Sans faire figure de modèle, l’exemple de Marie montrera clairement comment l’art-thérapie opère et permet d’être en direct avec ses émotions, au-delà de « l’intention » de l’image mentale que l’on fabrique, et des mots que l’on utilise pour « l’expliquer ». Il montre aussi comment l’art-thérapie exploite nos « productions psychiques » pour leur donner une forme, un sens, voire une parcelle de poésie.
«Marie, ou le corps dans la cave
Lorsque Marie, quarante-cinq ans, vient consulter, elle a déjà deux années de psychothérapie à son actif. Consciente que sa séparation récente d’avec son compagnon n’est pas due à la malchance ni à la fatalité, elle souhaite reprendre un travail sur elle-même. Les scénarios de répétitions sont douloureux mais nous confrontent à ce que nous n’avons pas su régler ou dépasser.
Pendant plusieurs séances, Marie parle de sa vie, et dessine à ma demande quelques scènes qui configurent la place de ses proches dans son histoire familiale. Je lui demande ensuite de se représenter avec ses enfants. Ses dessins sont des esquisses exécutées rapidement au crayon. Marie fait également quelques modelages en terre. Lorsque nous regardons ensemble ses productions, elle réalise que les personnages féminins n’ont pas de bras, « parce que je les ai dessinés rapidement », commente-t-elle. Mais en creusant la question du pourquoi, elle avoue le sentiment d’impuissance qui l’anime et dit que « les bras lui en tombent ». Au-delà de la tristesse due à l’échec de sa vie amoureuse, je décèle aussi une grande colère, très contenue.
À la séance suivante, je lui propose d’exprimer avec l’outil de son choix (peinture ou terre) son sentiment d’impuissance et de colère Elle choisit une très grande feuille de papier qu’elle accroche au mur, un très large pinceau et de la peinture noire. Avec beaucoup d’énergie, elle étale de larges traces de peinture dans tous les sens, visiblement sans se poser de question et sans souci du résultat. Au bout de cinq minutes, elle pose son pinceau en disant : « Bon, je crois que j’ai fini. »
Nous nous asseyons à deux mètres de sa peinture et ce recul fait apparaître des formes beaucoup moins abstraites qu’elle ne le croyait. Je demande à Marie ce qu’elle voit, et au bout de quelques secondes elle dit y découvrir la forme d’une poussette avec un bébé qui porte une sorte de scaphandre. Étonnée elle-même de cette image qui s’impose, elle se défend d’avoir voulu mettre quelque intention que ce soit dans sa gestuelle et dit : « J’ai fait n’importe quoi1. »
C’est toujours ce n’importe quoi, cet acte manqué qui révèle des choses importantes…
Marie est visiblement émue de découvrir ce qu’elle a produit malgré elle et, sans vouloir déterminer si cette image qui lui a « échappé » est due au hasard ou si elle est le reflet de son inconscient, il lui apparaît nettement qu’elle entre en résonance avec son histoire. Elle résume en quelque sorte le nœud de son problème que les séances suivantes vont mettre à jour : l’étouffement par une mère envahissante et directive, ou ressentie comme telle.
C’est bien cette production qui, ce jour-là, lui permet de sortir du récit des événements anecdotiques de sa vie et de se reconnecter avec ses émotions d’enfant, très certainement sources de sa difficulté à mettre en place la vie qu’elle souhaite.
Marie viendra me voir pendant plus d’une année, et chaque séance sera l’occasion d’une mise en forme – par la terre, le dessin et d’autres moyens d’expression – des questions que ses expériences douloureuses ont fait émerger. Elle comprend et surtout elle voit, à travers ses productions, comment les schémas relationnels de son enfance, et en particulier avec sa mère, se sont déplacés vers ses relations amoureuses.
On travaillera souvent d’après ses rêves, cette source de savoir profond pour celui ou celle qui veut bien s’y attarder. Et un jour elle me raconte un rêve qui sera l’annonce de la fin de sa thérapie :
« Je rêve que mon corps, c’est-à-dire mon cadavre, se trouve dans ma cave. Je suis la seule à le savoir et je descends me regarder dans l’obscurité humide. Je vois bien que je suis morte, froide et immobile, je sais aussi que je n’ai pas le droit de garder mon corps défunt dans ma cave, mais j’ai du mal à m’en séparer. Je fais venir des amis pour qu’ils constatent que je suis morte… tout en étant toujours vivante, puisque je m’observe ! Personne n’est donc vraiment triste. Je décide de garder encore un peu mon « double » et je retourne le voir plusieurs fois. Puis cela commence à sentir mauvais, les amis l’attestent et me disent qu’il est grand temps de me débarrasser de ce corps, de ce Moi qui n’est pas moi et qui commence à se décomposer. Je décide alors que c’est le moment de sortir le corps de la cave, je me sens tout à fait d’accord pour le faire même si je suis un peu triste. Mon rêve s’arrête là. »
Marie dit que c’est la froideur de ce corps qui l’a le plus touchée, « un corps inapte à l’amour ». Elle donne forme à ce rêve, très allégorique, en modelant « son cadavre » en terre, elle y ajoute quelques objets et deux boules pour symboliser ses deux enfants… Il y a un nœud à la place de son ventre, qui est ouvert2. Nous regardons ensemble ce qu’elle a produit et je lui demande de m’en parler.
Marie comprend qu’elle a fait un chemin de deuil, qui n’est pas seulement lié à une séparation réelle comme avec son ex-compagnon, mais que c’est elle qui a accepté de devenir autre. Elle a pris conscience que certaines ruptures sont d’abord à effectuer avec soi-même, sans quoi le risque de se répéter perdure. Son « double », mort dans la cave, cette partie souterraine de son habitation, métaphore de son inconscient, est la partie d’elle-même dont il fallait qu’elle se sépare. « Trop en demande, trop amoureuse, trop dépendante », comme elle le dira elle-même.
Marie viendra encore trois fois en séance, elle me racontera qu’elle a emballé sa petite « momie » en terre dans un bout de drap blanc, avec les objets, les mauvais souvenirs, la mère envahissante et les amants du passé. Elle n’a gardé que les deux petites boules. Un jour elle va au bord de la mer et jette le tout dans l’eau. Une amie qui l’accompagne la prend en photo. Elle me la montre, on dirait quelqu’un qui lâche un petit oiseau dans le ciel.»
Les émotions et les souvenirs qui nous habitent – qu’ils nous rendent tristes ou heureux et même ceux que nous avons réussi à tenir à distance – nous suivent comme un fil conducteur plus ou moins visible tout au long de notre vie. D’où l’importance, lorsqu’ils nous submergent, de les symboliser afin de leur donner une (juste) place.
Notre vie est une succession de phases de développement qui nous permettent de grandir au sens large du terme. C’est ce que fait Marie lorsqu’elle se sépare de cette partie d’elle-même restée trop longtemps dans une forme de dépendance à sa mère… et aux hommes qu’elle a aimés.
De la grande fusion avec la mère à la naissance, indispensable pour la construction du Moi, jusqu’à l’autonomie à l’âge adulte, notre vie est une suite de découvertes de nos besoins, de confrontations à la réalité et aux attentes de notre entourage. Somme toute, la vie n’est qu’une succession de rencontres et de ruptures, avec soi et avec autrui, où nos choix et les renoncements qu’ils entraînent – mais aussi tout ce que nous ne maîtrisons pas – nous poussent en avant. Franchir les caps vers l’autonomie comporte des plaisirs et des frustrations qui, à leur tour, affectent nos émotions, notre corps et nos motivations.
Si nous arrivons à composer avec ce qui se présente dans notre vie, parfois malgré nous, à nous adapter ou à résoudre les conflits et problèmes, notre ego s’en trouve renforcé et nous pouvons continuer à grandir.
