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La vie en zone occupée, et tout particulièrement en zone interdite, comme le Pays de Gex, était difficile. La population souffrait de rationnement alimentaire et le moindre déplacement était surveillé et réglementé. Elle avait le sentiment de vivre dans une prison à ciel ouvert.

Les quelques personnes qui contestaient l’ordre nouveau et qui s’étaient regroupées autour de deux leaders du mouvement de la résistance à Bourg, Léon Morandat et son représentant Paul Pioda, souhaitaient obtenir un peu d’air et d’espoir. Après ces semaines d’invasion, ils décidèrent qu’il fallait faire quelque chose et la seule idée qui leur parut valable était de trouver un moyen de se rendre en Suisse voisine.

De fait, le Pays gessien et le Pays genevois pouvaient être considérés comme des cousins. Au cours des siècles les uns et les autres s’étaient établis de part et d’autre de la frontière quand ils ne portaient pas le même nom de famille. Alors, se retrouver derrière un mur de verre contrôlé par des bottes SS était devenu intolérable.

La section de Ferney-Voltaire décida d’envoyer trois éclaireurs qui auraient pour tâche de vérifier que le passage pouvait s’effectuer facilement des deux côtés et en toute sécurité. Des jeunes gens furent désignés et ils organisèrent leur mission suivant quelques conseils des anciens du groupe de résistants. Le commando devait rejoindre le nord de Genève à la hauteur de Satigny, Meyrin.

C’est ainsi que le trio se promenait à bicyclette en cette fin de journée de mi-octobre, alors que la luminosité faiblissait à grands pas. Ils commencèrent à effectuer de grands tours sur les chemins qui traversaient les champs le long de la rivière Allondon.

Le but de cette tactique consistait à vérifier la présence anormale de soldats allemands le long du cours d’eau aux points prévus pour passer. Finalement, tout semblait paisible. Les jeunes n’avaient repéré aucun stationnement militaire particulier et dense au niveau de la rivière. La nuit avançant, ils s’étaient approchés un peu plus des arbres enracinés au bord de l’Allondon et lâchèrent leurs engins métalliques dans les hautes herbes.

Jean, le chef d’équipe, s’avança le premier vers la frontière. Il fut suivi aussitôt de son frère Jacques et de leur ami d’enfance, Pierre. À eux trois, ils ne dépassaient guère les soixante-dix ans. Le premier se laissa glisser le long de la douce pente de terre et sentit l’eau froide s’engouffrer dans ses souliers, puis à travers ses jambes de pantalon. « Il n’est plus question de lambiner » se dit-il. Jean accéléra le mouvement et, deux minutes plus tard, s’accrochant aux branches, il commença sa remontée du bord opposé. Il attendit que Jacques et Pierre le rejoignent, puis il poursuivit son avancée plein sud et se retrouva sur une prairie en friche.

À quelque dix mètres, malgré la nuit qui se faisait de plus en plus pressante, il distinguait un début de rang de vigne. Il s’y rendit et s’accroupit le temps que les autres le suivent. Il prit la parole à voix basse de peur de se faire repérer :

— On est passés. Je ne sais pas où on est, mais on est en Suisse.

— Vous êtes chez moi, lui répondit une voix haut perchée et assez forte dans son dos.

Jean, qui n’avait pas prévu cela, se retourna. Il se retrouva les yeux à la hauteur des genoux d’une jeune femme aux cheveux couleur de blé mûr. Se sentant ridicule, il se leva et la toisa enfin de toute sa hauteur. Son visage reprit quelques couleurs.

— Vous êtes qui d’abord ?

— Je m’appelle Adèle et j’habite cette propriété. Donc, vous êtes chez moi ! Et vous ? Qui êtes-vous ?

— Euh… Je m’appelle Jean, voici mon frère Jacques et notre ami, Pierre.

— N’ayez pas peur, je ne vous dénoncerai pas.

— Mais les gardes suisses ne vont pas débarquer ?

— N’ayez crainte. Comme ils vous verront avec moi, ils vous prendront pour des gars du village.

