— Le livre que je devrais écrire, celui qui me délivrerait, qui me permettrait de progresser, je ne peux pas l’écrire. Je ne peux pas écrire tout ça, c’est trop proche de moi. Il faut que je trouve une distance et je n’y arrive pas. La vraie histoire me ligote. Ce que je ne sais pas écrire, c’est le dégoût, le mépris. Je n’ose pas dire que je les traîne depuis tant d’années. Maintenant que j’ai écrit tout le reste et qu’il n’y a plus que ça, maintenant qu’il reste tout ça, l’écriture s’en va. Elle n’a pas la force, pas le courage. Raconter une histoire῀? Des personnages῀? Lesquels῀? Et pourquoi faire ça῀? Pour exister, pour me sortir de l’angoisse. L’idée des 143 pages est née là. Raconter la déchéance d’une femme. Seulement ça῀: sa déchéance. Sur une période d’une quinzaine d’années ou d’une vingtaine. Éviter de raconter l’avant et l’après de cette déchéance. Déchéance n’est peut-être pas le mot. Dégradation῀? Mutation῀? Surtout ne pas écrire pourquoi et comment au départ. Faire de ce morceau de vie un bonzaï, une vie réduite à cette période où tout change en elle.
Cela arrive à cause d’un homme. Bien sûr, on pourrait dire que cette femme était faite pour rencontrer cet homme. Ou, en tout cas, qu’elle était mûre pour le rencontrer. Mais il vaudrait mieux découvrir ces raisons au cours du récit. Peut-être sont-elles seulement à deviner.
La première fois, c’est à La Coupole. Une tablée de gens qui se connaissent à peine ou pas du tout. Huit ou dix personnes aux conversations vagues. Ils tâtent le terrain pour essayer de comprendre de quoi ils sont faits. Elle est assise à côté de lui. Elle le trouve moche, même affreux. Il mange salement, il bave. Il a un estomac haut, comme s’il était «῀enceint῀», qui forme un plateau en dessous de son mufle. Les miettes et les gouttes s’accumulent là, sauçant, croûtant, sur cette proéminence. Elle n’est pas contente, elle pensait passer la soirée chez et avec un lunetteux qui l’amusait, et puis des connaissances sont arrivées chez lui. Ils ont décidé d’aller dîner au restaurant. Elle a suivi. Elle s’est trouvée assise à côté de l’homme. Cette soirée allait être la barbe. Elle calculait que ça se terminerait tard, qu’elle n’aurait pas envie de retourner chez le lunetteux et qu’elle aurait mieux fait de rentrer chez elle. Maintenant, elle entretenait une conversation avec le bonhomme, bien obligée. Lui, il était venu accouplé à une petite truie, une jolie femme courte sur cuisses au visage malin et glouton, assise à l’autre bout de la table. Parfois, pendant le dîner, elle lui jetait des phrases agressives par-dessus la tête, à la barbe des autres. Apparemment, l’agression était leur manière de communiquer, car leurs passes d’armes ne surprenaient personne et ne les empêchaient pas de rire et de manger de bon appétit, elle surtout. Ils allaient très bien ensemble. Pourtant elle était petite, il était grand, elle était plutôt jeune, il était plutôt vieux, elle parlait en abondance, lui était taciturne, elle projetait, il intériorisait. Quelque chose les unissait. Elle n’aurait pas su dire quoi. Elle les voyait pour la première fois. Plus tard elle saura.
Mais plus tard n’est pas intéressant. Ce sont les instants qui importent. Fragments de temps qui font l’Histoire dans sa durée interminable. Ces scènes, saynètes qui sont des clés. Après, la porte s’ouvre, on entre dans une autre pièce. On n’aurait pas pu y entrer si la clé n’avait pas fonctionné.
Ce soir d’ennui, il a dit le nom d’une personne qu’il connaissait bien. Ils se sont mis à parler de cette personne. Tout à coup il était curieux, il devenait fouineur. Étonnant, pour quelqu’un d’aussi épais, cette capacité à la subtilité, à la légèreté.
À Paris, la pluie. Les trottoirs luisants. L’odeur de l’automne. L’été est fini, il a laissé de la verdure qui pourrit et sent l’humus. Idée que, dans la campagne, les champignons sont sortis. La femme se sent légère, elle va rejoindre l’homme. Cette pensée la rend heureuse. Elle le veut. Elle désire sa présence. Il sera à sa table de travail, comme lové sur elle, comme s’il voulait l’incorporer. Elle a les clefs, au cas où il serait absent, où la jolie truie le retiendrait ailleurs.
