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Victor Farrell ne s’était pas trompé en quittant le consulat le 15 août au soir après une belle victoire britannique sur la Luftflotte 5. Ce n’était pas terminé et le Royaume-Uni allait devoir lutter pied à pied contre ces monstres nazis.

Les événements s’accélérèrent même en fin du mois, le 24 précisément, quand un Heinkel 111 se trompa de cible et largua ses bombes sur Londres au lieu de la raffinerie de Thameshaven. Churchill et son gouvernement prirent cela pour une provocation et décidèrent de « rendre le chien de leur chienne à ces foutus boches », comme s’exclama le Premier ministre. Dans la nuit du 25 août, la RAF, bravant les dangers immenses qui la guettaient, largua une pluie de bombes sur Berlin.

Le fou de Berchtesgaden n’apprécia pas du tout la plaisanterie et décida de bombarder les villes anglaises non-stop. Farrell s’était demandé combien de temps la population devrait subir de telles attaques meurtrières. Le pays était à feu et à sang.

Heureusement les divers services de renseignement alliés se concentraient pour apporter les moindres éléments cruciaux pour les Britanniques. Ils arrivaient ainsi à déjouer certains plans. La priorité absolue consistait à protéger au maximum la flotte des aéronefs de la RAF, le temps qu’elle se requinque et se renforce de nouveaux éléments.

Farrell pouvait compter sur un allié de choix concernant l’Allemagne nazie. Il avait été mis en contact direct avec un certain Hans Hausamann à Lucerne par son ami Roger Masson, patron du SR suisse.

Cet homme était redouté par tous, tant son caractère était fort, et sa connaissance du monde du renseignement se révélait immense. C’était tellement vrai que, bien qu’ayant créé son propre service de renseignement privé, il avait intégré le service de renseignement suisse. Cependant, il avait réussi à imposer à ses supérieurs de rester totalement en dehors de toute structure hiérarchique de l’armée hormis le général Guisan. Il avait créé son propre service de renseignement essentiellement basé sur des sources allemandes avec un certain nombre d’agents en Allemagne et de taupes de très haut niveau.

C’est ainsi que le vice-consul de Grande-Bretagne échangeait souvent avec Hans Hausamann qui lui livrait les dernières nouvelles de son réseau, le réseau Ha, concernant l’Île.

Cependant, même si une partie de la stratégie ennemie était connue, il n’en demeurait pas moins que les bombes tombaient inexorablement sur Londres.

Ce dimanche 15 septembre aurait pu se révéler comme tous les précédents, un jour de déluge de bombes. Farrell, qui suivait par radio et cartes tout ce qui se passait dans sa patrie, put apprendre en temps réel par le Premier ministre lui-même dans le QG de la 11e à Uxbridge, que la RAF attendait les bombardiers allemands pour les accueillir comme il se devait. C’était un sacré coup de poker, s’était dit l’espion en chef de Genève. La Grande-Bretagne avait lancé tous ses aéronefs dans le ciel. Il n’y avait plus aucune réserve possible.

Farrell ne pouvait imaginer encore que ce serait un tournant de la bataille d’Angleterre. La RAF descendit en flammes une soixantaine d’avions allemands et l’ensemble de la flotte repartit vers l’Allemagne. Hitler avait en face de lui un pays et un Premier ministre des plus coriaces. L’affaire n’était pas pliée !

La veille, après un long parcours traversant toute l’Espagne de Franco, les Pyrénnées et le sud de la France, le tout en changeant plusieurs fois de moyen de locomotion, un chauffeur déposa son colis à la hauteur de Ville-la-Grand, ville limitrophe d’Annemasse en Haute-Savoie.

Le paquet en question n’était autre qu’Angela Sevan Churukian qui fut aussitôt prise en charge par une équipe de Lucien Mas. La petite troupe se rendit aussitôt à la frontière au niveau de Moillesulaz et se présenta au « passage de l’ambassadeur » qui se révélait être la maison d’Irène Gubier sur le Foron. Une fois la rivière française passée, Angela Sevan Churukian fut accueillie par Andrew King et James Kruger. Le trio regagna le quai Wilson et les bureaux sous les toits. On était en toute fin de journée, la nuit était déjà tombée, mais Victor Farrell et son assistante Thela se trouvaient encore là.

Le vice-consul se sentit soulagé que la jeune femme envoyée par sa hiérarchie soit arrivée saine et sauve. Il l’accueillit avec chaleur.

— Bonsoir, madame, et bienvenue à Genève. Il lui serra chaleureusement la main.

— B’soir ! Appelez-moi Sev, ce sera plus simple.

— Bien ! Je propose que nous ne fassions pas de vieux os aujourd’hui, le voyage a dû être fatigant pour Sev. Thela, pouvez-vous vous occuper d’elle, ce soir ?