Si, à l’inverse, nous sommes dépassés par des événements traumatiques ou par une enfance qui ne nous a pas permis de créer les nécessaires outils d’adaptation face aux traumatismes ou aux carences, les phases de développement peuvent s’en trouver influencées et elles affecteront notre confiance en soi et notre amour propre. Si par exemple les premières personnes qui entourent un nouveau-né n’ont pas pu répondre de façon adéquate, c’est-à-dire avec amour, à ses besoins fondamentaux, le manque de sécurité de base risque de lui créer une difficulté relationnelle précoce. De même, si son environnement matériel ne lui permet pas de l’investiguer et donc de développer sa créativité, cela aura des conséquences sur son développement psychomoteur.
Personne ne peut prédire comment un être humain va être capable de gérer son avenir en dépit des pleins et des vides qui ont marqué les premières années de son existence. Là où, pour l’un, les altérations de la vie affective vont créer une soif d’amour sans fin, l’autre restera toute sa vie dans le déni de cette soif, fuyant vers des substituts insatisfaisants. Ou bien il se fera une raison…
Pour qu’on puisse s’adapter, se maintenir, survivre en quelque sorte, des mécanismes de défense se mettent en place, le plus souvent de façon inconsciente. Ces « écrans de protection » peuvent rester une vie entière, avec le danger de maintenir en même temps un faux self, ou moi clivé. Le « clivage » est la séparation avec une partie de soi où s’opposent deux affects : l’un prédisposant à tenir compte de la réalité, l’autre déniant cette réalité pour lutter contre l’angoisse. Il s’agit donc d’un mécanisme de défense, une forme d’adaptation face à des situations traumatisantes dans lesquelles nous ne reconnaissons pas nos véritables affects au point de ne plus les ressentir comme faisant partie de nous-mêmes. Ils nous font mettre des « masques » ou dire que tout va bien alors qu’une tempête invisible fait des ravages à l’intérieur. Le mot « clivage » vient du néerlandais klieven, qui veut dire « fendre un corps minéral, un diamant brut dans le sens naturel de ses couches lamellaires ». Toutes ces couches et ces parties séparées du Moi sont pourtant bien les différentes facettes de nous-mêmes. Les « masques » peuvent glisser, voire tomber un jour ou l’autre lorsque les failles de l’enfance entrent en résonance avec des situations de vie qui précarisent à nouveau la personne, et c’est parfois le « prix à payer » pour devenir vraiment soi.
De façon plus ou moins spectaculaire à travers un sentiment de mal-être diffus, des scénarios de répétition, des actes manqués, des maladies, des comportements d’addiction, de dépression ou encore d’accidents corporels, la personne est confrontée à ses plus ou moins vieux démons. Si tous les problèmes de la vie ne sont pas obligatoirement liés à la petite enfance, il est évident que ce qui nous a été donné pendant cette période primordiale de la vie renforce, d’une certaine manière, notre système immunitaire affectif et biologique, notre faculté à rebondir en cas de difficulté. Parfois, à l’adolescence ou à l’âge adulte, des événements plus tardifs imposent des remaniements importants de l’image de soi et de ses projets de vie, comme la perte d’un proche, un divorce, le chômage ou encore un handicap dû à un accident corporel.
En thérapie nous sommes confrontés à ces mécanismes de défense, bien que le fait d’accepter de faire une thérapie soit déjà le premier signe que le patient baisse les armes, ne serait-ce que parce qu’il reconnaît avoir un problème qu’il souhaite prendre à bras-le-corps.
Les mécanismes de défense, dont nous usons ou abusons tous à certains moments, servent à nier ce qui est et ce que nous avons du mal à assumer. Ils nous permettent d’expliquer des comportements incohérents, de cacher ce qui nous déplaît, mais parfois ils envahissent notre vie, induisant des comportements de dépendance qui nous empêchent de voir la réalité, de nous voir comme nous sommes, c’est-à-dire imparfaits. L’idée que nous nous faisons du bonheur ou du bien-être, le sens que nous donnons aux choses, l’image que nous avons de nous-mêmes, de notre corps, dépendent de notre histoire et de la façon dont on la regarde. C’est à cette manière de regarder les choses, à ce vécu subjectif qu’on s’intéresse et qui est au cœur du processus thérapeutique.
Si l’art-thérapeute ne peut – et ne souhaite – intervenir d’emblée dans le système de pensée ou de croyance de son patient, il va l’aider à travailler et à reconsidérer son système de valeur « là où ça fait mal », c’est-à-dire à partir de la situation qui l’a amené à consulter. Pour ce faire, il va instaurer des conditions sécurisantes afin que le patient puisse s’aventurer dans le nouveau, l’inconnu, voire le défendu (s’autoriser à transgresser, à sortir de l’autocensure) avec le médium créatif qui est le sien. Parfois c’est lui-même qui annonce d’emblée ce dont il se défend. On comprend alors que le médium, ou ce qu’il représente, révèle avec force et avant toute discussion « intelligente », ce dont il se défend le plus.
«Découvrir « là où ça fait mal »
Sophie, grande et jolie femme, arrive tout sourire à l’atelier d’art-thérapie. La première chose qu’elle me dit, après un rapide bonjour, est : « Je ne veux pas dessiner de visage ni de bras… » Je lui réponds que fort heureusement le dessin et la peinture ne se limitent pas à cela et que de toute façon chacun est libre de peindre ce qu’il veut. Elle semble soulagée. Avec cette phrase énoncée à la hâte pour indiquer où elle ne veut surtout pas aller, elle révèle que c’est justement « là que ça fait mal ».
Lorsqu’elle se met à peindre d’après un tableau abstrait de Paul Klee, elle me fait comprendre que ce n’est pas seulement de « ce visage et de ces bras » qu’elle se défend mais aussi d’être hospitalisée, « d’être là, parmi ces femmes dépressives ».
Infirmière urgentiste depuis de nombreuses années, elle a fait un malaise à son travail. Sophie a tendance à boire. Ce sont ses collègues, conscients depuis un certain temps qu’elle allait mal, qui ont tiré la sonnette d’alarme à la suite de cet incident. Le chemin qu’elle va faire pour contacter ses émotions, reconnaître sa souffrance et son besoin d’aide n’en est qu’à son tout début.
À la deuxième séance, elle choisit comme modèle une image représentant des femmes africaines portant des fruits sur la tête, et une femme avec un petit enfant debout à ses côtés. Très colorées et stylisées, les femmes n’ont pas de visage ni d’expression…
Comme Sophie se débrouille bien, je lui demande si elle a déjà peint. « Seulement des illustrations dans le cahier de poésie de mes enfants », me répond-elle. Elle s’applique avec un plaisir et un sérieux évidents et me demande régulièrement si « c’est bien, ce que je fais ? ».
Le résultat qu’elle obtient, ce savoir-faire qu’elle découvre, vont devenir un bénéfice secondaire de l’hospitalisation qu’elle a toujours du mal à accepter bien qu’elle soit là avec son consentement.
« Tout n’allait pas si mal dans ma vie », dit-elle entre affirmation et interrogation, car ce sont les autres qui lui ont dit stop, sans quoi elle aurait continué… Continué à tenir le coup peut-être, mais aussi à ne pas perdre la face, à glisser dans l’alcool pour se « cacher » et ne pas ressentir sa souffrance.
Elle tâtonne autant lorsqu’elle peint que lorsqu’elle essaie de trouver les raisons qui l’ont amenée jusque-là. Sophie n’a confiance ni dans ses propres ressentis ni dans ses jugements, ce qui contraste avec la responsabilité et l’assurance qu’exige son travail. « Aux urgences, dit-elle, on n’a pas le temps de réfléchir, de s’apitoyer : il faut agir vite, être efficace, sauver des vies sans pouvoir s’attacher à la personne. » Ainsi, prise dans la tourmente et l’urgence, elle se sent utile.
Tous les jours elle a vu des choses terrifiantes, tellement plus terrifiantes que « sa petite histoire ». S’occuper de la douleur des autres pour ne pas ressentir la sienne. Soigner les autres pour ne pas avoir à s’occuper de soi, c’est ce qu’on appelle le « syndrome du soignant ». À presque cinquante ans, elle est obligée d’accepter d’inverser les rôles, d’accepter que ce soit elle qu’on soigne maintenant !»