La femme croit tout ce que dit l’homme. Il a dit que c’était fini entre la jolie truie et lui. Que c’était fini, qu’il la larguait en douceur. Parce que ce n’était pas dans sa manière de larguer violemment une femme. Que, maintenant, sa femme, c’était elle. Elle le croit. Pourtant il lui défend de répondre au téléphone quand elle est seule dans la chambre. Et souvent, quand ils sont ensemble, il reçoit des appels auxquels il répond avec empressement. Même s’ils sont en train de faire l’amour, il s’arrête. Il parle par monosyllabes. Elle entend les vociférations dans l’appareil. Il raccroche. C’est rien, c’est pas grave. Il est tout débandé. Au début, elle voulait continuer à faire l’amour, entretenir la relation, elle le branlait. Mais non, ces conversations mobilisaient ailleurs l’énergie de l’homme, c’était le désastre de ce côté-là.
Plus tard, elle apprendra que la petite truie était sa femme, qu’elle le trompait, qu’il en souffrait, qu’elle voulait divorcer, qu’il ne le voulait pas.
Mais avant de le savoir, d’en avoir la certitude, elle a été torturée par les tenailles des petits et des grands mensonges.
L’homme mentait beaucoup, aussi bien pour cacher ce qui lui était pénible et qu’il aurait pu partager que ce qui lui était pénible et qu’il ne pouvait pas partager. Il était attendrissant comme un enfant renfermé, un enfant sage. Les relations entre l’homme et la femme s’embourbaient dans les mensonges de l’homme. Elle avait l’impression de s’enfoncer dans un marécage. Elle n’arrivait plus à en sortir. Tout était suspect et au lieu de laisser tout tomber elle se donnait du temps, juste ce qu’il faut pour le confondre. Advenait alors, toujours, un petit mensonge charmant. Quelque chose de si simple qu’elle fondait, elle pardonnait῀: il est tellement naïf, tellement démuni, tellement fragile. Elle restait.
Je ne peux pas raconter l’histoire de la femme, l’histoire qui commence à La Coupole, parce que je l’ai vécue. Je sais par expérience que le vécu ne s’écrit que lorsqu’il est transposé. Sinon l’écriture est bâillonnée par l’histoire, il n’y a plus d’écriture, il n’y a plus rien, une anecdote, c’est tout. Je n’écris vrai qu’en m’éloignant de la vérité.
Dans le fond cette femme-là, la femme de La Coupole, est-ce qu’elle n’est pas tombée sur ce type parce qu’on lui avait dit qu’un jour elle serait punie῀? Est-ce qu’elle n’a pas deviné que ce bonhomme pouvait être la pire des punitions à endurer῀? Un châtiment qui dépassait la gamme de tous les sévices qu’elle avait pu subir. C’est qu’elle était une pécheresse. Ses péchés n’étaient pas gros, mais elle n’arrêtait pas d’en faire. Une femme de trente ans qui a un métier, qui a une santé normale, qu’est-ce que ça fait comme péchés῀? De la gourmandise, de la concupiscence, un peu, du mensonge, de la luxure, juste ce qu’il faut pour ne pas trop s’ennuyer, entretenir un suspense, que ça passe. Pas grand-chose, mais en quantité. Et l’image de l’enfance, indélébile῀: la mort du pécheur et la mort du chrétien, dans le catéchisme de l’arrière-grand-mère, une relique ultra-précieuse. Le pécheur dans les convulsions de l’agonie sur un grabat avec des diables qui le tirent par les pieds et la chemise de nuit vers les flammes de l’Enfer qui ont envahi tout le dessous du lit, le bonnet de nuit de travers, si bien qu’on ne sait pas si le pécheur grimace parce que le bonnet de nuit le gène ou parce qu’il souffre. Affreux῀! Le chrétien qui meurt, lui, au contraire, est allongé calmement sous un baldaquin, les draps bien tirés, brodés, pas chiffonnés comme les draps du pécheur et des anges aux quatre coins du lit qui vont le hausser jusqu’au paradis que le chrétien regarde obstinément, en extase, déjà loin de ce bas monde.