Depuis plusieurs mois déjà, la Confédération helvétique qui craignait d’être envahie par les Allemands avait mis en place un système de surveillance tout le long de certaines frontières qui consistait en un ruban de cabanes de surveillance espacées de un à trois kilomètres selon les configurations du terrain. Le garde disposait de torches et d’un lit et pouvait apercevoir les cabanes à sa gauche et à sa droite et ainsi leur envoyer des signaux en cas de détresse.

Rassuré, Jean relâcha sa vigilance. La jeune femme reprit :

— Vous êtes venus pour quoi ? Puis-je vous aider ?

— On voulait tester le passage et on doit se rendre au plus vite au consulat de France. Alors, il faut qu’on y aille.

— Vous savez que le consulat est déjà fermé à cette heure et que c’est tout à l’opposé d’ici ?

— Et alors ?

— Vous êtes trempés, vous avez froid. Venez dormir à la maison, il y fait chaud. Demain matin, je vous mènerai au consulat.

— Et pourquoi vous nous aideriez au lieu de nous dénoncer ?

— Mon pauvre ami, vous croyez vraiment que vous êtes le premier à débarquer sur nos terres. Ma famille possède une des plus grandes exploitations agricoles et viticoles de la région, alors il y a déjà un certain nombre de réfugiés qui ont fait la même chose que vous ! Mais si cela ne vous convient pas, je rentre.

Adèle se tourna et commença à gravir la petite colline menant à une demeure de maître. Jean, Jacques et Pierre comprirent qu’ils n’avaient d’autre choix que de suivre la crinière blonde virevoltant au gré du vent. La jeune femme, sentant qu’on la suivait, rit pour elle-même. Elle ouvrit la porte principale du manoir et cria à l’attention de son père qui lisait tranquillement dans le salon.

— C’est moi, père ! Je vais faire un café pour des amis.

— Hein, hein… fut la seule réponse du paternel dont l’attention était retenue par sa lecture du moment.

Adèle fit signe à ses invités de la suivre dans le dédale de couloirs qui la menèrent au fond du bâtiment dans une vaste cuisine dont il émanait une chaleur appréciable. Un immense four à bois réchauffait la pièce.

— Voilà, vous êtes au chaud. Asseyez-vous près du poêle et je vous prépare un café. Vous aurez plus chaud !

— Merci, Adèle, fit Jean surpris qu’une jeune inconnue aussi jolie les reçoive ainsi.

— De rien ! Je vous prépare déjà un café et après on dîne avec mon père et je vous conduirai à vos chambres.

— Mais que va dire votre père ?

— Rien ! Il en a vu d’autres et puis, vous savez, nous avons de la famille en face et des terres par lesquelles vous êtes passés ! fit-elle non sans un regard malicieux. Donc, il trouve normal que j’aide ceux qui en ont besoin, alors que nous ici avons ce qu’il nous faut et vivons en paix. Ne l’oublions pas !

— Merci, encore !

Trois quarts d’heure plus tard, ils étaient tous attablés, et la gouvernante du manoir qui faisait aussi office de cuisinière leur servit un bon repas simple, mais chaud. Jules Fontaine s’intéressa à ses convives tout en respectant leurs identités et leurs activités, puis il alla dans sa chambre lire encore avant de s’endormir. Bien qu’il fût propriétaire terrien et à la tête d’une grosse exploitation, le père d’Adèle aimait lire plus que tout. C’était son moment de respiration en dehors du travail de la terre.

Ensuite, Adèle monta au second étage de la bâtisse qui ne comptait pas moins d’une vingtaine de pièces et leur indiqua trois chambres contiguës. Chaque lit était recouvert d’un drap et d’une couette déposés par la gouvernante à la demande de la jeune Fontaine.

Adèle les laissa et partit se coucher.

 

Le lendemain matin, alors qu’il était déjà 7h30, la jeune maîtresse de maison était tout habillée et prête. Elle monta dans les étages et atteignit la porte de la chambre de Jean. Elle toqua quelques coups. Aucune réponse. Elle ouvrit lentement et dit :

— Debout, il faut qu’on parte bientôt.