Sophie ne rate plus aucune séance, chaque réalisation est le moment d’une rencontre autour de la peinture, des conseils techniques, des suggestions pour aller vers une nouvelle investigation à la fois dans sa recherche picturale et son histoire personnelle. Un travail s’effectue en parallèle dans l’atelier et avec son médecin référent, et elle me rapporte des bribes de leurs entretiens. « C’est normal que je lui en veuille ? » Oui, c’est normal, c’est même bénéfique. Bousculée par cette nouvelle façon d’envisager les choses, elle cherche à établir des liens. Une confiance mutuelle s’instaure, et petit à petit elle accepte de « prendre au sérieux » son histoire et de sortir du déni de sa problématique et de sa souffrance.
«Des défenses en papier de soie
Elle me raconte, de séance en séance, des bribes de son histoire, enfin… ce dont elle se souvient. Sophie est, comme on dit, « une enfant de la DASS ». Lorsqu’elle avait trois ans, sa mère est partie avec un homme, et la fratrie est dispersée en orphelinat puis en familles d’accueil. Elle dit n’avoir aucun souvenir de sa mère. Elle se souvient seulement que l’assistante sociale lui annonce à plusieurs reprises, au moment des placements en famille d’accueil, « qu’on lui a trouvé une nouvelle maman ». Je lui demande si cette fausse annonce a miné sa confiance dans la parole de l’adulte. « Je savais bien que ce n’était pas une maman », dit-elle en haussant les épaules. Le déni des adultes a-t-il conditionné en partie le sien ?
Survivre à la violence de la séparation d’avec sa mère et ses frères, tenir et se blinder contre d’autres décisions arbitraires et injustes… Elle en parle sans montrer d’émotion, comme si elle disait « Où est le problème, puisque je ne m’en souviens pas ? ». Elle met de la distance avec les événements de sa vie comme si elle racontait l’histoire de quelqu’un d’autre.
En famille, depuis toujours, elle s’est arrangée pour ne jamais en parler, pour qu’on ne lui pose pas de questions. Accord tacite. Mais Sophie est consciente de certaines choses, par exemple qu’elle sursaute parfois lorsque ses enfants s’approchent d’elle, qu’elle a du mal à les prendre dans ses bras : « Pas de visage, pas de bras. » Elle me dit s’étonner de la façon dont elle peut se fâcher, couper tout contact, voire « gommer » quelqu’un du jour au lendemain sans raison. La violence du « soudain, être gommée du jour au lendemain », c’est ce qui lui est arrivé !
Sophie se tient droite, elle ne parle pas beaucoup et m’avoue qu’il n’y a que la bière pour lui faire baisser la garde. La garde de l’infirmière et surtout de la petite fille qui ne pleure pas.
Sa blessure narcissique, béante, s’est transformée en force et en froideur apparentes, en résistance à trop de douleur. Mais plus elle peint plus elle semble se rapprocher de son monde intérieur et de ses sentiments. Ses défenses, qu’elle croyait en béton, ne sont que du papier de soie ; elle s’autorise à s’attendrir enfin sur son histoire.»
Le médecin psychiatre propose alors à Sophie de faire une enquête auprès de la DASS, d’ouvrir son dossier pour rechercher des éléments concernant les blancs de son histoire et celle de sa mère. Personne ne sait ce qu’elle va trouver, mais le but n’est peut-être pas de mettre la main sur une vérité mais de permettre à Sophie de s’engager sur le chemin de ses ressentis refoulés, cette part d’elle-même dont elle s’est coupée. L’idée de cette investigation la bouleverse car elle implique de remuer presque cinquante ans de silence. Mais cette fois elle ne sera pas seule à affronter sa peur, et elle commence à admettre qu’on ne peut tenir toute une vie sur du « vide ». Sophie peint, Sophie parle. Elle peint des fleurs au couteau, elle rajoute de l’enduit en épaisse couche. Elle continue dans sa chambre après les séances à l’atelier. Elle explore de nouvelles techniques, lâche le modèle à copier pour des compositions plus personnelles et s’étonne elle-même de ce dont elle est capable. Silence rompu, sur fond de coups de pinceau, qui s’étend jusque dans sa vie de famille. L’histoire de chacun est remaniée par les transformations qui s’opèrent de façon presque imperceptible, car il faut du temps…
«Le moyen de panser ses blessures
Elle me raconte comment un frère plus âgé, retrouvé il y a quelques années, lui dit lors de leur rencontre : « Tu ressembles comme deux gouttes d’eau à maman ! »
Pour la première fois depuis qu’elle fréquente l’atelier les larmes lui montent aux yeux. Elle ajoute : « Cela ne m’a pas fait plaisir qu’il me dise cela. » Au fond d’elle, ça hurle : « Surtout ne pas ressembler à cette mère démissionnaire, ne pas se souvenir afin de nier toute cette souffrance, cette solitude. Créer une famille, oublier la peur, oublier cette mère, comme si elle n’avait jamais existé. » D’ailleurs Sophie a tout oublié avant ses trois ans.
Ses tout premiers mots, « je ne veux pas dessiner de visage ni de bras », prennent alors tout leur sens. Le visage et les bras de sa mère disparue, le miroir manquant de son enfance…
Le plaisir de peindre, les gratifications qu’elle en retire, les mots qui accompagnent les gestes prennent une place importante dans sa prise en charge à l’atelier. Ici, comme à la clinique avec son médecin référent, on écoute son enfance blessée, ici s’arrêtent les fausses promesses de lui trouver une « nouvelle maman ». On lui propose plutôt de retrouver la petite fille perdue en elle depuis plus de quarante ans, celle qui dit : « Même pas mal, puisque je ne m’en souviens pas ! »
À travers la peinture, elle devient sujet d’elle-même, objet de ses préoccupations à la fois créatrices et émotionnelles. Ce qu’elle choisit de peindre la reconnecte avec ses désirs et ses peurs, avec ce qu’elle ressent vraiment au fond d’elle. Elle contacte la violence de ce qu’elle a subi, comprend qu’il n’y a pas de hasard dans le silence qu’elle a imposé en elle et autour d’elle. Les défenses tombent un tout petit peu…
Elle fait un tableau dans lequel elle insère deux photos de ses enfants petits, du papier à musique et du plâtre. C’est un cadeau pour sa fille. Pour son fils, elle peint des joueurs de tennis sur fond de terre battue. Elle fait un tableau pour chaque membre de sa famille, dont un pour elle-même : un vase avec des fleurs. Être la mère qu’elle n’a pas eue, offrir les cadeaux qu’elle n’a pas reçus ? Peut-être, mais exister autrement surtout. « Maman est malade, mais elle peint, elle écrit, enfin elle se soigne. » Son mari, sa famille, réalisent-ils à quel point elle est meurtrie ?
À l’atelier, elle peut tout dire, ou le symboliser en peinture, montrer ses larmes, exprimer sa colère contre le médecin (après m’avoir demandé si elle pouvait s’y autoriser). Elle peut se montrer sans que cela remette en question la bienveillance de qui que ce soit. Bien au contraire. Elle « s’indigne » de pleurer beaucoup depuis qu’elle est hospitalisée. En fait, ses défenses tombent, ses émotions surgissent avec d’autant plus d’ampleur qu’elle a cherché à les réprimer.
Lorsque ses recherches auprès de la DDASS sur les conditions de l’abandon par sa mère s’avèrent infructueuses, une grande tristesse l’envahit. Confrontée au souvenir des « placements provisoires » de son enfance, elle parle de honte et d’humiliation. Le dossier est quasi vide, la mère n’a toujours pas de visage humain. Sophie dit se sentir abandonnée une deuxième fois, non seulement par sa mère, mais aussi par les adultes de la famille à l’époque des faits.
