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NOUS PARLIONS BEAUCOUP. Nous nous taisions beaucoup aussi. Je me souviens de longues contemplations dans lesquelles nous tombions, à ne rien faire d’autre, à laisser notre pensée aller librement où elle voulait. Sans rien dire, sans poser de questions. Nous étions à la fois sérieux et joyeux, légers et graves. Il se passait quelque chose de chaleureux entre nous. Une connivence.

Je suis persuadé qu’elle voulait écrire ou qu’elle avait voulu écrire quelque chose d’important. Que peut-être c’était là qu’elle avait échoué. Toujours avec ce malaise qu’elle ne sait pas définir. Quelque chose de profond, si profond qu’elle ne le sait pas, elle ne le voit pas.

Écrire son histoire, l’histoire de cette femme. Essayer de la cerner, de la préciser.

Quels sont les désirs de cette femme assise dans un fauteuil d’osier, sur une terrasse, sous une tonnelle de bignonias?

Désir de quoi? Son équilibre est fragile. Son désir vient avec des mots, des images, et puis il disparaît. Les images sont les dernières à s’effacer. Les mots, avant elles, presque en même temps que le désir, ont fui. Il ne reste rien. Seulement des flashs, des clichés, de l’imaginaire qui la propulsent ou la stoppent. Des souvenirs d’enfance précis qui lui reviennent. Elle a beau savoir l’importance de l’inconscient et la richesse des albums de la mémoire, elle s’étonne pourtant de voir ressurgir des instantanés tout frais, intacts, incompréhensibles. Elle a réglé ses affaires, c’est derrière, c’était avant. Avant quoi?

Tout est enregistré, rien ne sort de la mémoire même l’arrière-plan de l’image que l’œil a vu sans y prêter attention, même le fond sonore que l’oreille a écarté pour écouter autre chose, même la température que la peau a sentie alors qu’elle ne se prêtait qu’à la caresse ou à la souffrance, même l’odeur de nuit ou de jour quand parvient seul aux narines le parfum des glycines ou celui du port. Tout s’entasse pêle-mêle et dans ce bric-à-brac, elle choisit le matériel qui constituera son souvenir. Son souvenir personnel.

Mais cela n’empêche pas que le reste est là, intact, en elle, et accessible – malgré le désordre et la multiplicité – dans la fraction de seconde où le désir, la peur ou la nécessité devra ou voudra s’en servir. Tout est là, non seulement ce que elle a vu, entendu, senti, connu, mais aussi ce que les autres ont exprimé dans leurs regards, leurs gestes, leurs mots, leurs architectures, leurs industries, la diversité de leurs expressions même si elle ne l’a pas compris, même si cela lui a échappé. Elle a saisi tout cela malgré elle et grâce à elle simplement parce qu’elle est vivante et que le cerveau des humains est fait comme ça. Ainsi se transmet jour après jour, d’un être à l’autre, la totalité de l’expérience des gens, à travers les siècles et les reliefs. Ce qui n’existe pas encore, pour elle, c’est ce que son corps, d’une manière ou d’une autre (que ce soit en marchant, en lisant, en entendant…), n’a jamais rencontré. Ce qui n’existe pas est son avenir, sa surprise. Son présent, lui, est fait de son vécu et du vécu de ceux et de celles qui l’entourent, d’une connaissance qui a des milliers d’années, peut-être des millions d’années.

Tout passe par son corps en train d’exister, par ses sens, ses cellules. La pensée la plus intelligente, l’abstraction la plus subtile ne naîtront et ne s’exprimeront que par de la matière vivante. Morte, elle ne reçoit rien et elle ne donne rien. Son cerveau ne laisse plus de trace, ou plutôt, sur l’écran de contrôle s’inscrira une ligne droite interminable obstinée, infinie, que l’on dira plate.

À Chicago, cet hiver, un dimanche après-midi, la glace au bord du lac Michigan a cédé sous le poids d’un enfant de quatre ans qui courait après sa luge, et devant son père il a disparu sous la glace plus épaisse. Il a fallu vingt et une minutes pour que des hommes-grenouilles le ressortent noyé, cœur arrêté, mort. Le petit garçon a été transporté immédiatement à l’hôpital pour enfants de la ville, où des médecins l’ont examiné après l’avoir réintroduit dans un milieu glacial. L’enfant a retrouvé un rythme, il est resté quelques jours dans le coma, puis il a recommencé à vivre. Il a fallu lui réapprendre à manger, à marcher. Trois semaines plus tard, il est revenu à l’état normal. Son cerveau, apparemment, n’avait subi aucune lésion. Les médecins ont expliqué que l’enfant avait retrouvé instinctivement le mécanisme archaïque qui fait que les mammifères marins qui ont besoin de respirer à l’air libre sont toutefois capables de vivre en plongée prolongée. Le petit Américain avait retrouvé ses ancêtres phoques et marsouins. Les médecins qui l’ont sauvé ont aussi expliqué que la même histoire était arrivée à une fillette de neuf ans et qu’ils n’avaient pas pu la sauver. Elle avait déjà une connaissance trop humaine du froid, de l’eau, de l’air…