Il est là sur son divan. Enfin, ce n’est pas un divan, c’est un siège pour deux personnes. Ni fauteuil ni divan. Le mot chauffeuse… chauffeuse῀: chaise basse à haut dossier pour s’asseoir auprès d’un feu, d’un four, d’une chaudière. Siège bas et rembourré sans accoudoirs… Pas une chauffeuse, donc, mais un siège bas et sans accoudoirs en cuir sombre. C’est elle qui lui a fait acheter ce meuble pour son salon. Il y en a deux comme ça et un long divan pour quatre personnes. En cuir sombre. Une table carrée au milieu, laide, en faux cuivre, avec une plaque de verre… Du toc, quelque chose qui a abouti chez lui comme ces déchets abandonnés au coin des rues.
Mais ça n’a aucune importance puisqu’il ne prête aucune importance aux objets.
Ses chattes se sont fait les griffes sur le cuir et elles se sont tellement acharnées à certains endroits qu’elles l’ont crevé. Elles y ont fait des trous par où commence à sortir du rembourrage laineux. C’est pourtant du beau cuir épais et souple. Ce n’est pas la peine de pleurer sur le gâchis que ça représente, sur le prix de ces sièges, puisqu’il s’en moque. Après tout c’est chez lui, ce sont ses affaires, pas les siennes, ça ne la regarde pas.
Ça ne la regarde plus.
Il est là sur son divan, elle voit les griffures, elle voit l’acharnement des bêtes à l’angle du dossier, tout près de l’endroit où il appuie sa tête. Elle connaît le bruit qu’elles font quand elles s’y mettent, elle l’a entendu mille fois, dix mille fois. Elle est à côté de lui au coin du grand divan, elle le regarde, elle regarde le cuir abîmé et elle ne pense qu’à ça, à la distance qu’il y a entre encore «῀ça ne me regarde pas῀» et «῀ça ne me regarde plus῀», aux années que représentent ce «῀plus῀», aux jours empilés en semaines, en mois, en années, en deux décennies presque. Il a fallu tout ce temps pour qu’elle puisse passer de l’irrité «῀ça ne me regarde pas῀» au froid «῀ça ne me regarde plus῀».
Détachée. Elle s’est détachée, enfin. En même temps que le soulagement vient la crainte, l’idée du danger. Partir après avoir largué les amarres. Le formidable bonheur de la liberté et le regret mesquin du port empuanti d’eaux croupies, de toutes ses ordures, de la rouille, des poissons en décomposition, des cordages effilochés des cargos, des filets crevés. Regret de l’abri où l’eau épaisse est plate, où le mazout fait des arcs-en-ciel fluctuants, où les parois frétillent de leurs couleurs éclatantes. Il y a longtemps, plusieurs années, que son appareillage se prépare. D’abord, elle s’est délivrée des amarres. Plus rien ne la retenait au quai. Ensuite, elle a navigué dans l’embouteillage des carcasses abandonnées, des bateaux de plaisance, des barques de pêcheurs. Elle a fait ce chemin jour après jour depuis trois ans, cinq ans, depuis plusieurs années. Elle pense même qu’elle n’a jamais voulu rester/être dans ce port. Elle ne sait pas, peut-être, en tout cas elle a failli y rester toujours. Enfin aujourd’hui elle est à la sortie. Sa proue est déjà dehors, sa poupe va passer entre la balise verte et la balise rouge. Mais pour sortir vraiment, il faut que la sirène de son bord hurle le départ officiel. Elle ne veut pas s’en aller à la sauvette. Elle part, voilà, elle l’annonce au directeur du port. Il n’y aura pas l’ombre d’un doute. Elle n’abordera pas par hasard la haute mer, la griserie de la navigation solitaire, elle partira parce qu’elle l’a décidé, responsable de son plaisir autant que des dangers qui se présenteront.
Il est là sur son divan. Elle sait qu’il a défoncé ce siège au point que personne d’autre que lui ne peut s’y asseoir. C’est qu’il ne s’y assied pas, lui, il s’y vautre. Pour s’installer là, il faudrait non seulement prendre sa position en travers, mais aussi mesurer un mètre quatre-vingt-dix, peser cent et quelques kilos, replier sur soi-même de grandes jambes maigres, avoir un estomac haut et proéminent et avoir une tête à la fois lourde et longue qui s’installerait dans le creux précis du dossier que ses cheveux ont huilé et assombri, juste au-dessus de l’endroit massacré par les chattes. Les chattes n’ont aucune importance. Il ne s’y intéresse pas. Il ne les regarde pas. Il a toujours eu des chattes et si elle l’a toujours connu indifférent aux meubles et aux objets, elle ne l’a pas toujours connu indifférent à ses chattes. Au début, il avait deux siamoises dégénérées, deux bêtes tristes, l’une n’avait qu’une seule dent dans la gueule, elle était née comme ça. Elle ne se nourrissait que des vomis de sa sœur. Elles étaient répugnantes et touchantes. Elles avaient abouti chez lui comme la table du salon. Abandonnées par quelqu’un qui n’en voulait plus, probablement. Parfois il les caressait.