Sophie restera hospitalisée huit mois. Pendant toute cette période la peinture, l’écriture, le modelage sont devenus les alliés d’une expression d’elle-même, un chemin d’accès à ses émotions dans lequel elle puise une joie toute nouvelle, un moyen de panser momentanément les profondes blessures de son enfance. Elle me lira à haute voix, la gorge nouée, une poésie où elle exprime tout son amour à ses enfants, ces mêmes enfants qu’elle a du mal à serrer contre elle mais qui seront touchés en plein cœur par son écrit. Oui, les larmes sont parfois salutaires et, paradoxalement, le signe qu’on va mieux.»
La mère de Sophie restera, peut-être, la pièce manquante du puzzle de sa vie… Peut-on jamais faire le deuil de ce qui n’a pas pu être ? On peut seulement essayer de réanimer la part vivante en soi. C’est ce que Sophie, après l’avoir fait pour de nombreux patients aux urgences, a su faire pour elle-même en venant peindre. Elle a trouvé un moyen de donner des formes et des couleurs, avec talent et sensibilité, à un chagrin enfoui, à ce qui était resté indicible depuis si longtemps et qui la détruisait à petit feu. Sophie a trouvé une alliée dans la peinture et en elle-même des ressources qui lui permettent d’adoucir sa vie à certains moments. Lors de sa dernière séance à l’atelier elle me dira avec un sourire : « Le visage, les bras, ça sera pour plus tard… »
Pouvoir exprimer ses sentiments et ses émotions face à quelqu’un capable de les entendre sans les juger participe à notre santé psychique et à notre santé tout court. Dans les situations où une personne doit se (re)tenir pour ne pas créer de « désordre » dans le système familial dont elle fait partie, il est important qu’elle puisse trouver un endroit où elle peut sortir du silence, lâcher la maîtrise, sans quoi elle risque de se trouver dans une impasse émotionnelle importante, avec les conséquences néfastes que cela implique.
Une équipe multidisciplinaire de professionnels, chacun dans son domaine de compétence, soutient le patient et l’aide à se revaloriser narcissiquement, à se soigner. L’art-thérapie est ce lieu où l’on peut exprimer les émotions qui nous bouleversent, nous accablent. La créativité, soutenue par l’art-thérapeute, contribue à cette réparation narcissique, au sentiment de se sentir (re)vivre.
Réprimer ses émotions parce qu’on imagine que personne n’est à même de vous soutenir peut faire croire aux personnes qui vous entourent qu’on s’en sort très bien avec nos pertes, nos blessures et que la vie suit son cours tranquillement. Tout semble en ordre et personne ne vous demande ce que vous ressentez réellement, mais souvent la maîtrise apparente n’est qu’une façade. La psychanalyse nous apprend que ce que nous refoulons reste latent et se manifeste dans les rêves et dans nos comportements. Symptômes psychiques et physiques peuvent être les signes sous-jacents de ce refoulement et se transformer en tristesse, anorexie, dépression, dégoût de soi et de la vie.
La colère de ce que l’on a subi – refoulée elle aussi – crée une blessure narcissique profonde. Cette colère, lorsqu’on n’a pas pu la diriger vers l’extérieur ni vers la personne qui en est à l’origine – comme dans le cas de Sophie abandonnée par sa mère et sa famille – se retourne contre soi. Cette colère peut prendre de multiples formes, par exemple se transformer en culpabilité. Ce sentiment peut rejoindre d’autres croyances négatives et finir par devenir une conviction. C’est la brèche ouverte aux addictions, aux automutilations et pire, au suicide.
Le terrain d’activité utilisé par l’art-thérapie offre une large palette de moyens de régression, de sublimation et de transferts possibles. L’auteur de la peinture que l’on voit page 221 était étonné de l’agressivité qui s’en dégageait, comme s’il faisait la découverte d’une facette inconnue de lui-même3. Le patient utilise – au sens noble du terme – le thérapeute comme objet de transfert, mais également son corps, sa voix, la peinture, la forme, la terre. Pour exemple, cette patiente4 qui a créé une série de sirènes en déclinant systématiquement ce thème, et qui me demandait mon avis sur leur expression à chaque nouvelle peinture. Son travail pictural lui permettait une double réassurance, « je me fais du bien en venant peindre », « on me dit que ce que je fais est bien », avant même d’aborder le contenu symbolique de sa création.
Le thérapeute est le médiateur qui dirige le transfert vers lui-même, vers l’auteur et/ou vers la chose créée. Il peut demander au patient pourquoi il est si important d’être approuvé par lui, ou orienter le travail vers le symbole – dans l’exemple de la sirène – afin de donner un sens à cette figure peinte à plusieurs reprises. La création est donc l’objet de la relation, de la communication. L’« objet de relation » est un objet intermédiaire, un espace transitoire entre le sujet et le thérapeute dans lequel se réactualisent les signifiants de la vie psychique liés au manque, au désir, à la demande d’amour.
Autour de cette zone d’ombre, connue ou inconsciente, le patient en art-thérapie va se découvrir inventeur d’une mise en scène de lui-même par la manipulation et l’élaboration d’objets de création. Par l’intermédiaire du miroir qu’ils lui tendent, ils lui permettent une véritable quête d’identité à travers les effets de surprise qu’ils provoquent.
Michel Ledoux, dans Corps et création5, considère que l’enfant et l’artiste se rejoignent dans leur quête d’un substitut à l’objet manquant – absence, source de malaise et de sentiment de dilution de soi auxquels il faut chercher à remédier.
« L’enfant crie, l’enfant gesticule, l’enfant suce son pouce. L’adulte chante, écrit, agite un pinceau, pétrit l’argile. » Michel Ledoux s’intéresse particulièrement à cette faculté de miroir de la création artistique qui, selon lui, nous renvoie d’emblée au stade de la petite enfance. « Petite enfance où se fonde l’identité de l’être. Où tout artiste reconnaît l’enracinement de son art. Moment d’émotions partagées, atmosphère particulière, présence ou non-présence mère, père. Mais plus avant encore dans ce temps où le tout-petit se confond et puis se trouve dans le visage perdu de sa mère. Visage capable, par sa présence aimante, de le sortir de ce néant en mouvance où le replonge sa disparition. »
Le travail d’art-thérapie ne se déroule pas de la même façon en séance individuelle ou dans un atelier collectif, que ce soit dans le cadre d’une consultation privée ou au sein d’une institution. En séance individuelle, la relation est duelle et donc plus intime, la parole précède la plupart du temps la production. Cette production peut être très simple – dessin au crayon, au feutre – ou au contraire plus élaborée – peinture, grand format, terre ou tout autre support qui permet de s’exprimer.
On va d’abord essayer d’aller à l’essentiel sans préoccupation d’ordre esthétique, sans avoir à comparer sa création à celle de quelqu’un d’autre. Ce que l’on crée en séance individuelle symbolise souvent un mot, un lapsus ou la représentation d’une scène (rêve, souvenir, événement prélevé dans le discours du patient). Ou encore un objet ou une partie du corps, que le thérapeute propose d’ »aller voir » de plus près. Le patient va mettre en forme, par la technique d’expression qu’il choisit ou qu’on lui propose, la scène, l’objet ou le ressenti en question.
Ensuite, le thérapeute et le patient observent et interrogent cette réalisation afin d’analyser ensemble, au-delà du visible, son sens symbolique et l’émotion qu’elle a fait émerger. Le savoir-faire purement technique de l’art-thérapeute a ici moins d’importance que dans un atelier collectif où il peut être amené à guider ceux des participants dont l’apprentissage est l’objet d’un cheminement, d’une réassurance et d’une revalorisation narcissique, c’est-à-dire un préambule à la relation transférentielle.
