Hannah Leibowitz s’était habituée à sa nouvelle vie, même si plusieurs fois par jour le visage d’Avram lui apparaissait et l’angoisse de n’avoir aucune nouvelle de lui l’étreignait. Puis, elle reprenait vite le dessus et le cours de ses activités qui ne lui laissaient guère de temps à l’oisiveté. Elle passait une grande partie de son temps à participer à plusieurs associations juives d’aide aux réfugiés. Esther Brunschwig l’accompagnait souvent dans cette tâche, d’autant plus que c’était elle qui l’y avait introduite.
Par ailleurs, elle continuait à participer activement à l’entretien de la maison où elle était logée, ce qui lui permettait de considérer qu’elle payait indirectement un loyer pour l’utilisation des deux chambres sous les toits dans le quartier de Champel à Genève.
Même si ses journées étaient bien remplies et que son petit Avram réclamait sa présence, elle ne pouvait concevoir de rester oisive. Pour elle, le feu se combattait par le feu ! Seule l’action devait permettre de mettre fin au pouvoir nazi qui détruisait la civilisation européenne.
Aussi, depuis l’arrivée de Sev et son départ pour la France avec Ruth, son engagement auprès des services d’espionnage polonais d’abord, puis anglais et alliés s’intensifia. C’est ainsi qu’une toile d’araignée du renseignement se mettait en place petit à petit sur le sol genevois et la Juive polonaise en était devenue une des chevilles ouvrières incontournables.
Ce soir-là revêtait une saveur toute particulière pour la jeune femme. C’était la première fois que toutes les femmes qu’elle connaissait depuis son arrivée et qui avaient décidé de s’investir dans l’action se retrouveraient pour discuter de leur avenir.
Farrell, qui éprouvait une admiration sans bornes pour cette mère de famille exilée, faisait partie des personnes à qui Hannah pouvait se confier. Il l’avait soutenue depuis leur première rencontre. Quand elle avait évoqué l’idée de regrouper ces femmes résistantes, il l’avait encouragée.
C’était aussi pourquoi il avait participé au choix du lieu de la première réunion de celles qu’il appelait Les Espionnes du Salève, en référence à la montagne surplombant la ville de Genève, mais se trouvant encore en territoire français. Il avait proposé qu’une partie de ses effectifs se charge de couvrir leurs arrières au cas où l’Abwehr serait à leurs trousses.
Hannah Leibowitz avait entendu parler par son amie Esther Brunschwig d’un réseau souterrain dans la vieille ville de Genève, qui avait été érigé lors des fortifications de la cité au XVIIIe siècle et dans lequel il était arrivé que des Juifs se soient cachés à certaines périodes.
Le premier lieutenant Bonnard lui confirma la chose et, par l’intermédiaire de certains contacts militaires, lui transmit des points d’accès à ces longs couloirs secrets. Victor Farrell trouva l’idée excellente, mais donna comme conditions à la réussite du projet qu’il fallait prévoir des points de sortie en cas d’urgence et que les points d’entrée utilisés par les Espionnes soient protégés par des personnes de confiance.
Hannah trouva ces conseils fort avisés et les suivit. Ce fut ainsi que la première réunion de toutes les Espionnes du Salève allait se dérouler en ce mois d’octobre. Chacune des membres avait reçu un petit billet lui indiquant où se rendre. Une fois arrivée au point prévu, elle n’aurait plus qu’à suivre un parcours fléché et préparé par Hannah et Esther elles-mêmes. La surveillance des accès était assurée par des binômes d’agents polonais, hollandais et britanniques mêlés, sans que les Espionnes en soient informées.
Enfin, il avait été convenu que ce serait une bonne chose que des chefs des services de renseignement alliés amenés à collaborer et dont certains éléments rejoignaient les Espionnes soient là. Victor Farrell du Royaume-Uni, Jacobus Gerhardus Van Niftrik des Pays-Bas, Karel Sedlacek de la Tchécoslovaquie, Szczesny Chojnacki de Pologne et Fernand Nappey étaient invités.