Elle entendit le froissement de draps et quitta la chambre. Elle fit de même aux deux autres portes et descendit dans la cuisine où Nany, la gouvernante, s’affairait aux fourneaux.

L’odeur alléchante du café aidant, les trois jeunes hommes se dépêchèrent de faire leur toilette, s’habillèrent de leurs vêtements secs et rejoignirent la pièce aux effluves si alléchants.

— Servez-vous ! Il y a du pain frais de notre four, du beurre, de la confiture, du miel du Jura et du café !

— Humm, merci, Adèle, fit Jean heureux de se réveiller ainsi.

— De rien. Allez, dépêchez-vous ! On prend le tram dans un quart d’heure, c’est long pour arriver aux Bastions !

Sous les coups de 9h, les quatre jeunes gens se retrouvèrent au pied du bâtiment, une sorte de petit hôtel particulier, qui servait de consulat français.

Pendant leur trajet ils avaient eu le temps de débattre de la meilleure méthode à utiliser pour rentrer en contact avec la personne qu’ils cherchaient. La difficulté résidait dans le fait que les trois garçons ne connaissaient pas son nom, mais seulement sa fonction et celle-ci pouvait se montrer problématique. Adèle leur avait proposé de jouer à l’ingénue. Comme elle était suisse, elle ne craignait pas grand-chose si cela ne tournait pas comme prévu. On ne risquait pas de la remettre aux mains allemandes ! Les trois jeunes gens avaient accepté la proposition.

La jeune femme prit le temps de respirer profondément avant de se lancer à l’assaut des quelques marches qui menaient à la grande porte en bois massif, et disparut aux yeux de Jean, Jacques et Pierre.

Adèle se retrouva dans un hall assez vaste au milieu duquel régnait un bureau où une femme un peu forte, en uniforme, la cinquantaine, était assise. Celle-ci prit la parole tout sourire :

— Mademoiselle, que puis-je pour vous ?

— Bonjour, madame ! J’ai besoin de rencontrer la personne qui est chargée du renseignement dans le consulat. On m’a parlé du 5e Bureau. J’ai des informations importantes et confidentielles à lui communiquer en personne.

Ce n’était pas tous les jours que madame Duchesne recevait ce genre de doléance. Surtout qu’avec des oreilles indiscrètes, cela pouvait poser problème. D’un autre côté, ne pas répondre favorablement pouvait causer d’autres soucis. Elle reprit sa posture protocolaire en souriant et dit :

— Je comprends ! Si vous le voulez bien, je vais aller chercher la personne que vous demandez.

La femme un peu boulotte et charmante se leva et parcourut quelques mètres dans le hall avant de disparaître. Le temps parut d’une longueur sans fin à la jeune Adèle.

Quelques minutes plus tard, la même dame, toujours le sourire de circonstance, revint suivie d’un homme du même âge qu’elle, cheveux épars grisonnant sévèrement, moustache fournie et broussailleuse, l’air un peu terne, mais souriant quand il tendit une main et dit :

— Lieutenant Fernand Nappey, responsable du 5e Bureau de Genève. En quoi puis-je vous aider, mademoiselle ?

— Vous êtes sûr que je ne crains rien ? Vous n’allez pas me dénoncer au SD* ?

Nappey sourit et la regarda dans les yeux :

— Avec votre accent genevois fort prononcé, je doute que vous soyez française et concernée par la Gestapo. Par ailleurs, moi aussi, je préfère rester discret. Est-ce qu’on peut se voir dehors ? Vous m’expliquerez de quoi il retourne. Il y a un café au bout du boulevard Helvétique en bas à droite, fit-il en lui indiquant le chemin avec ses longues mains décharnées. Je vous y retrouve dans cinq-dix minutes.

— Merci, monsieur, répondit-elle.

Adèle respirait déjà plus facilement. Elle se retourna et dévala les marches à toute vitesse. Elle retrouva ses compères à l’angle du bâtiment et leur raconta ce qui s’était passé. Jean pensait que le risque était faible d’y aller, Jacques pourrait faire le guet pour vérifier si le fameux agent du 5e Bureau était bien qui il affirmait être et s’il était venu seul.

