En ce début de journée estivale, Victor Farrell parcourait à pied les quelques centaines de mètres qui séparaient son domicile du consulat de Grande-Bretagne installé au 41 quai Wilson à l’entrée de Genève. Il appréciait ces moments de répit pendant lesquels il pouvait profiter du calme qui n’était entrecoupé, de temps à autre, que par le bruit d’une vague s’échappant du lac Léman et se brisant sur les murets de protection du quai.
Il lui paraissait toujours étrange de vivre là, dans cette ville internationale si calme et paisible alors que les hordes nazies déferlaient avec violence dans les pays alentour. Jusque-là, sa chère patrie avait été épargnée, mais pour combien de temps, se demandait souvent celui qui avait pour titre, vice-consul de Grande-Bretagne, mais qui dirigeait en réalité le SIS* à Genève depuis déjà plus d’une année.
Quand il arriva devant l’immeuble, la grande et lourde porte en fer forgé et verre cathédrale était grande ouverte. La concierge était en pleine activité et nettoyait le hall avec vigueur. Victor la salua avec un sourire et prit soin de ne marcher que sur les points lui paraissant les plus secs, avant de rejoindre son bureau au dernier étage.
Le Consulat occupait pour ses différents services ouverts au public le rez-de-chaussée et le premier étage. Le vice-consul, bien qu’habillé à quatre épingles comme à son habitude de son costume taillé à Savile Row et couvert de son légendaire chapeau melon, grimpa les marches des six étages à vive allure et ne sembla nullement essoufflé quand il franchit la lourde porte en bois massif sur laquelle une plaque en laiton indiquait « Consulat de Grande-Bretagne, privé », sans aucune autre précision.
Il tourna le gros bouton en laiton et pénétra dans l’antre des espions britanniques à Genève. Le volume des pièces était particulièrement important. Il se retrouva devant la réception qui n’était autre que le bureau de son assistante personnelle, Thela Todd-Naylor, qu’il salua en levant son couvre-chef avant de le poser sur le porte-manteau. Il passa devant des bureaux dont la porte était ouverte, se contentant de poursuivre son chemin lançant un « Good Morning » aimable.
Le vice-consul arriva au bout du couloir et pénétra dans son bureau qui couvrait une surface d’une bonne trentaine de mètres carrés. S’asseyant à sa table de travail, il saisit les journaux qui l’y attendaient, posés en pile. C’est à ce moment-là que Thela entra, portant un plateau qu’elle déposa à portée de main de son chef.
— Merci, Thela ! Cet Earl Grey me fera le plus grand bien !
— Assurément. Avez-vous besoin d’autre chose ?
— Non, merci. À plus tard !
Elle lui répondit par un signe de tête et fit demi-tour.
Victor plongea dans la presse britannique et suisse comme chaque matin.
Une demi-heure plus tard, le vice-consul Farrell, ayant achevé sa lecture matinale et ingurgité sa première tasse de thé au bureau, se rendit en salle de réunion pour le meeting prévu avec une partie de son équipe. Quand il arriva dans la grande salle donnant sur le lac illuminé par le soleil d’été, son assistante et ses adjoints, les vice-consuls King et Kruger, l’attendaient déjà et échangeaient quelques mots avec verve. Alors qu’il pénétrait dans la salle, le silence s’installa instantanément. Il fallait dire que cet homme joufflu, mais élégant, à la chevelure châtain foncé et arborant une moustache drue inspirait à tout un chacun, respect et prudence. Il émanait de cet homme une autorité naturelle indescriptible.
Victor Farrell s’assit et prit la parole, sachant que les personnes autour de la table n’attendaient que cela.
— Bon, messieurs dames, même si les apparences sont trompeuses par cette journée estivale, nous ne sommes pas en vacances, mais bien au cœur d’un conflit dévastateur et nous devons être aux aguets de toute information cruciale pour la défense de notre patrie et pour la sauvegarde de l’Europe, si nous y arrivons. Andrew, James, quoi de nouveau de vos contacts ?
— Monsieur, je résumerai la situation de la manière suivante : rien de nouveau pour le moment ! fit Andrew King prolixe comme à son habitude. Les Français viennent tout juste de signer l’armistice et ainsi de céder une grande partie de leur territoire aux Allemands. Il faut attendre encore pour voir comment les choses vont évoluer maintenant. Cela ne nous empêche pas d’ouvrir les yeux et les oreilles, comme nous l’avons fait jusqu’à présent.
— Andrew a déjà résumé ma propre pensée, monsieur. Dans l’absolu, rien n’a changé ! L’ennemi potentiel reste le même, il est juste plus proche et il a déjà englouti presque toute l’Europe ! Les prochains sur la liste restent la Grande-Bretagne et la Russie si le pacte germano-soviétique venait à se briser, ce qui est tout à fait envisageable.
— Je me doutais assez de vos réponses. Je sais que vous avez vos réseaux en veille et que si quelque chose devait se savoir, vous l’auriez déjà signalé, cependant je préférais vérifier. De toute façon, de la part de l’aigle fou de Berchtesgaden, nous devons nous attendre à tout et surtout au pire. Je vous demande donc d’activer vos réseaux d’informateurs tant ici en Suisse qu’en France voisine. De mon côté, je vais poursuivre mes relations privilégiées avec le colonel Masson du SR suisse et avec mes homologues polonais, tchèques, français du 5e Bureau, hollandais et américains à Genève et Berne, bien entendu. Vous, Thela…
— Oui, monsieur !
— Je pense que ce serait une bonne chose que vous vous rapprochiez un peu de vos consœurs des autres consulats alliés.
— En fait, monsieur, j’ai déjà commencé en suivant vos instructions.
— Et ?
— Je suis déjà amie avec Marieke Van Eck qui est l’assistante personnelle de l’attaché militaire adjoint du consulat de Hollande, le colonel Jacobus Gerhardus Van Niftrick. Par ailleurs, mes copines de Genève m’ont fait rencontrer une certaine Hannah Leibowitz qui vient d’arriver de Pologne et qui a été prise en charge avec son jeune fils par la Croix-Rouge.
— Et pourquoi vous intéressez-vous à elle ?
— Je n’ai rien cherché du tout, monsieur. Le hasard a fait qu’ayant une activité sociale développée, comme vous me l’avez demandé, j’ai des amies dans un peu tous les milieux genevois. Et c’est au cours d’une soirée en faveur du CICR qu’on m’a présenté Hannah Leibowitz qui parle plus polonais, hébreu et anglais que français. Je l’ai trouvée sympathique et le fait qu’elle ait échappé de peu à la fermeture du ghetto de Lodz au nord-ouest de la Pologne a accru mon empathie pour elle. C’est d’ailleurs à cette même occasion que j’ai sympathisé avec la fille aînée de monsieur Armand Brunschwig, le président de la communauté juive de Genève, Esther Brunschwig. Elle-même parlait anglais et hébreu de temps à autre avec Hannah. Elle est très gentille et très dynamique.
— Vous devenez une véritable Mata Hari, chère Thela !
Les autres participants sourirent de concert avec le vice-consul, tant sa remarque se montrait des plus appropriées.
— Messieurs dames, il faut poursuivre ces contacts tous azimuts ! Je compte sur vous.
Victor Farrell, qui détestait les longs discours et les réunions qui n’en finissaient pas, se levait déjà et, saluant ses interlocuteurs d’un signe de tête, quitta la pièce sans autre commentaire ou instruction.
* Secret Intelligence Service ou MI6.