— Bien sûr !

— Dans ce cas, je vous laisse et on se retrouve tous demain matin.

Victor Farrell se leva et quitta son bureau.

 

Le lendemain matin, alors que Victor Farrell et ses deux adjoints discutaient de choses et d’autres en salle de réunion autour d’un thé — sauf pour James Kruger qui préférait un expresso à l’italienne et des croissants —, un quatuor féminin fit son entrée.

— Waouh, fit Andrew qui, comme ses collègues, ne croisait guère de femmes dans le milieu des espions au bout du lac, ou ailleurs.

— Bonjour ! Entrez, je vous prie. Asseyez-vous. Thela va s’occuper de vous servir la boisson de votre choix. Pendant ce temps, je ferai les présentations.

Les trois autres jeunes femmes s’assirent et Thela sortit déposer ses affaires personnelles à son bureau avant de suivre les directives de son supérieur. Ce dernier prit la parole :

— Messieurs, je vous présente mesdames Hannah Leibowitz, Ruth Jacob. Vous connaissez déjà Angela Sevan Churukian. Mesdames, voici mes deux plus proches collaborateurs qui se tiendront à votre disposition ; Andrew King et James Kruger.

Thela revint et servit ses collègues, puis prit place à gauche de Victor Farrell comme à l’accoutumée.

— Si j’ai décidé de vous réunir ce matin, ce n’est pas le fruit du hasard, bien au contraire. Il s’avère qu’il y a plusieurs jours déjà, Thela m’a informé que son amie Hannah Leibowitz, qui est très active auprès des réfugiés juifs, connaissait une jeune femme dans la même situation, mais venant de Paris et qui souhaitait servir contre l’envahisseur allemand. Dans le même temps, notre QG décidait de nous envoyer Angela Sevan Churukian comme agent de terrain possédant une formation commando. Pour tout dire, je me demandais bien ce que je pourrais faire de cette information sachant que, jusqu’à présent, notre job consiste à recueillir sur le terrain les renseignements qu’on peut nous livrer, mais en aucun cas d’aller les chercher nous-mêmes. C’est l’attaché militaire adjoint à la légation de France de Berne, Gaston Pourchot, avec qui je devisais de différents points, qui me livra une piste. Pourquoi ne pas envoyer Ruth Jacob et Angela Sevan Churukian en mission de repérage et d’espionnage en France ?

— Waouh, fit encore Andrew King. C’est gonflé !

— Et pourquoi pas ? lui rétorqua Sev sans crier gare.

— Ben…

— On est parfaitement capables de se débrouiller aussi bien que n’importe qui, hein, Ruth ? continua l’Anglo-Arménienne sur le même ton.

— Sev a entièrement raison.

Farrell sourit dans sa moustache en contemplant le tableau où son adjoint s’était fait remettre à sa place vite fait par deux bouts de femmes au caractère bien trempé. Il n’avait pas non plus imaginé qu’elles seraient déjà « cul et chemise », se disait-il, alors qu’elles se connaissaient à peine. Il avait devant lui un sacré duo. Il reprit la parole avant que cela ne dégénère.

— Il est vrai, Andrew, que nous ne disposons, à ce jour, d’aucun agent de terrain et encore moins féminin. Mais il y a un début à tout, n’est-ce pas, mesdames, fit-il en s’adressant à ses voisines tout sourire. Je me permettrai juste une question : êtes-vous conscientes que partir en France voisine avec des faux papiers, espionner les forces adverses est extrêmement risqué et que vous pourriez être prises, torturées et assassinées ?

— On n’y va pas pour des vacances en bord de mer, répondit Sev avant sa voisine avec son tact déjà constaté.

— Sev a raison, on sait très bien ce qui nous attend, compléta Ruth. Il n’est pas question de rester ici à contempler le lac alors que les nazis occupent mon pays et persécutent mon peuple.

En écoutant les deux jeunes femmes qui avaient un gabarit assez semblable et une allure assez proche, Farrell se dit qu’il avait face à lui une sacrée paire.

Les deux jeunes femmes mesuraient dans les un mètre soixante-cinq et portaient des chevelures brun foncé abondantes. Sev arborait une coupe au carré et ses yeux noisette scintillaient d’intelligence. Ruth avait les cheveux brun foncé plus longs attachés en queue de cheval et des yeux marron foncé presque noirs. La première semblait avoir une carrure plus large que la seconde, mais Farrell ne savait si c’était dû à son blouson d’aviateur et à son look plus masculin en portant un pantalon. De son côté, Ruth portait un tailleur jupe marron clair et paraissait plus féminine. Mais le vice-consul se doutait qu’elles étaient aussi dangereuses l’une que l’autre.