Prenons l’exemple d’Isabelle, qui vient consulter pour des douleurs et des tensions au niveau du dos, des bras et de la nuque qu’elle dit elle-même être psychosomatiques. Elle ajoute qu’elle a déjà consulté et me parle de ses symptômes dans des termes très « psy ». Elle a envie d’essayer une séance d’art-thérapie pour être « moins dans sa tête » et avoue qu’elle ne sait pas à quoi s’attendre, qu’elle est « nulle » en dessin…
Je lui explique succinctement ce qu’est l’art-thérapie et que le niveau en dessin n’a aucune importance. Elle me dit qu’avec les autres « psys » – dont je ne connais pas le profil professionnel –, elle finissait toujours par inverser les rôles : ce qui était censé être une relation thérapeutique se transformait en « copinage » et c’était elle qui écoutait l’autre ! Je lui dis qu’une thérapie est par définition une relation asymétrique, ce qui n’empêche aucunement une sympathie ressentie (ou non) par le patient envers son thérapeute et vice versa. Mais comme le patient paie le thérapeute pour faire un travail avec lui, ce n’est certainement pas l’amitié qui est la finalité de ce contrat ; le thérapeutique ne se joue pas dans ce qui est de l’ordre de la complaisance ou de la connivence.
On revient à ses douleurs et je lui demande si elle peut me représenter par un dessin son corps et ses points de douleurs.
«Isabelle, ou « les mots dont les psys raffolent »
Isabelle dessine, au feutre noir et sans hésitation, un cintre. « Voilà comment je vois mon corps », dit-elle en me donnant son croquis. Objet utilitaire, à la fois banal et universel, de quoi est-il symbolique pour elle ? Je lui pose la question, elle s’aperçoit que le cintre a la forme d’un point d’interrogation mais ne voit pas d’autre explication.
« Où êtes-vous dans ce cintre ? » Elle hausse les épaules. « Dans l’absolu, un cintre est un objet sur lequel n’importe qui peut accrocher n’importe quel vêtement, non ? » lui dis-je un peu par provocation. Elle répond qu’elle l’a dessiné à cause de tout ce qu’elle porte sur les épaules, là où elle a mal. Bien plus tard au cours de la séance, elle me dira se sentir une « mère universelle6 ».
Isabelle a divorcé il y a quelques temps, après un mariage dans lequel elle dit avoir tenu trop longtemps pour préserver son fils, aujourd’hui adulte. Elle a changé de travail, vit seule, et affirme avec force qu’elle ne veut plus d’homme dans son quotidien, que cela ne lui manque pas !
Dans ses moments perdus, elle s’occupe de son père de quatre-vingts ans. Quand elle évoque sa mère, décédée depuis dix ans, elle parle de « Maman ». On sent le lien encore très fort qui la lie à sa mère. Son fils envahit très souvent la maison avec sa bande de copains et semble prendre une grande place dans sa vie. « Je suis bien avec ces jeunes, je suis comme une maman bis pour certains d’entre eux », me dit-elle.
Nous passons à un autre dessin : je lui demande de se représenter dans un espace virtuel. Je trace un rectangle sur une feuille, forme simple dans laquelle elle va se situer d’une façon ou d’une autre. Isabelle dessine un tout petit personnage suspendu dans un coin et rajoute une sorte de fil qui le tient par le dos comme un pantin. Lorsque je lui demande de commenter son dessin, elle reste un peu perplexe. Je lui fais remarquer qu’elle s’est dessinée toute petite et suspendue dans un coin. « J’aurais trop peur d’être monstrueuse si j’occupe toute la place ! » La place, c’est bien toujours de cela qu’il est question. Qui est à quelle place ? Qui parle à la place de qui ? N’est-ce pas une des premières choses qu’elle m’a dites en arrivant : « J’inverse les rôles avec les psys. »»
Le dessin est là comme « garde-fou » entre le thérapeute et le patient. Le pinceau, le crayon parlent malgré soi. On ne peut s’esquiver là où le mot peut se volatiliser.
La trace, « ce n’importe quoi » fait dans un geste lent ou rapide, réfléchi ou spontané, révèle toujours quelque chose qui fait sens. Rechercher le sens, ce n’est pas la même chose que chercher « la vérité », ou analyser. L’art-thérapeute, si clairvoyant qu’il soit – ou qu’il se croie – doit, face à son patient, se garder d’y projeter ses propres fantasmes ou interprétations de façon hâtive ou non appropriée.
Les souvenirs d’enfance se mêlent au récit d’Isabelle dans une retranscription intelligente et imagée. Parle-t-elle pour dire ce qu’elle croit être les mots « dont les psys raffolent » ou a-t-elle envie de se confier en toute sincérité ? C’est toute la question des mécanismes de défense, pas toujours faciles à cerner au début d’une thérapie. Revenir au dessin, c’est sortir de la pensée logique et rationnelle et aller vers quelque chose qui est peut-être « maladroit », mais spontané et parfois même magique.
Je demande ensuite à Isabelle de dessiner une forme dans laquelle elle n’aurait pas peur. Elle trace une forme enveloppante comme un œuf. Après l’avoir dessinée elle parle de sa peur, d’un sentiment diffus de peur « dont personne ne se doute tellement on la connaît comme une femme autonome, gaie et sociable ». Je l’écoute et lui propose de dessiner cette ou ces peurs.
Elle me fait alors un dessin qui représente un mur d’eau, une vague, et me raconte que dans ses rêves il est souvent question de trop ou de pas assez d’eau. J’insiste sur la nature de ses peurs. Elle dit avoir peur de vieillir mais pas de la mort et dessine une spirale pour illustrer le vieillissement, une spirale qui l’aspire vers les profondeurs, qui lui rappelle un souvenir de plongée sous-marine où elle a failli se noyer. Elle cherche à trouver une association logique entre ce qu’elle dessine et ce qu’elle peut en dire. Quant à moi, j’observe et lis entre les lignes.
En regardant la série de ses dessins étalés devant nous, Isabelle enchaîne sur ses peurs paralysantes, ses terreurs nocturnes, qu’elle dit être « génétiques » : « Papa faisait pareil, il se réveillait la nuit par peur de mourir, je le sais par ma mère. » Je lui demande ce qu’elle pense de ce que sa mère lui racontait sur son père. « Je me suis sentie aimée enfant, mais je me sentais très seule. J’en ai voulu parfois à ma mère d’avoir fait de moi sa confidente à propos de mon père, j’étais la seule fille à la maison. J’avais aussi une drôle de fascination pour le livret de famille que je scrutais de page en page pour y trouver quelque indice sur ma naissance, mes origines. »
Isabelle me livre alors en une heure et demie des bribes de souvenirs d’enfance dignes d’une véritable cure analytique, l’élaboration dans le temps et le transfert en moins…
Je lui propose de revenir à elle et à son corps pour terminer la séance. Elle dessine un personnage féminin nu avec une petite tête de jeune fille, de larges épaules, de petits seins et une taille très fine. Elle dit de son dessin qu’il n’est pas si mal, comme si elle se découvrait cette capacité à représenter quelque chose de reconnaissable par un trait dessiné.
Elle ne croit pas si bien dire…
Lorsqu’on superpose le cintre à son personnage féminin, il rentre exactement dans les épaules très larges de la femme au visage d’enfant et c’est comme une boucle bouclée. Elle a fait son autoportrait : un personnage clivé, une petite fille angoissée dans un corps de femme/enfant7.
Après cette première séance très riche, je propose à Isabelle de revenir dénouer à la fois son corps, ses peurs et ses questions en lui faisant comprendre qu’il faudra du temps pour mettre de l’ordre dans tout ça, et passer par le désordre inhérent à la création, à la thérapie et par les remaniements que cela demande.
