’histoire elle-même. Je ne pensais qu’à Emma, à Homais, je sanglotais.

Je garde de Kristin Lavrandsdatter, le gros roman en je ne sais plus combien de volumes de Sigrid Undset que j’avais lu au début de mon adolescence, un goût de framboise, de champagne, de fête.

Les livres, quels monuments! Je n’avais jamais osé me croire capable d’en faire un. Et puis, pendant la guerre, j’avais connu André Gide, Saint-Exupéry, ils venaient chez moi, habitaient chez moi. André Gide avait fui l’occupation allemande, je le détestais. Lui-même n’adorait pas les petites filles… Saint-Ex faisait la guerre. Un jour, il n’est pas revenu… un crève-cœur. Il avait une petite tête ronde, des yeux bridés, en haut d’un corps immense. Il aimait beaucoup les enfants, il était de ces adultes qui leur donnent l’impression qu’il n’y a pas de distance entre les grands et les petits. L’un et l’autre étaient des personnages si importants pour ma famille, de si grands écrivains, qu’il ne me serait jamais venu à l’esprit d’être écrivain moi-même.

Je ne sais pas pourquoi je me suis mise à écrire. Des personnages sont venus, des mots les ont fait évoluer. Des mots s’imposaient, qui modifiaient les caractères, me faisant prendre des chemins imprévus, à cause des nuances. Paisible, tranquille, calme, sereine? Sereine. Ce sera sereine et rien d’autre. La sérénité me faisait entrer dans un monde particulier qui n’était pas celui de la tranquillité où je croyais aller, ni celui de la paix, ni celui du calme… Avec le mot montait à la surface non seulement mon inconscient, mais aussi l’inconscient collectif. Ainsi, tout au long des lignes, des pages, s’opérait une chimie qui faisait qu’au bout du compte le livre était mon livre, mais aussi le livre de tout le monde. Chaque livre appartient à ceux qui le lisent autant qu’à celle ou celui qui l’a écrit. Chaque lecteur lit son livre. Les héros et les héroïnes sont ce que chaque lecteur en fait. Alors, mais alors seulement, j’ai commencé à m’approprier les personnages que les autres avaient offerts à mon imagination. Je leur inventais une autre vie que celle qui leur avait été écrite.

Un jour j’ai écrit, c’est sorti de moi comme un cri, comme du sang, comme du pus. C’était en moi, ça sortait, ça me faisait du bien, c’était normal. Je ne sais pas pourquoi. Écrire, pour moi, n’est pas raisonnable, ce n’est pas une construction raisonnable, c’est un besoin, un instinct, une fonction… nécessaire et incontournable, comme la respiration ou le battement des cils.

— Curieux de vous entendre parler en ces termes de l’écriture. À vous lire, on ne croit pas qu’elle est un si grand souci pour vous.

— Oui, je sais. Puisque je ne trouve pas l’écriture que je cherche, qu’au moins j’écrive clairement et simplement. Je m’efforce à ça, à la simplicité et à la clarté. Mes livres sont faciles à lire. Tout le monde peut les lire, ce n’est pas pour ça qu’ils n’ont pas d’intérêt. Je ne sais pas écrire un roman «grand public», comme on dit. Je n’ai rien fait pour que mes romans soient énormément lus dans le monde. J’en suis la première étonnée et ravie. À chaque fois que je commence un livre, je crois que je vais perdre ceux qui me lisent. Je me mets en danger. Je sais que je ne dois pas penser au lecteur, car, alors, l’écriture s’envole, je ne la trouve pas. Je n’écris jamais un livre avec l’idée des autres en tête et encore moins avec une idée de vulgarisation. J’écris, je cherche l’écriture, je lui cours après. Je cherche des rythmes qui aillent avec mon désir. Aujourd’hui, je suis consciente de ce besoin violent de m’exprimer. Violent et blessant: il me pince, me griffe, il me fait des petites coupures partout, un peu plus profondes que des griffures. Tout cela est, somme toute, superficiel. Juste assez pour être insupportable – le sang coule à peine, il perle, il sourd. Il me faudrait une grosse hémorragie – je ne peux pas ne pas me rappeler mes hémorragies passées. Le plus grave, c’est de n’avoir pas de livre en tête et même de penser que je ne sais pas écrire, que je ne sais pas ce que c’est qu’un livre, que j’ai écrit des sortes de documents et que maintenant je n’ai plus rien à écrire.