Armand, jeune dégingandé de dix-huit ans, cheveux blonds mi-longs au vent, bermuda beige laissant apparaître des jambes fines, mais musclées et nerveuses, pédalait de toutes ses forces à la suite de deux hommes dans la pleine force de l’âge et à l’allure un peu plus pataude. Le sourire leur revint quand ils purent lire le panneau d’entrée de la ville : Ferney-Voltaire. Ils en ressentirent un grand soulagement. La ville de Gex qu’ils fuyaient se situait à quelques kilomètres derrière eux.
La Suisse et sa frontière, synonymes de havre de paix, n’étaient plus très loin et bientôt les bottes de la Gestapo qui les poursuivaient ne seraient plus qu’un mauvais souvenir.
Les trois hommes ralentirent et pénétrèrent dans la petite bourgade comme si de rien n’était. Ils en profitèrent pour mettre pied à terre et, se regroupant côte à côte, commencèrent à discuter comme des ouvriers se rendant à leur travail.
— Armand, je crois qu’on s’en sort bien, pour le moment. La Gestapo de Gex n’est pas encore là. Restons vigilants, les Allemands sont aussi présents à Ferney-Voltaire.
— Je me sens mieux maintenant qu’on approche de la frontière. Merci, les gars. Sans vous, je ne sais ce que j’aurais fait.
— Après ce qui s’est passé ces derniers jours, on ne pouvait pas te laisser à Gex avec toute la Gestapo à tes trousses. On a bien vu qu’ils ne rigolaient pas !
— On passe quand ? fit Armand, fatigué et surtout pressé de se sentir à l’abri.
— On va voir avec nos contacts quand on aura fait la jonction dans le centre de la ville. Nous avons un lieu de contact. Ici ce sont eux les maîtres et ce sont eux qui décident ce qui se passe. Restons prudents, il y a certainement soit des soldats allemands en promenade, soit des agents de la Gestapo mêlés à la population, fit celui qui se faisait appeler Paul et qui semblait être le chef du binôme venu à la rescousse du jeune Armand quand sa vie était en danger.
Il fallait dire que les huit derniers jours avaient été intenses pour le jeune homme et sa vie avait irrémédiablement basculé ; comment aurait-il pu en être autrement ?
La jeunesse aidant, ce jeune exalté s’était lancé, le soir même où l’Allemagne pénétrait en territoire russe, dans une opération qui aurait paru complètement insensée aux yeux de beaucoup et dont il n’avait pas mesuré un instant les conséquences tragiques.
En ce soir du 22 juin 1941, après avoir entendu à la radio que l’Allemagne nazie avait lancé son opération Barbarossa contre la Russie, Armand, jeune sympathisant communiste, avait tagué à l’aide de deux amis la mairie de sa commune, Gex, qui se trouvait en zone interdite et de fait, sous la main mise de l’armée allemande suite à l’armistice du 22 juin 1940. Le lendemain, la population avait découvert un magnifique « À bas les boches » en gros traits noirs maladroits sur la façade blanc cassé de l’édifice.
La réaction des autorités d’occupation ne se fit pas attendre. Le chef de la garnison donna la journée aux autorités communales pour que la ville livre les responsables de cet affront.
Le père d’Armand, instituteur, syndicaliste et compagnon de route communiste, se doutant que son fils pouvait fort bien s’y trouver mêlé, le dissuada de se rendre quoi qu’il arrive.
Ce fut en fin de journée qu’arriva un coup de théâtre qui surprit tout le monde. Il était dix-neuf heures à peine passées quand tout un détachement militaire allemand se présenta devant la petite maison de l’instituteur et de sa famille.
Le commandant frappa et attendit.
Le père d’Armand, qui avait perçu au loin le martèlement émis par les bottes d’hommes en armes, avait poussé son fils hors du domicile par la porte de derrière, lui indiquant un lieu où se rendre en urgence.
Le commandant s’impatientait quelque peu quand la porte s’ouvrit enfin en grand, laissant apparaître un René Venarre tout sourire.
— Bonjour, commandant ! Que me vaut cette visite si tardive ?
— Monsieur, nous savons que c’est votre fils qui est responsable des insultes proférées contre le peuple allemand. Nous venons l’arrêter et le châtier comme il se doit.
— Comment pouvez-vous affirmer une telle chose ? Il était à la maison hier soir et étudiait.
— Malheureusement c’est un pieux mensonge, monsieur. Il a été reconnu et dénoncé ce midi.
René Venarre devint blême, comme si tout son sang avait été siphonné de son corps d’un coup. Comment pouvait-on faire quelque chose d’aussi détestable que de dénoncer un gamin de dix-huit ans ? se demanda-t-il.
Lui qui avait des convictions et des principes de rectitude, cela le dépassait. Il ne regrettait pas d’avoir pressenti quelques minutes auparavant que le pire risquait d’arriver. C’était là ! Il reprit ses esprits pour répondre au commandant de la Gestapo.