Les quatre jeunes gens quittèrent le cours des Bastions en direction du boulevard. Arrivés à une vingtaine de mètres du café, ils laissèrent Jacques se placer de manière à observer alentour et poursuivirent leur chemin jusqu’au bistrot qu’ils apercevaient.

Une bonne dizaine de minutes plus tard, un homme de grande taille, béret sur la tête et moustache au vent, passa devant un jeune homme sans même le remarquer et traversa le boulevard. Il poussa la lourde porte en verre du bistrot et rejoignit le petit groupe assis autour de la charmante jeune femme blonde.

— Est-ce que je peux m’asseoir ? fit-il d’une voix calme et douce.

— Oui, bien sûr, lui répondit la demoiselle.

— Vous m’excuserez de ne pas avoir été plus long tout à l’heure, mais au consulat, les murs ont des oreilles et tout le personnel n’a pas forcément les mêmes convictions que moi concernant l’Allemagne du IIIe Reich.

— Et quelles sont-elles ? demanda, direct, un Jean qui souhaitait savoir de quoi il retournait avec ce personnage.

— Je suis un patriote français, mais jamais je ne subirai le joug boche ! Je les ai combattus jusqu’à l’armistice et je continue.

À ce moment-là, Jacques arriva et fit un clin d’œil à son frère en les rejoignant.

— Vous m’avez demandé de vous rencontrer, me voici. Je prends moi-même des risques alors que je ne vous connais pas. Pouvez-vous m’indiquer qui vous êtes et ce que vous me voulez ?

— Oui, bien sûr ! fit Jean.

Le jeune homme expliqua d’où ils venaient et les raisons qui les avaient poussés à prendre contact avec le 5e Bureau.

— Vous comprenez à présent qu’un contact sûr avec des gens ayant les mêmes visées que nous est indispensable. Comme nous savions que le 5e Bureau continuait le combat sous couverture, nos chefs ont pensé que vous pourriez nous aider.

— Merci, Jean ! Sachez que vous êtes notre premier contact au nord de Genève. Par contre, ligne de démarcation aidant, nous avons déjà mis en place un réseau d’informateurs en Haute-Savoie et à Lyon avec la Résistance.

— On pourrait compter sur vous pour le Pays gessien ?

— Oui, bien sûr ! Mais ce sera bien plus dangereux pour vous. Et comment ferez-vous pour avoir un agent de liaison entre vous et moi ?

— Ben, il y a moi, fit Adèle à la surprise de tous. Je suis de la région et la propriété de mon père finit à la frontière nord du canton.

— Vous êtes consciente que c’est dangereux ?

— Descendre les escaliers aussi ! fit la jeune femme d’un air effronté.

— On peut voir les choses ainsi ! répondit l’agent du 5e Bureau, épaté par ces jeunes gens. Si vous y tenez vraiment, cela pourra se faire, mais il faudra que je vous mette en contact avec certaines personnes ici.

— D’accord !

— Par ailleurs, sachez bien, vous quatre, qu’il y a des Français qui travaillent pour le SD ou pour l’Abwehr sous couverture et que l’Abwehr pullule ici à Genève ! Pas de contact avec des inconnus. Ce que vous avez fait aujourd’hui était osé !

— Mais payant ! crut bon de rajouter Adèle de son air espiègle.

— Faites quand même plus attention, la chance ne sourit pas toujours deux fois ! rajouta Fernand Nappey d’un air sérieux.

— Vous avez raison ! dit Jean conscient que leurs vies étaient en jeu.

Ils restèrent ainsi une heure, puis se quittèrent non sans avoir tout planifié pour leurs activités futures.

Les jeunes repartirent vers le nord et l’agent regagna ses bureaux ; il devait informer Gaston Pourchot à Berne de ce qui venait de se passer.

Fernand Nappey était ravi de la perspective de lier des contacts avec la résistance du pays de Gex dont il connaissait déjà un certain nombre de membres, mais qu’il était difficile jusqu’alors de joindre.

 

* Sicherheitsdienst, qui se traduit par : service de la sécurité. C’est de celui-ci que dépendait la sécurité intérieure, la Gestapo, mot plus utilisé en France.