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— Peut-on regretter ses cauchemars? D’où vient ma tristesse? C’est l’âge, ce sont les années accumulées. C’est la distance. La distance: l’espace de temps nécessaire à la narration d’une histoire. Sans m’en rendre compte, j’ai laissé faire le temps et, tout à coup, ma vie devient une histoire. C’est-à-dire un événement figé et terminé autour duquel je peux tourner, que je peux raconter. Comme si toutes les années écoulées jusqu’à aujourd’hui étaient désormais dépourvues de vie, mortes pour ainsi dire. Je croyais savoir cela très bien, que chaque jour nouveau fait mourir les jours passés, mais je ne le savais pas. Il ne les fait pas mourir, il les ternit, les jaunit, les enjolive ou les efface, il ne les tue pas. Ce n’est pas une question de jours, mais une question d’âge. Ma vie actuelle est récente, je suis jeune dans la vieillesse, mais je n’ai plus tant d’années à vivre. Comme dans l’adolescence, j’ai peur de ne pas savoir construire mon futur, d’autant plus que mes capacités physiques sont moins grandes, que je ne suis plus féconde, que, donc, je ne peux pas projeter mon avenir dans un être qui sortirait de moi.

En prenant de l’âge, j’y étouffe parce que je peux de moins en moins être inconsciente. Je ne peux plus faire aussi facilement l’autruche. Le terme approche, inéluctablement, comme on écrit dans les romans à suspense. Inéluctablement, que je le veuille ou pas, et je ne sais toujours rien. Je crains moins mon ignorance. Alors que la véritable urgence s’impose, celle de ma fin, l’urgence intellectuelle, celle qui est le lot de tout le monde, est pourtant moins angoissante. J’accepte mieux mon impuissance. On dit que la vie est bien faite, que les choses viennent à point, que c’est dans l’ordre des choses, moi je prends ce calme relatif pour de la résignation, un échec, une défaite. Je me suis tant battue pour comprendre, comment accepter que j’abandonne le combat comme ça.

En face, un mur de briques rouges où zigzague un escalier de fer. Un mur américain. Entre la fenêtre de la chambre et le mur de briques, une dizaine de mètres où descendent des flocons. Sans arrêt. Depuis des heures. Elle ne peut pas écrire que la neige tombe; ce verbe implique une lourdeur qui lui va mal.

Elle est dans son lit, elle voit ça par la fenêtre de la chambre: cette incessante descente de particules blanches. Sur les marches de l’escalier métallique, les flocons se déposent et forment une couche qui a déjà plusieurs centimètres; trois, quatre, cinq? Elle ne sait pas. Cela n’a pas d’importance. Elle n’a rien à faire dehors, rien à faire dedans non plus. Juste regarder la neige quand elle ouvre les yeux. Quand elle les ferme, elle est ailleurs, dans des lieux où la neige n’existe pas ou très peu.

Avant, une fois elle avait vu tomber de gros flocons chargés de pluie, même pas complètement gelés, qui fondaient à peine arrivés au sol. Ils s’étaient entassés sur le sommet des pins parasols et, à force, leur poids avait fait tomber ces arbres hauts de vingt mètres. Ils avaient basculé, mettant à nu la tignasse brune et échevelée de leurs racines: un désastre. C’était il y a très longtemps, quand elle portait son premier enfant. Le mur, quoiqu’américain, est déjà ancien. Les briques sont irrégulières et noircies par la pollution. Il y a longtemps qu’elle le regarde, pourtant il lui reste étranger. Lui, il est d’ici, il reste chez lui, elle, elle est d’ailleurs. Elle est d’Alger ou de Paris, d’Alger surtout.

Elle écrit Paris parce qu’elle y a longtemps vécu: vingt-sept ans. Vingt-sept fois trois cent soixante-cinq. Ça fait beaucoup. Ça fait énormément de rues, de trottoirs, d’immeubles, de bruits, d’odeurs, de lumières. Il y avait des marronniers qui poussaient le long de la voie de chemin de fer qui menait les chevaux à l’abattoir, du côté de la rue des Mouillons. Souvent, le train stationnait là, en bas des bâtiments où elle logeait. Les chevaux ruaient et leurs sabots heurtaient les murs de bois des voitures. Parfois ils hennissaient. Bruits incongrus dans ce quartier de béton. Elle regardait par la fenêtre de sa chambre et elle apercevait la tête des bêtes à travers les barreaux des ouvertures oblongues de certains wagons.

La première fois qu’elle a fait l’amour, c’était dans un hôtel. Il y avait des calèches qui stationnaient dans la rue en attendant les touristes qui voudraient faire le tour de la ville, se balader sur le front de mer, regarder la Méditerranée. Les chevaux patientaient tête basse et par moments donnaient des coups de sabot pour chasser les mouches qui les harcelaient. Ils battaient leurs semelles de fer contre l’asphalte. Un bruit sourd. Il faisait chaud. L’homme au-dessus d’elle respirait fort et cognait gentiment, avec obstination, son hymen, jusqu’à ce qu’il cède enfin, jusqu’à ce qu’il s’ouvre, comme la vanne qui libérait l’eau du bassin d’irrigation des jardins de son enfance.

Elle sait où elle est: elle est à Montréal. Elle sait qu’elle est chez elle: un appartement clair, peu de pièces, mais vastes. Elle sait que c’est l’hiver, qu’il fait froid. Ce froid-là est un étranger, un ennemi. Froid comme effroi.

Au commencement, elle s’adapte au froid, elle copie ceux qui le connaissent: chaussettes de laines, bottes fourrées, bonnets, gants, fourrure, foulards. Plusieurs foulards: un pour le cou, un pour la tête (sinon sous le bonnet), un pour le visage (nez, bouche). Peu à peu, elle abandonne parce qu’elle oublie toujours quelque chose, alors le froid la prend aux genoux, ou à la taille, ou aux poignets, ou aux yeux, ou au front. Maintenant elle subit: elle ne sort pas. Elle reste dans son lit, au chaud. Elle regarde.

Elle est en exil là, à Montréal. Loin de son pays, loin de tout. Elle ne connaît personne. Personne ne la connaît.

Il y a eu la guerre et, après, l’errance. Un pays, un autre, des villes, des appartements, des années. Nulle part chez elle, partout chez elle, la liberté, le vide.

Elle s’est trompée toujours.