L’inconscient collectif, l’intelligence claire de l’innocence… La connaissance et l’ignorance…

Et tout ça s’accumule dans la mémoire, forme des strates. À neuf ans, la couche d’informations reçues est déjà si épaisse et le fouillis si grand qu’il est difficile, presque impossible, de retrouver le trésor du commencement, la dot de l’information innée. Presque impossible parce que le choix du souvenir personnel est réglementé par un pouvoir autoritaire, sévère et répressif. Le pouvoir ne veut pas donner librement accès à la mémoire pour la bonne raison qu’il a lui-même fait un choix qu’il impose. Ce pouvoir est très ancien, il a souvent oublié la raison pour laquelle il a fait ce choix. Il devient alors stupide et exerce ses droits imbéciles et stupides.

Au cours de sa psychanalyse qui a duré huit ans, elle a plusieurs fois affronté la terrible rigueur du pouvoir alors qu’ayant épuisé le magma de ses souvenirs, elle essayait d’aller au-delà, dans l’inconscient, dans la mémoire. Pendant quelques années elle a été terrifiée par une hallucination: un tuyau, dans certaines circonstances, venait s’adapter à son œil droit. Au bout de ce tuyau, il y avait un œil qui la regardait avec indifférence, mais avec vigilance. Il la surveillait et pourtant il n’avait aucun intérêt pour elle. L’œil était dans la clarté, c’est-à-dire qu’il ne s’embouchait pas exactement au tuyau, il n’y avait pas d’intimité entre lui et elle. Pendant ce temps, son œil gauche, lui, voyait ce qu’il y avait à voir: des gens qui passaient, un commerçant qui lui parlait, une réunion de collègues, une affiche publicitaire… Les spectacles que ses deux yeux avaient à voir simultanément n’allaient pas du tout ensemble et cette hétérogénéité l’angoissait au point qu’à chaque fois elle croyait n’avoir plus qu’à mourir. Mourir pour que cela cesse. Mourir pour que ça ne recommence pas.

Elle écrit «affronté», car il s’agissait d’empoignades au cours desquelles son corps souffrait. Les défenses de la conscience sont si grandes qu’on ne les franchit pas sans se faire mal. Les poumons s’obstruent, le cœur se serre, les muscles tremblent.

À cause des études qu’elle avait faites, elle croyait savoir que l’hallucination relève plus de la psychose que de la névrose et que la psychanalyse ne peut pas faire grand-chose pour une psychosée. Elle évitait donc de parler à son analyste du tuyau et de l’œil méchant jusqu’à ce qu’elle ait épuisé la masse de ses souvenirs et l’analyse des réflexions que leur manipulation faisait naître. Cela a pris du temps, des mois et des mois.