Elle pense que c’est en le regardant faire avec ses chattes qu’elle a appris les choses les plus importantes qu’elle sait de lui. Ça lui prenait tout d’un coup῀: il fallait qu’il les touche. Le besoin surgissait brutalement, elle n’a jamais su discerner les prémisses de cette envie, peut-être n’y en avait-il pas. Peut-être était-ce comme les battements du cœur ou le clignement des paupières – quelque chose d’essentiel qui se fait sans désir. Il se levait de son bureau ou de son lit et il essayait d’en attraper une ou même les deux s’il le pouvait. Ce n’était pas simple parce qu’elles le fuyaient, elles avaient peur de lui. Il leur couraillait derrière. Il les traquait. Elles fusaient. Au préalable, il avait fermé les portes. Ils étaient tous les trois dans la pièce qui, en l’espace de quelques secondes, devenait une jungle, une savane à safari, un champ de tir. C’était la guerre. Lui immense, énorme, elles rachitiques mais vives. Il s’entourait les mains d’un papier journal parce qu’elles griffaient, mordaient, crachaient. Malgré ces précautions il avait toujours des morsures ou des éraflures aux bras, croûtes ou cicatrices roses qu’il caressait par moment. Elle dit qu’ils étaient tous les trois parce qu’elle ne comptait pas.
Elle était à son poste de secrétaire, attablée devant la machine à écrire, en suspens. Quand il s’est levé, ils étaient au milieu d’une phrase. Pour eux, elle était absente. Les chattes ne cherchaient pas refuge auprès d’elle. Quant à lui, il se livrait sans masque à sa traque, il était tout entier abandonné à l’indécence de sa pulsion. Indécence parce qu’elle regardait. Indécence pour elle, pour elle seulement. Parce que, lui, il était dans le désir impérieux, dans l’urgence de satisfaire un besoin qui se satisferait quoi qu’il en soit, un désir qui était plus fort que lui. Il y avait de la jubilation et de la souffrance dans les expressions de son visage et dans ses gestes. Sa grande figure faite de boursouflures et de fissures s’animait. Le chaos de ses traits habituellement affaissés et figés se raffermissait. Sa vie avait laissé des marques à la manière des chandelles, en dégoulinades qui, à travers leur immobilité actuelle, laissaient imaginer des fêtes anciennes, une clarté paillarde, mais aussi une intimité tendre et des nuits d’enfance avec des cauchemars et des curiosités palpitantes. Il avait d’ordinaire, malgré sa laideur, un visage touchant. Mais là, dans sa chasse, de la jeunesse surgissait, une beauté, une fraîcheur, une allégresse, une fragilité. Elle avait l’impression de le voir tel qu’il était avant d’avoir été atteint par les saisons de l’univers et le regard des autres, intact, bouleversant. Et inoubliable. Par la suite, et quoi qu’il arrive, elle n’oubliera jamais ce qu’elle a vu là, dans ce moment de folie absolue, dans cette sauvagerie insensée, dans cet espoir forcené, dans cette pétulante cruauté, dans ce bonheur de vivre, de dévorer, de tuer. Inoubliable. Toujours, comme une berceuse, dans les pires moments de délectation, l’écho de cette jeunesse magnifique, de cette innocence, reviendra, apaisant sa haine, provoquant son pardon, faisant qu’elle acceptera l’humiliation.