Isabelle accepte le contrat et viendra pendant presque une année aux séances d’art-thérapie. Un travail d’inviduation – où le dessin et la peinture sont le bain révélateur des images figées – lui permettra de sortir d’une relation trop fusionnelle avec sa mère bien que celle-ci ne soit plus là, mais aussi avec son fils. Isabelle a dû rompre avec sa fidélité à une image de « mère universelle » et idéalisée de sa propre mère, dans laquelle le bénéfice de se sentir utile, voire indispensable à l’autre (comme elle le faisait avec ses « psys »), lui évitait d’affronter le vide ressenti de sa vie et sa peur de « tomber dedans ». Son autonomie, feinte et fragile, s’est laissé remplacer par une fragilité avouée et une écoute d’elle-même. Une mise à distance, s’appuyant sur des dizaines de dessins et de peintures, a fait grandir en elle la part de « la petite fille sage » restée fidèle à sa maman. À la fin de la thérapie, elle évoque même la rencontre possible, sans urgence aucune, avec cet « homme » dont elle avait pourtant juré ne plus jamais avoir besoin.
Cet exemple montre comment, dans la projection sur ce qu’il crée et sur la personne du thérapeute, le patient va chercher le sens de ses productions en les verbalisant.
En thérapie, le thérapeute écoute et interroge le patient, le renvoie à ses propres questions et l’aide à comprendre sa problématique. En art-thérapie, au-delà des mots et de leur intention, il y a quelque chose à montrer et à voir. En danse ou au travers la création de sons, il y a une expérience vécue qui permet de ressentir des choses à travers le corps ; en peinture, c’est « l’œuvre », ou plus simplement ce qui a été produit, qui interroge par ce qu’il renvoie à son auteur et au thérapeute. L’œuvre fait tiers, elle impose sa présence de façon incontournable et constitue une mine d’informations qui permet de libérer la parole et de symboliser ce qui était resté diffus ou obscur.
Outre le plaisir de créer, dans la verbalisation ou la symbolisation, il y a ce qui se joue, de façon inattendue, pendant le processus de création… « Ça » commence presque toujours par les yeux qui s’agrandissent. Puis la bouche qui s’ouvre sans qu’aucun son n’en sorte. C’est le signe de l’effraction, la brèche ouverte par les mots ou les gestes de l’autre : la surprise. Les patients en art-thérapie, en acceptant de jouer le jeu de la création dans un but thérapeutique, se trouvent souvent comme pris au piège : la production, si elle peut être perçue dans un premier temps comme un écran protecteur, s’avère bien souvent révélatrice.
Louise découpe des images d’yeux dans divers magazines, les colle autour d’un grand visage au regard pénétrant, de façon à constituer une fleur dont elle dit : « J’y ai mis tous les regards, toutes les expressions, la joie, la mélancolie, l’angoisse, le bonheur. Je voulais faire un soleil au début, mais finalement, c’est une fleur. » Une patiente, à qui je demande si elle souhaite s’exprimer sur ce que lui évoque cette composition, dit qu’elle se sent angoissée de voir tous ces regards sur elle. Je dis : « On se sent surveillé », et je vois Louise me regarder fixement puis ses yeux se remplir de larmes et sa tête opiner. Louise, qui s’était tant appliquée à disposer harmonieusement ses paires d’yeux, à arranger le tout dans un souci d’esthétique – fort bien réussi – s’est-elle « fait avoir » par son inconscient ?
Lors d’un atelier autour de la couture d’après patron, Charlotte s’échine à fabriquer une marionnette en forme de loup, ce personnage/animal qui apparaît souvent dans les contes de fée comme exutoire de l’angoisse qu’il génère. En cousant, elle parle de son fils, né il y a moins d’un an, pour qui elle se donne tant et à qui elle a décidé d’offrir cette marionnette si elle arrive à la terminer comme elle souhaite. Puis, après une heure d’efforts concentrés, une phrase jaillit : « Ah, je voudrais lui fermer sa gueule ! » Un regard étonné d’une autre patiente la fait réagir : elle porte la main à sa bouche – « Oups ! » – et rougit violemment. Vient-elle de découvrir qu’elle ne parlait pas seulement de la gueule du loup ? Vient-elle d’entrevoir le double sens de son propos, révélant peut-être l’ambivalence de ses sentiments envers son fils ?
Brigitte, cherchant des images pour composer une bande dessinée sur le thème d’un souvenir marquant de sa vie, lance à la cantonade : « Je cherche un homme jaloux. » Puis, elle se reprend, gênée : « Non, je veux dire, une image de magazine d’un homme jaloux. » Cette phrase lui a visiblement échappé, la surprenant elle-même. Celle-là a-t-elle été une « surprise de conscience » ?
La surprise est le signe que l’inconscient a jailli : dans les cas cités plus haut, les patientes sont surprises par leur inconscient qui fait irruption de façon inattendue. Elles n’ont d’abord pas reconnu dans leurs mots ce qui leur appartenait. C’est cela qui a occasionné la surprise : l’intrusion en soi de quelque chose d’un autre. Autrement dit, la surprise est une rencontre avec soi-même comme étranger. Or n’est-ce pas en devenant d’abord étranger à soi-même qu’on apprend véritablement à se connaître ? Quand le patient s’étonne de ce qu’il vient de dire, quand il est surpris par les mots de l’art-thérapeute, n’est-ce pas là qu’une renégociation de ses aménagements psychiques devient possible » ?
J’ai interrogé Valérie de Minvielle, sur ce qui fait, selon elle, l’essence de la différence entre la pratique d’entretiens à visée psychothérapeutique et les séances d’art-thérapie. Avec sa double casquette de psychologue clinicienne et d’art-thérapeute, exerçant dans un centre du diabète et du poids, elle me répond : « Dans ma pratique, tous deux sont éclairés par la psychanalyse. Pour ce qui est des entretiens que je mène en tant que psychologue, le travail de prise de conscience, d’élaboration et de réaménagement psychique du sujet se fait avec pour support essentiel le langage verbal. À mon sens, l’originalité de l’approche de l’art-thérapie réside essentiellement dans l’utilisation de médias artistiques et l’entrée dans un processus créatif : le média fait intervenir, avant le langage verbal, le langage du corps, celui de l’affect et du monde sensoriel. C’est bien le processus de création qui va permettre de rendre figurables les émotions, sensations et états d’âme peu ou pas symbolisés par le sujet. C’est une fois représentés qu’ils peuvent devenir des outils pour penser. Dans ma pratique, c’est l’élucidation de la demande du patient, ainsi que son degré d’aisance avec le langage verbal, qui me pousse à proposer l’une ou l’autre de ces deux démarches de travail sur soi. » (Voir aussi dans le chapitre 5, « La place de la parole en art-thérapie ».)
Dans le chapitre qui traite de la créativité, on a évoqué l’intérêt évident de l’art-thérapie dans la prise en charge des enfants en difficulté par le jeu qui fait naturellement partie de cette première période de la vie. Cette évidence en amène une autre : il n’y a pas d’âge pour créer, tout comme il n’y a pas d’âge où il faudrait renoncer à vivre ou à aimer !
L’art-thérapie s’ouvre et s’adapte à toute personne, quel que soit son âge, car elle se crée elle-même dans chaque nouvelle rencontre. L’art-thérapeute va tenir compte du potentiel et des limites de chacun et proposer ce qui semble le plus adapté.
L’enfant exprime ses émotions et son imaginaire dans le jeu comme soupape de sécurité, d’autant plus qu’il ne maîtrise pas toujours le langage verbal. Lorsque sa confiance dans l’adulte est l’objet de son mal-être, du fait des violences ou des carences qu’il a subies, la situation de mise en jeu lui permet d’oublier qu’il est là pour « parler » de lui.
Mélanie Klein a eu recours à la technique du jeu avec des enfants très jeunes (deux ans et demi) qu’elle avait en analyse. Elle a pu observer comment les dessins, les faits et gestes des enfants, le maniement des jouets avec des matériaux symboliques comme l’eau et le sable, faisaient jaillir la parole, l’expression des désirs et des peurs inconscients. Elle a pu observer comment les séquences de jeu et de libre association permettaient une résolution de l’angoisse chez l’enfant.