— Pour moi, fit Victor Farrell, il n’y a aucun doute sur vos motivations et vos capacités à vous débrouiller. Si je vous ai tous fait venir ici, c’est pour qu’on se mette d’accord sur trois points majeurs.

— Qui sont ? demanda Hannah restée silencieuse jusque-là, mais qui souhaitait à présent montrer qu’elle n’était pas un second couteau.

— Il faut définir ensemble les objectifs à atteindre pour ces deux dames. Il me semble qu’avant de les envoyer sur le terrain, on devrait leur apporter une formation de défense en milieu hostile minimale. Enfin, dernier point et pas le moindre : qui gère ce duo ?

Sev avait l’intention de répondre la première comme cela avait été le cas jusqu’à présent, mais elle se fit brûler la politesse par Hannah qui n’avait rien à envier à qui que ce soit en termes d’autorité naturelle et de fort caractère.

— Je crois qu’apporter les rudiments du combat et de la défense en même temps que certaines astuces d’espion est une excellente idée et le SIS a la structure et les moyens pour le faire. Il ne faudrait pas que cela excède quelques jours. Pour ce qui est de la mission, mon avis est qu’il faudrait commencer au plus vite par une mission test, si je puis m’exprimer ainsi. Cela permettrait à notre duo infernal d’apprendre à travailler ensemble et à faire face au danger qui ne manquera pas.

— Vous pensez à quoi ? réussit à placer Sev qui piétinait d’impatience.

— Depuis le découpage de la France en deux zones, ceux qui l’ont pu se sont installés dans la zone sud et je sais par certains canaux qu’à Lyon, il y a des mouvements qui refusent la défaite et veulent se battre contre les nazis. Cela vaudrait la peine d’y aller rapidement, de sonder à qui on a affaire et de revenir ici nous faire un rapport d’activité. Il sera temps ensuite de vous envoyer espionner des sites militaires ou stratégiques.

Farrell ne s’attendait pas du tout à ce scénario où la femme d’un professeur de médecine juif se muerait en chef de guerre. C’était impressionnant. Il n’avait pas grand-chose à rajouter.

— Et vous voyez qui comme coordinateur ?

— Moi et qui vous voulez du SIS.

— Moi, lança spontanément Thela qui restait d’habitude très en retrait.

Victor Farrell songea que, décidément, ces femmes avaient de la ressource. Il répondit à celle qui faisait figure de chef au même titre que lui.

— Madame Leibowitz, votre présence me paraît tout à fait justifiée. Quant à vous, Thela…

La jeune femme commença à se tordre les doigts, se disant que son rôle d’assistante risquait de ne pas lui permettre de jouer un rôle sur le terrain. Ses traits se crispèrent.

— … je ne vois aucun inconvénient majeur à ce que vous agissiez aux côtés de madame Leibowitz.

La jeune femme blonde et bien mise se remit à sourire.

— Je pense juste qu’en n’ayant encore aucune expérience en matière d’agent de liaison, il serait préférable que vous soyez épaulée par l’un d’entre nous au SIS qui a l’expérience et pourra le cas échéant vous conseiller. Qu’en pensez-vous ?

L’émotion gagna l’assistante du vice-consul de Grande-Bretagne qui commençait à entrevoir qu’elle pourrait apporter une contribution plus importante au combat contre la tyrannie nazie.

— C’est d’accord, fit Thela. Je vous laisse le choix de celui qui m’aidera, je les apprécie tous.

— Dans ce cas, si vous êtes d’accord, c’est moi qui serai à vos côtés, étant l’aîné en âge et en fonction au SIS.

— Merci, monsieur, merci ! fit Thela admiratrice et reconnaissante.

Elle savait que son chef était reconnu au sein même du SIS comme quelqu’un de très compétent. Et s’il restait à Genève à un poste qui aurait pu paraître subalterne, c’était parce que Dansey considérait que Genève et sa situation internationale, grâce à la SDN, étaient un point clé du succès. Il voulait Farrell à cet endroit.

Andrew King et James Kruger, en bons soldats, avaient laissé la réunion suivre son cours. Victor Farrell reprit la parole.

— Bon, est-ce que nous sommes tous d’accord ?

Avant que Sev ne puisse réagir, il continua son propos.

— Dans ce cas, mettons tout cela en place. Hannah, vous restez un peu avec nous ?

— Oh oui, avec plaisir.

— Parfait. Allez, vous autres, à vos tâches respectives. Thela et Hannah, suivez-moi, s’il vous plaît.

Victor Farrell se leva et partit vers son bureau sans s’inquiéter de qui que ce soit.

Angela Sevan Churukian commença une phrase :

— Et nous ? On fait quoi ?

Victor Farrell, Thela et Hannah leur tournaient déjà le dos et rejoignaient le bureau du fond de l’étage.

— Suivez-les si vous le souhaitez, fit James Kruger. Sinon, vous pouvez rester avec nous.