— Mon fils n’y est pour rien, laissez-le tranquille.
— Ne me faites pas perdre mon temps. Livrez-le et l’affaire s’arrêtera là.
— Non, c’est hors de question !
L’instituteur avait à peine achevé sa phrase que d’un geste le chef de corps ordonnait à ses hommes de pénétrer dans la demeure.
Les soldats fouillèrent tous les recoins pendant quelques minutes, ne se gênant pas pour tout renverser au passage. On aurait cru qu’un raz de marée venait de traverser le logement d’habitude si ordonné et propret.
Malgré l’échec de son opération, le commandant n’avait pas l’intention de perdre la face. Il se tourna vers ses hommes :
— Emparez-vous de lui, immédiatement.
René Venarre n’eut pas le temps de reprendre sa respiration que quatre gaillards l’avaient saisi et le sortaient manu militari après lui avoir entravé les mains avec une corde bien serrée. La bande au complet prit le chemin de la place centrale qui se situait à quelque trois cents mètres et s’immobilisa, lâchant au passage leur prisonnier qui reprit espoir. De nombreux visages apparaissaient dans l’entrebâillement de portes d’entrée ou aux fenêtres.
Soudainement, alors que le chef de bataillon hurlait dans sa langue que peu comprenaient, ses hommes firent volte-face en saisissant leurs mitraillettes. Ils criblèrent de balles le corps de l’instituteur qui n’avait rien vu venir.
Pendant ce temps, Armand, aimant profondément son père, lui avait obéi et s’était présenté dans un bar en retrait de la place centrale de la ville. Des hommes de l’âge de son père ou quelque peu plus âgés s’y trouvaient assis et tapaient le carton en sirotant un ballon de rouge.
Quand ils perçurent au loin le cliquetis saccadé des mitraillettes, ils firent le lien avec Armand, fils de leur compagnon de combat, et comprirent aussitôt de quoi il retournait. Le plus charismatique d’entre eux s’adressa au jeune homme qu’il connaissait depuis sa naissance.
— Viens, Armand, il faut se dépêcher.
— Mais on va où ? Et mon père, il nous rejoint quand ?
— Suis-moi. On en discutera plus tard. Pour le moment, il est urgent de te mettre en lieu sûr. C’est bien ce pour quoi ton père t’a envoyé à nous, c’est juste ? fit l’homme aux yeux bleu pâle et aux cheveux blancs bataillant littéralement sur son crâne.
— Euh… euh, oui… peut-être… balbutia Armand qui perdait pied alors que tout s’était emballé.
Le vieil homme se leva et, son autorité ne faisant aucun doute, le fils de l’instituteur exécuté en représailles — et surtout pour le sauver — le suivit.
C’est ainsi qu’Armand fut caché, puis il fut décidé qu’il fallait le garder à l’ombre un certain temps. Les hommes qui appartenaient à la Résistance optèrent pour le faire passer dès que possible en Suisse. Ensuite on verrait.
Deux jours plus tard, alors qu’un calme relatif enveloppait la petite bourgade, ceux qui avaient pris Armand sous leurs ailes protectrices organisèrent son transfert vers la ville de Ferney-Voltaire où des compagnons se chargeraient de lui faire passer la frontière en catimini comme cela se faisait depuis la signature de l’armistice.
C’est pourquoi l’on retrouvait nos trois compères entrant dans la ville du philosophe. Ils se rendirent au bureau de poste comme s’ils souhaitaient obtenir quelque renseignement. Et le guichetier, entendant la phrase servant de mot de passe, leur répondit de la même manière codée, puis leur conseilla d’attendre derrière le bureau à l’heure de la fermeture.
Ce fut ce qu’ils firent. Ils passèrent incognito, l’heure correspondant à l’horaire de ceux qui rentraient du travail à bicyclette. Ils parvinrent à la maison du guichetier qui les accueillit chaleureusement.
— Installez-vous comme chez vous.
— Nous allons te laisser avec Armand, ce sera plus discret. De plus, notre mission consistait à te l’amener et à te le confier. C’est chose faite ! Si tu n’y vois aucun inconvénient, on va repartir maintenant avant le couvre-feu.
— Je vous comprends. Alors dépêchez-vous, vous avez de la route à faire.
— Dans deux heures, nous serons chez nous. Prends bien soin d’Armand, il a passé un sale moment.
— Je vous le promets.
— Alors, salut !
Ils se serrèrent fermement la main et les deux compagnons reprirent leurs bicyclettes et la direction de Gex.
La femme de Gaston prépara le dîner et la famille se mit à table avec un convive supplémentaire. Le repas fut frugal et se composait d’une soupe de légumes et de pain.
— Excuse-nous, mais c’est tout ce que nous avons, fit l’employé de poste, contrit de ne pouvoir offrir mieux à ce gamin qui venait de perdre son père dans des circonstances terribles. Mais avec nos cartes de rationnement, ce n’est pas simple.