Il est là sur son divan, déchu, pitoyable, elle va partir, elle est venue pour lui dire ça, qu’elle va partir, pour de bon, pour toujours. Plus rien ne la relie à lui, il l’ennuie, il ne l’intéresse pas. Elle voit son visage de fouillis et la vieillesse qui l’a travaillé en le sapant, en le lessivant, l’usure s’est faite par l’intérieur, les affaissements de ses chairs sont vides, de la peau qui tombe sur la peau, les muscles ont disparu avec le sang, la pâleur et le rosâtre des vieux a tout envahi… Elle ne l’a jamais vu abandonner le combat. Ça durait le temps que ça durait. Il finissait toujours par la capture d’une bête, parfois des deux. Ses gants de papier étaient en charpie. Il s’en débarrassait prestement avec des mouvements de chat. Alors commençait la torture. Il leur faisait prendre des positions horribles. En général, la tête entre les pattes de derrière. À ce stade-là, elles se laissaient faire, elles couchaient leurs oreilles et émettaient des grognements de haine. C’est tout. Pas de coup de patte. Les griffes encore sorties au repos. Une fois qu’elles étaient comme ça – en gros, le museau écrabouillé dans le trou du cul –, il les caressait par de grandes caresses récurrentes, l’une après l’autre, les doigts de sa main libre s’allongeaient, s’assouplissaient, il les faisait aller et venir sur le poil hérissé des bêtes par saccades, en serrant les mâchoires. Puis il les lâchait et ne s’en occupait plus, il ne les regardait même pas fuir. C’était un spectacle laid, très laid et qui était pourtant nécessaire. Elle ne sait pas pourquoi il était nécessaire. Elle s’en voulait de le trouver nécessaire. Pendant tout le temps que durait cette chasse, elle éprouvait de la répugnance pour cet homme, elle se disait῀: «῀C’est terminé, je ne peux plus travailler avec lui. Il est immonde.῀» Et puis, à la fin – malgré la soumission des chattes, ou peut-être à cause d’elle –, elle éprouvait du soulagement, une sorte de satisfaction. C’était bien. Ils recommençaient à travailler sans faire le moindre commentaire sur ce qui venait de se passer.
Ambiguïté de la soumission. Perversité du sacrifice consenti. Les chattes ne prenaient aucun plaisir à ses caresses.
Hormis sa course délirante, elle l’a vu grimper jusqu’en haut de la bibliothèque qui touchait le plafond. Lui, avec son poids – au risque de tout faire s’écrouler sur lui et de se blesser gravement, hormis cette aliénation réjouie à laquelle il se livrait, il n’obtenait aucune satisfaction. Il savait qu’à un moment elles préféreraient abandonner plutôt que de poursuivre le sauve-qui-peut absurde. Elles ne pouvaient pas perdre, elles étaient plus lestes que lui, mais elles se lassaient du chassé-croisé monotone à travers la pièce dont la superficie ne dépassait pas une trentaine de mètres carrés. Elles se lassaient de cette agitation, et, sentant l’obstination du maître, elles se laissaient capturer afin de retrouver la vie silencieuse et mystérieuse qu’elles menaient toutes les deux dans les ombres et les pénombres de la maison. Il le savait, mais il préférait jouir de la conclusion, des postures grotesques qu’il leur faisait prendre, de ses caresses répétées, comme si c’était une victoire. Personne n’était dupe῀: ni lui, ni les chattes, ni elle.
Pourquoi l’idée d’un port est-elle liée à la rondeur, à l’eau, à la baie, alors que les jetées rectilignes, les angles des quais qui s’y articulent, les flèches verticales des grues, les raideurs du béton et du métal qui structurent généralement les lieux devraient lui donner l’idée d’une géométrie rigoureuse, d’une rigidité῀? Pourquoi est-ce que dans le mot «῀havre῀» elle n’entend que la tendresse et le repos῀? Pourquoi est-ce qu’elle ne voit pas le calcul, la nécessité, l’intelligence froide῀? Pourquoi faut-il qu’elle laisse la passion déformer ou façonner les moindres secondes de sa vie῀? Pourquoi faut-il que ce soit l’archaïsme et non la modernité qui s’impose à elle en premier῀? Et encore… archaïsme est un grand mot pour désigner ce qui la prend῀; le plus souvent, ce serait plutôt de vétusté qu’elle est atteinte, ou de désuétude. Des passions fanées sont plantées en elle comme des glaïeuls dans un champ, bien alignées, à bonne distance les unes des autres, les rouges avec les rouges, les roses avec les roses, les blancs avec les blancs, raides, bons à être cueillis pour des restaurants, pour l’autel d’une messe, pour un yacht, pour un buffet de gala, pour le goulot étroit d’un vase gagné à la Foire du Trône.
Des passions fanées qui sont des passions quand même et si bien enracinées qu’il lui faut du temps pour s’apercevoir que ce sont des passions qui ne lui appartiennent pas complètement, qu’elles sont des fleurs qui viennent de sa terre, mais qui n’ont pas été semées par elle. Elle les nourrit, elles sont pleines de sa substance, mais elles ne sont pas son genre. Personnellement, elle n’aime pas les glaïeuls et pourtant elle en produit.