Avec les enfants, un travail en individuel ou en groupe sera indiqué en fonction de leur problématique, de ce sur quoi ils vont être amenés à travailler, ou en réponse à un besoin particulier de leur prise en charge à un moment donné. La peinture ou le modelage, en séance individuelle, peuvent donner à un enfant l’opportunité de développer ses capacités, de dépasser sa problématique dans un contexte sécurisant où il n’a pas à partager l’attention et l’affection du thérapeute avec d’autres enfants. Cette relation privilégiée à travers le jeu peut lui permettre, surtout si sa problématique est lourde, de réintégrer ce qui lui a fait défaut dans sa prime enfance et lui redonner confiance en lui. Dans un autre contexte, un travail en groupe va justement privilégier le contact avec d’autres enfants de son âge et permettre de « normaliser » un comportement trop défensif et autoritaire, ou permettre à un enfant trop effacé et en retrait d’apprendre la vie en société et à y prendre sa place.
Ses besoins et ses demandes ne sont pas toujours exprimés de façon explicite par l’enfant ; l’observation de son comportement dans le groupe et dans l’activité permet au thérapeute de les reconnaître. Cela peut l’amener à proposer à tel enfant de travailler sur une très grande feuille au sol, avec une éponge et de l’encre afin qu’il puisse donner de l’ampleur à son geste et exprimer des pulsions agressives. Pour un autre enfant, il va libérer un petit coin tranquille tout près de lui, avec des outils de précision, des images à découper, dans un contexte qui sera vécu comme plus intime et sécurisant.
À travers le jeu, l’enfant va laisser miroiter malgré lui des ressentis qu’il n’a donc pas besoin de nommer de façon directe et précise. Lorsqu’un enfant dessine, découpe du papier, colle des morceaux de bois ou se déguise, il n’a pas besoin de se demander comment il va pouvoir dire les choses, elles viennent toutes seules.
Mais il n’y a pas que pour les petits que parler est parfois un obstacle. C’est aussi le cas des adolescents avec leur pudeur et leur timidité, des personnes trop submergées par leurs émotions et qui ne trouvent pas les mots pour désigner leur état, des personnes âgées, seules et isolées depuis longtemps ou atteintes par exemple de la maladie d’Alzheimer, dont la parole a déserté l’existence.
Une personne âgée, repliée sur elle-même ou non, atteinte d’une maladie dégénérative ou non, a une vie intérieure à laquelle l’expression artistique permet de donner une forme, une visibilité, pour elle-même et pour son entourage.
Lorsque les fonctions cognitives sont désorganisées et que le verbe fait défaut, la peinture, la musique, le modelage, le photomontage, permettent un décodage différent de leur état émotionnel. Une nouvelle communication est alors possible avec l’entourage, soignants ou membres de la famille. Son activité ainsi stimulée, la personne âgée semble revenir à la vie, retrouve la liberté de choisir, là une couleur, là une musique, de décider que son travail est terminé ou de passer à autre chose, et donc de redevenir sujet désirant.
Suite à une expérience menée à l’hôpital René-Muret de Sevran, Catherine Ollivet, présidente de France Alzheimer 93, témoigne : « Chaque fois qu’il m’est donné l’occasion de voir des personnes âgées participer à des activités artistiques, créer quelque chose de leurs mains, des mains devenues “inutiles” après avoir tant travaillé autrefois à des fonctions souvent purement utilitaires, je suis frappée par la lumière particulière de leurs yeux, l’humour qui revient pour se moquer d’elles-mêmes et de leur maladresse, et surtout la fierté lorsqu’elles contemplent leur œuvre. »
Voici une expérience en atelier d’écriture avec des personnes atteintes de dégénérescences mentales.
Éliane, Jean, Georges et Marguerite ont un peu plus de soixante ans ; ils vivent encore chez eux, souffrent de troubles de la mémoire et de troubles cognitifs et sont sous tutelle. Par l’intermédiaire d’une association, un intervenant, poète de son état, va leur permettre de découvrir une activité créatrice qu’ils n’ont jamais pratiquée.
La première fois l’intervenant, la responsable de l’association et les quatre protagonistes se réunissent sans vraiment savoir comment va se dérouler cette aventure. Voici le récit de Richard D., poète, conteur et animateur.
«Éliane, ou oser se ridiculiser
Après de brèves et joviales présentations, Marguerite, atteinte de la maladie d’Alzheimer, se demande aussitôt où elle est : elle a déjà oublié ! Je lui réponds très simplement : « On est là, ensemble », et cette réponse suffit à restaurer sa capacité d’écoute. Pour commencer la séance, je récite deux de mes poèmes, mais je sens qu’Éliane est très préoccupée par ce qu’elle ressent comme une injustice : son fils, venu lui rendre visite juste avant le début de l’activité, n’a pas été autorisé à l’y accompagner et l’attend dans une autre pièce.
À plusieurs reprises elle déclare : « Je suis en rage » ! Lui dire que ce n’est pas grave, qu’elle le retrouvera après l’atelier ne change rien à son ressenti et elle continue à « crier injustice » et à exprimer son mécontentement. L’idée me vient que nous pourrions nous servir de ce sentiment d’impuissance pour réfléchir ensemble sur cette colère et en faire un poème. Des mots viennent, je les note sur une feuille, on les regarde ensemble, on choisit le plus juste, celui dans lequel ils se reconnaissent car nous avons tous l’expérience de la rage et du sentiment d’injustice. Crier, hurler, expier, évacuer…
On réfléchit, on choisit les mots et on « répète » à haute voix pour savoir comment cela sonne.
Lorsque nous avons fait la moitié du poème, Éliane déclare que sa rage a beaucoup diminué, et au bout d’une heure elle dit qu’elle peut maintenant en rire…
C’est ce qui nous a amenés à finir la rime sur « aller jusqu’à oser se ridiculiser ».
Ils participent activement et disent l’importance d’être entendus sans être infantilisés sans que leur difficulté soit sous-estimée. Tout le monde se sent réconforté, apaisé. Le poème est copié pour que chacun puisse en avoir la trace et pour donner une réalité à cette séance dans la durée.
Éliane, Jean, Georges et Marguerite ont trouvé « ici et maintenant », les mots pour exprimer des émotions qu’ils ont pu relier à d’autres expériences et d’autres souvenirs. C’est important car leur problème est justement l’oubli. J’ai évité de les mettre en difficulté en les obligeant à écrire. Je les ai amenés à mettre en avant des compétences innées, c’est-à-dire émotionnelles, plutôt que de faire appel à des acquis devenus défaillants à cause de la maladie. La rage s’est transformée en rires, en une rencontre fructueuse où chacun a pu participer. Voici le poème collectif en question :
« Ressentir la rage
La manifester
En faire connaître les dommages
De soi ne rien cacher
Ne pas laisser son entourage
Nier notre contrariété
Ne pas tourner en cage
Oser aller jusqu’à HURLER
Comme un mirage
La voir se dissiper
Et avoir le courage
D’aller jusqu’à la ridiculiser. »
(MAI 2009)»
Il n’y a pas que la maladie d’Alzheimer qui mette nos souvenirs hors de notre portée. D’autres types de démences, dues à l’âge, ou causées par des accidents vasculaires, ou encore les méfaits d’une consommation prolongée d’alcool, peuvent induire une perte de nos moyens, de notre mémoire et/ou des difficultés à communiquer… Quelles que soient les causes de nos « oublis » et leurs conséquences dans notre vie, notre capacité à ressentir, nos émotions restent intactes !
Lorsque notre psychisme ne trouve pas la possibilité de laisser émerger certaines pulsions, conflits ou souffrances, une stratégie de défense peut alors se mettre en place, et faire passer les souvenirs « indésirables » dans l’inconscient, les effaçant même de la mémoire. Ils sont cependant toujours actifs et deviennent les moteurs cachés d’actes ou de comportements. Le refoulement, cet acte non volontaire de « ne plus penser » à ce qui est – ou a été – trop douloureux, trop encombrant, constitue une forme d’oubli qui permet de « tenir », de trouver des dérivés acceptables ou tout au moins supportables… et ce, parfois, la vie durant. Sauf si quelque événement ou rencontre permet d’ouvrir la brèche.