— Merci, Gaston. C’est parfait !
Après le repas, pendant que la maîtresse de maison rangeait la cuisine, Gaston s’entretint dans la pièce principale avec Armand.
— Vous croyez que ce sera long pour que je sois à l’abri en Suisse ?
— Non, je ne pense pas, mais ce n’est pas moi qui m’en occupe personnellement. D’autres dans notre groupe sont en charge des passages en coordination avec les services de renseignement suisses, ce qui évite les emmerdements avec les gardes-frontières qui sont assez pointilleux. Je te cacherai en attendant d’avoir le feu vert. D’accord ?
— D’accord. C’est gentil de prendre soin de moi.
— Vu ce qui s’est passé avec ton père qui s’est comporté en héros face à ces salopards, c’est le minimum que je pouvais faire.
Trois jours plus tard, Gaston revint de son travail comme à l’accoutumée et s’adressa à Armand dès son entrée.
— Fiston, prépare-toi, c’est pour ce soir.
Ils partagèrent ce dernier repas dans un silence recueilli, presque religieux. Puis vers 23 h, Gaston fit signe au jeune homme et s’empara d’un blouson de laine, la nuit étant fraîche, avant de sortir.
Les deux hommes enfourchèrent silencieusement leurs montures métalliques bien huilées afin d’émettre le moins de bruit possible et prirent la direction de la sortie de la ville.
Là, deux jeunes gens qui se présentèrent comme Jean et Jacques prirent en charge le paquet et s’engagèrent sur le chemin les approchant de l’Allondon, rivière serpentante servant contre son gré de frontière entre la liberté et la barbarie.
Pendant ce temps, Jules Fontaine, propriétaire terrien et viticulteur renommé du village de Satigny, dernier bastion genevois avant la France, s’adressait à sa plus jeune fille.
— Adèle, je sais très bien ce que tu vas faire ce soir et je n’aime pas ça. Regarde les nuages, il y a de l’orage dans l’air !
— Ne t’inquiètes pas, père, tout ira bien. J’ai l’habitude, maintenant, non ?
— Justement, c’est dans ces moments-là qu’on commet l’imprudence fatale !
— Je te promets que je serai prudente. Je ne fais que prendre mon colis quand il a passé la rivière et je le ramène pour le remettre au réseau en charge de lui chez nous.
— Si tu le dis !
Il était tout juste minuit, l’heure prévue pour la traversée de la rivière. Adèle, du haut de ses vingt ans, se tenait droite à l’extrémité d’un champ attenant à la propriété familiale, à quelques mètres seulement de l’orée des arbres bordant jalousement la rivière.
Soudain, elle perçut le sifflement d’un oiseau qui était le signal attendu. De son côté, les sentinelles suisses, qui étaient réparties tout au long de la frontière dans des guérites en bois, étaient occupées par des copines d’Adèle du même âge qu’elle. Elle ne s’en faisait donc pas. Elle répondit d’un autre chant d’oiseau qu’elle avait appris quelques mois auparavant. Le passage allait se faire.
C’est alors que, cachés dans les taillis côté français, sortirent de partout des soldats allemands accompagnés de bergers allemands aboyant de toutes leurs forces. Des camions embusqués quelques dizaines de mètres plus loin firent vrombir leurs moteurs et allumèrent leurs phares. Adèle comprit ce qui se passait. On les avait trahis et dénoncés. Elle resta là impuissante au risque d’être prise elle-même soit par la Gestapo si elle franchissait la rivière, soit par les gardes suisses qui auraient été informés de la situation.
Un quart d’heure plus tard, tout était fini, et la rivière semblait reprendre son cours paisible momentanément interrompu.
Quand Jules Fontaine perçut le grincement de la porte d’entrée, un soupir de soulagement le saisit. Adèle le rejoignit dans le salon où il se trouvait jusque-là pétri d’inquiétude.
— Ma chérie, te voilà ! Que s’est-il passé ? J’ai vu tous ces phares qui illuminaient la plaine comme en plein jour.
— Mon colis s’est fait prendre par la Gestapo et les passeurs avec ! Ils les ont cueillis. Ils les attendaient.
— Tu es certaine, Adèle ?
— Oui, père ! Ils étaient tellement nombreux avec des camions répartis le long de l’Allondon que ce ne pouvait être une opération de dernière minute. C’était trop bien préparé ! Quelqu’un nous a vendus ! Qui est le salopard qui a fait ça ?
Les yeux de la jeune femme s’embuaient de larmes de douleur et de rage. Elle n’avait pu s’empêcher de jurer tant l’émotion la submergeait.
— Il faut que j’en parle à mes amis des Espionnes dès demain. Je te laisse, père.
Il l’embrassa tendrement sur la joue.
— Bonne nuit ma chérie.