Et finalement, cela s’imposait, il fallait qu’elle parle de l’hallucination. Elle savait qu’elle ne progresserait plus si elle n’abordait pas le sujet. C’était devenu une question de vie ou de mort. Si elle ne parvenait pas à comprendre ce que c’était que ce regard, elle n’avait plus qu’à se suicider ou à retourner à l’hôpital psychiatrique. Elle a donc fait ça, elle s’est mise à décrire minutieusement le tuyau et l’œil, chaque détail de l’image immuable qui l’affolait, elle avait conscience de s’engager dans une action périlleuse. Les mots qui sortaient d’elle ressemblaient à des pas exécutés avec précaution, des pas pour la sauver. Les phrases venaient, porteuses de souvenirs récents qui étaient liés aux apparitions de l’hallucination. Rapidement, elles en entraînèrent d’autres. Une porte s’était ouverte, elle ne pouvait plus la fermer. Elle s’est mise à transpirer. Les paroles sortaient d’elle comme les mètres et les mètres de ruban multicolores sortent de la poche pourtant plate du prestidigitateur. Elle a eu la sensation de se mystifier elle-même, de se jouer un tour. Un tour extrêmement dangereux qui mettait sa vie en jeu. Sa voix articulait en mots des images que sa conscience découvrait, alors qu’une partie d’elle les reconnaissait. Dédoublement encore plus insupportable que l’hallucination. Deux moi: elle sur le divan, trente-quatre ans, une femme dans le cabinet calfeutré d’un homme qui l’écoutait; et elle, trois ans, écartelée sur les toilettes d’un train, maintenue là par sa mère. Il fallait qu’elle fasse là et pas dans sa culotte. Le bruit des roues roulant à toute allure sur des rails était insupportable, entre ses jambes grandes ouvertes elle voyait au bout d’un tuyau enduit de merde le sol grisâtre et les traverses brunes défiler à toute vitesse. Elle allait être aspirée, engloutie, fracassée. Trente-et-un ans plus tard, tout était intact, non seulement les moindres détails de l’événement, mais la peur. Elle voulait s’arrêter de parler, elle ne voulait pas vivre ça encore, elle résistait. Une douleur alors s’est installée dans sa tête, dans le cervelet, une douleur si intense qu’elle s’est mise à crier. Elle a cru, au vrai sens du terme, perdre la tête. Ni sa volonté ni son désir n’avaient aucune prise sur cette souffrance incroyable qui lui arrachait le fond du crâne. Un petit bruit était venu s’ajouter au tintamarre du train, elle a vu qu’il fallait qu’elle s’accroche à ce bruit. Quel bruit? Qu’est-ce que c’est que ce bruit? Comment trouver sa source. Il fallait faire vite, le mal n’était plus supportable. Docteur, aidez-moi! Aidez-moi. Le docteur ne bougeait pas, elle n’avait aucun secours à attendre de lui, il fallait qu’elle reste avec ses mots, ses images, agrippée à l’insignifiante bouée du petit bruit mécanique. Alors c’est venu tout de suite, d’un coup: c’était le jour où on l’avait présentée à son père qu’elle ne connaissait pas, dehors, dans un bois de pin; elle a eu envie de faire pipi, on l’a déculottée et installée accroupie et pendant qu’elle s’exécutait elle a entendu le bruit. Elle s’est retournée. Son père, avec une caméra, la filmait. Cet œil monstrueux qui lui était poussé émettait un tac-tac-tac régulier, un léger ronronnement métallique qui lui faisait peur et l’indignait. Elle s’est levée et malgré l’entrave de sa culotte, elle est allée vers lui, il filmait toujours et elle l’a battu de toutes ses forces pendant qu’il riait.

C’était fini. La douleur a disparu immédiatement, entraînée par les quelques mots qui la délivraient de l’hallucination. Elle s’est d’abord amusée à faire entrer et sortir l’image sans la moindre crainte, retrouvant les détails — la culotte Petit Bateau avec ses boutons, ses sandales achetées pour l’événement, son pipi qui giclait entre elles, en moussant, sur la terre grumeleuse, la lumière, l’heure (c’était après sa sieste) –, identifiant la qualité de l’effroi de son enfance avec celui de ses trente-quatre ans (exactement le même), découvrant son courage et sa violence; elle avait été capable d’attaquer ce qui la terrifiait et de se battre contre mille fois plus fort qu’elle. Elle ne se lassait plus de faire passer et repasser le film. Après, elle a analysé tout ça. Surtout la conscience qu’elle avait déjà de son sexe, la peur d’être prise par-derrière, le viol, son agressivité, sa capacité d’affronter le danger. Et puis le souvenir de la raclée terrible qu’elle a reçue après, parce qu’elle avait battu son père, parce qu’elle ne s’était pas conduite comme une petite fille, parce qu’elle avait été mal élevée alors qu’une conduite décente et réservée aurait prouvé la bonne éducation que lui donnait sa mère. La punition avait été si sévère et la honte si grande qu’elle avait tout enfoui le plus profondément possible, elle avait même oublié le rire de son père qui approuvait sa conduite, admirait sa hardiesse.

Elle a déjà écrit cette histoire et si elle l’a reprend ici, ce n’est pas pour la raconter encore, mais parce que, les années passant, ses angoisses anciennes ayant disparu, ce qu’il lui reste de l’expérience, c’est son corps, le souvenir de la souffrance, la certitude qu’il se passait physiquement quelque chose: une bataille pour garder la mémoire dedans. Son corps, quelques années plus tard, refusait de laisser sortir de nouveau ce que le bébé avait exprimé par sa révolte. La scène était mignonne, charmante, c’est la punition, après, qui lui a donné un poids si lourd.

Je me suis rappelé la description de la vague qu’elle faisait dans les 143 pages, dans laquelle elle se faisait rouler, où elle perdait pied, où elle perdait le sens du haut et du bas, du commencement et de la fin jusqu’à ce qu’elle sente à peine un peu de terre ferme et que lui vienne alors l’urgence de reprendre pied, sinon ce serait fini pour elle. Je devais être ce peu de terre ferme, cette sensation de terre ferme.

Je crois que tous les deux, nous en avons été heureux, nous en avons profité comme on profite d’un soleil d’hiver, d’une chose précieuse qu’il faut garder ou protéger. Elle a dit:

— Est-ce que c’est un roman que nous allons publier?