L’exemple ci-dessous montre comment, par le détour de la créativité, le refoulement « déguisé » en volubilité et séduction, a pu se transformer en prise de conscience. Comment les séances d’art-thérapie ont permis à une femme âgée de rencontrer et nommer une souffrance et d’aller ainsi à la rencontre d’elle-même…
«Parler pour taire l’impossible
Lucille approche des 80 ans. Je la rencontre dans le cadre de mon atelier d’art-thérapie en hôpital de jour géronto-psychiatrique. Ce dernier accueille des patients souffrant de dépression sévère, avec un risque de passage à l’acte suicidaire (déjà réalisé pour certains). Lucille m’apparaît comme une femme coquette, sensible à son image, très maquillée. Elle établit rapidement avec moi une relation placée sous le signe de la séduction, cherchant mon regard et mon appréciation.
Cette séduction et ses artifices nourrissent de manière répétée ses productions plastiques lors des premiers ateliers d’art-thérapie : la mode et ses mannequins, les bijoux, les voitures, les sacs, les parfums… Il lui en faut toujours plus : « Il me faudrait une feuille plus grande » ; « il me manque de l’argile » ; « il me faut encore des magazines. »
Son coup de crayon ou de pinceau est énergique, pulsionnel. Elle jette sur la feuille, elle griffonne. Elle fait du gribouillage, comme elle aime dire ; son gribouillage me renvoie à l’image de la petite fille qu’elle fut.
Sa parole est également prolixe et quasi permanente. Le silence semble l’angoisser, tout comme le vide initial de sa feuille qu’elle remplit vite et entièrement.
Lors de la cinquième séance dans l’atelier, je propose aux patients de réaliser une image à partir de leur portrait (je les ai photographiés préalablement, avec leur accord), sur le thème : « Et si j’étais… »
Après avoir collé son portrait sur une feuille, Lucille commence à mettre de la couleur sur ses joues et ses lèvres. Puis elle choisit trois images dans des magazines qu’elle colle. La première représente deux hommes masqués par des turbans dont on ne voit que les yeux ; la deuxième image, deux femmes entièrement voilées par leurs habits. Enfin, une image représente la lune et le soleil. Ensuite, après un temps d’attente, elle dessine sur sa bouche un foulard (à la façon d’un cow-boy), qui vient masquer cette dernière. Puis, elle écrit : « Passer incognito. »
Que veut nous dire Lucille, ou plutôt que veut-elle taire en masquant sa bouche ? Lucille ne nous signifie-t-elle pas alors à quoi lui servent tous ses artifices esthétiques et langagiers : parler pour taire l’impossible ?
Au fil des séances à l’atelier, je constate un changement grandissant chez Lucille. Sa parole est devenue moins présente, mais plus signifiante : « C’est difficile, je n’y suis plus », « je ne sais plus ». Lucille ne coupe plus la parole aux autres patients. Elle semble également mieux vivre le silence pendant le temps de production, investissant davantage l’objet qu’elle crée en travaillant plus lentement, plus posément, marquant des temps d’arrêt. Son geste pictural est moins pulsionnel. Elle est aussi moins observatrice de ma présence, de mon regard, devenant plus présente à elle-même et peut-être plus à l’écoute de sa voix intérieure.
Les résistances lâchent doucement. Les souvenirs d’enfance émergent. Elle me dit d’ailleurs se souvenir davantage, évoquant de plus en plus ses parents dans ses productions à travers les objets qu’elle a « abandonnés » au cours de sa vie : la malle que ses parents ont amenée avec eux lors de leur déménagement du Nord de la France à Cassis, ou encore la table de chevet et l’armoire qui appartenaient à son père. J’apprendrai par la suite qu’elle a pratiquement toujours vécu avec ses parents, ne les quittant que quelques années seulement pour suivre son mari en Algérie. De retour en France avec son fils âgé de 3 ans, elle restera présente dans le foyer jusqu’à leur mort.
Petit à petit, Lucille laisse ses émotions remonter, jusqu’aux larmes qui ne sont pas très loin. Elle quitte le terrain des artifices pour laisser le sujet qu’elle est exprimer sa souffrance.
Il y a ainsi eu comme un déplacement de la parole pendant l’atelier d’art-thérapie, un déplacement subjectif. Par son silence des mots, Lucille a pu entendre. Et ce qu’elle a entendu et symbolisé par ses différentes productions plastiques, elle a alors pu commencer à le dire. Le bavardage incessant de la petite fille aux parures de princesse a laissé place aux dires de la femme qu’est Lucille. Une femme qui, au fil des séances, a enlevé le foulard qui lui masquait la bouche pour exprimer la douleur de l’absence d’êtres aimés.
L’art-thérapie a permis à Lucille d’amorcer un travail de désinvestissement de la relation parentale pour aller à la rencontre de son « Je ».
Sous condition d’un accompagnement professionnel et bienveillant, il n’y a pas d’âge pour mener un travail sur soi, pour se relier à ses émotions profondes et s’affranchir d’une certaine souffrance.
VALÉRIE PIOT, ART-THÉRAPEUTE, GÉRONTOLOGUE»
Aujourd’hui, de plus en plus de services de santé, publics, privés et de prévention, font appel à l’art-thérapie. De plus en plus de structures médico-sociales font appel aux art-thérapeutes pour un accompagnement individuel ou de groupe. Hôpitaux, hôpitaux psychiatriques, unités de soins palliatifs, centres de rééducation fonctionnelle et neurologique, foyers de l’enfance, centres de psychothérapie, centres de détention, associations d’aide à la réinsertion sont les lieux d’intervention de l’art-thérapeute. Cette forme de thérapie représente en effet une autre approche de la personne, parfaitement complémentaire d’autres soins, de type médical ou rééducatif.
L’art-thérapie montre ses effets bénéfiques sur les patients atteints de psychopathologies, de maladies physiques et psychosomatiques, de lésions cérébrales, de handicaps moteurs, d’exclusions sociales, de troubles de la communication et de l’expression, de troubles relationnels, que ces personnes soient en établissement de soin ou suivies ponctuellement.
En consultation privée, elle trouve sa place dans le cadre des problématiques relationnelles, alimentaires, de stress, de deuil et de toutes les failles de la vie affective et quotidienne qui fragilisent la confiance en soi. Elle améliore les états dépressifs, les affections psychosomatiques, les problématiques de dépendance et les troubles de l’apprentissage. Quel que soit le trouble, le sexe ou l’âge de la personne en art-thérapie – dans cet espace où la création devient l’objet transitionnel entre intérieur et extérieur, entre soi et l’autre – l’art-thérapeute recrée, à l’image de ce que Winnicott décrit dans La Mère suffisamment bonne : « L’élargissement des perspectives pour la mère de suivre la capacité qu’a l’enfant qui grandit et évolue, de s’arranger avec ce qui fait défaut. » L’art-thérapie va mobiliser les capacités de la personne et composer, dans tous les sens du terme, avec ce qui fait défaut. La chose créée va en quelque sorte « combler » ce manque et le mettre à distance, comme la poésie l’a fait pour la colère d’Éliane.
Dans cet « espace de comblement », l’art-thérapeute est amené à réévaluer avec tact et intuition ce qu’il met en jeu entre lui et son patient. Il doit veiller à ce que la problématique ne dépasse pas le cadre de compétences qui est le sien et, le cas échéant et en toute connaissance de cause, orienter le patient vers un autre professionnel de la santé. L’art-thérapie est une bonne indication pour les personnes qui ne souhaitent pas ou ne peuvent pas entreprendre une psychothérapie verbale ou une psychanalyse. Quelques séances permettent parfois de soulager le symptôme, mais le plus souvent, comme pour toute thérapie, c’est un long voyage qui s’engage pour parvenir à apprivoiser peurs et blocages, avec les deuils et les adaptations que cela implique.
5 Michel Ledoux, Corps et création, Les Belles Lettres, 1992.