Elle va partir, elle va le quitter, mais parce qu’elle est là, chez lui, parce qu’il est là en face d’elle, parce que cette maison et cet homme ont été si longtemps son port, une sorte de chagrin flotte en elle. Un homme comme un port. Ce glaïeul-là. Planté depuis la nuit de ses temps. Ses bras autour d’elle. Ronds. La sécurité de sa maison. La protection que sont pour une femme un homme et sa maison…
Elle a beau savoir que cette fleur-là est peut-être la plus fanée de toutes celles qu’elle porte, elle vit toujours, elle est là, elle fait que sa gorge est serrée et que ses yeux la piquent.
Depuis quelques années, il ne joue plus avec ses chattes. Ça lui a passé. Ce sont de nouvelles chattes. Des chattes de gouttière, bariolées. Les siamoises sont mortes. Celles-là sont venues après῀; quelqu’un les lui a offertes. Quelqu’un qui savait qu’il aimait les chattes. Il ne les a pas beaucoup remarquées. Au commencement, il a vaguement essayé de les torturer, vaguement. Puis il ne s’en est plus du tout occupé. Peut-être parce que ce ne sont pas des chattes de race. Peut-être parce qu’elles sont plus saines que les siamoises. Peut-être parce que quelque chose a cédé en lui, un affaissement, l’entrée dans le vieillissement. Elle ne sait pas. Elle essaie de savoir, elle lui a demandé un jour pourquoi il ne jouait plus avec les chattes. Il lui a répondu῀: «῀Elles sont idiotes.῀» Il n’avait pas envie de parler d’elles. Mais il s’est mis à parler avec effusion d’un chat qu’il avait possédé dans le temps, qui s’appelait Berlingot.
— Et tu le torturais aussi῀?
— Il ne se laissait pas faire. Il courait des jours entiers. Il ne rentrait que pour manger et dormir. Il était épuisé. Il se battait. Il rappliquait sale, puant, les oreilles déchirées. Quand il était repu et reposé, il refoutait le camp. Il savait ouvrir les portes. Il ne se laissait pas faire.
Il avait dit ça avec une sorte de nostalgie.
Le chapitre des chats était terminé pour lui. Elle a compris qu’il se résumerait à Berlingot. Que c’était Berlingot qui avait fait naître en lui son intérêt pour les animaux, que le souvenir de Berlingot s’était peu à peu effacé et que les chats n’auraient plus jamais d’importance.
Il est là sur le divan… Ses mains sont extrêmement belles, à la fois longues et charnues. Elle les a regardées parce qu’elle pensait aux caresses qu’il donnait aux chattes.
À l’époque où elle venait ici chaque jour, où c’était devenu en quelque sorte chez elle, elle s’est souvent demandé pourquoi les gens tenaient à y laisser quelque chose῀: les chattes, la table cassée, tout un ensemble de salle à manger, bien d’autres meubles et objets. Des choses inutiles pour lui, laides en général. Pourquoi῀? Pour éviter les frais de garde-meubles ou de pension pour animaux῀? Parce que les pièces étaient nombreuses et grandes῀? S’agissait-il de traces ou simplement de déchets῀? Elle n’a jamais vu personne venir récupérer son bien. L’appartement, soigneusement épousseté par la concierge discrète qui entrait et sortait sans qu’on s’en aperçoive, avait l’allure d’une salle des ventes. Le bric-à-brac inutilisé accroissait l’impression de vacuité que lui donnait ce lieu. Et puis, de ce fatras venaient des relents de passé, des sortes de soupirs, peut-être des règlements de compte, toute une vie morte, enterrée῀: un cimetière. Car c’étaient le plus souvent des femmes qui faisaient ces dépôts, des femmes de sa famille, d’anciennes maîtresses. Des femmes qui n’avaient aucune importance pour lui. Parfois elles venaient. En général, elle ne les rencontrait pas. Elles restaient peu de temps. Il les recevait au salon, elle entendait ouvrir la porte où se trouvait ce qu’elles avaient abandonné. Elles repartaient en laissant à chaque fois derrière elles un parfum trop lourd, comme si elles avaient répandu un flacon. Pourquoi῀? Pour persister῀? Pour être là quand même, malgré elles, malgré lui῀? Il n’avait jamais eu d’enfant.