Il était maintenant vingt heures et, au premier regard, Hannah remarqua que toutes les Espionnes invitées se trouvaient devant elle assises sur des couvertures qu’elles avaient amenées selon les instructions. La réunion se passait dans une des salles souterraines aux environs de la place du Mollard. Elle était voûtée et éclairée par des torches en saindoux. Les maîtres de l’espionnage alliés semblaient eux aussi au complet. Farrell, qui se tenait à côté d’elle, fit signe à Hannah pour l’encourager et lui signifier qu’il était temps d’y aller. La jeune femme intimidée par ce qui allait arriver prit quelques secondes pour respirer à fond avant de se lever.
Elle ne put commencer sa phrase comme elle l’avait prévu, car à sa plus grande surprise, les participantes l’applaudirent tout en modérant leurs ardeurs par souci de discrétion. Mais elles n’avaient pu se retenir et ces messieurs en firent autant. Hannah prit enfin la parole :
— Merci, merci ! C’est vous qu’il faudrait applaudir, pas moi. Je ne suis en fin de compte que l’organisatrice de cette soirée qui a été rendue possible grâce au soutien de ces messieurs des services de renseignement. D’ailleurs, je les en remercie chaleureusement. Sans votre soutien, nous n’aurions jamais été plus loin dans notre projet de participer activement à la lutte contre la barbarie nazie. J’aimerais donner la parole au premier d’entre eux qui est à nos côtés depuis le tout début. Je parle de monsieur le vice-consul Victor Farrell.
Celui-ci n’avait pas vu le coup arriver et n’était présent que pour soutenir Hannah Leibowitz et ses comparses. Néanmoins, il se leva et prit la parole.
— Bonsoir à vous tous ! Je tiens à relativiser les honneurs qu’on vient de me rendre. Je n’ai servi que de facilitateur quand on me l’a demandé. Mais l’envie, l’énergie de se rendre utile vient de vous, mesdames. Nous, services d’espionnage officiels, travaillons plus souvent avec des hommes comme agents. Mais comme me l’a si bien exposé madame Leibowitz un jour dans mes bureaux, le monde des humains n’est complet que s’il y a des hommes et des femmes. Je suis heureux de constater que grâce à vous toutes c’est maintenant le cas. Je ne souhaite pas en dire plus, si ce n’est que notre rôle à nous services de renseignement est de vous soutenir et de vous protéger du mieux que nous le pourrons.
Victor Farrell se rassit sur la couverture que Thela lui avait apportée sous des applaudissements nourris.
Hannah se tenait toujours debout, et reprit la parole.
— Si j’ai bien compris, c’est à moi de poursuivre ! Alors, allons-y. Je résumerai la situation de la manière suivante : jusqu’à présent, nous avons été amenées les unes et les autres à collaborer par deux, trois ou quatre parfois sur des opérations de courriers, d’informations, de liaisons. C’est donc la première fois que nous nous réunissons toutes ensemble et peut-être la dernière, car nous devons éviter ce genre de rassemblement et cloisonner nos activités. Le but de cette réunion est que chacune et chacun sache qui est qui et que nous élisions la chef du réseau féminin que certains appellent les Espionnes du Salève — n’est-ce pas monsieur Farrell — et d’autres les Louves.
— Pardonnez-moi de vous couper, chère compatriote, fit Szczesny Chojnacki, le chef du service de renseignement polonais en Suisse. Je reconnais humblement la paternité du mot Louves, dans le sens où dans mon esprit, cela montre le dévouement d’une mère à ses petits et à sa meute. C’était donc de ma part un compliment. Par ailleurs, les Espionnes du Salève vous va tout aussi bien.
— Merci beaucoup, monsieur. Je suis sûre que nous aurons droit aux deux sobriquets ! Pour avancer, je vais appeler chacune des Espionnes et la laisser dire deux-trois mots sur elle.
Un murmure d’approbation se fit entendre. Une femme d’une quarantaine d’années assez grande et à la chevelure rousse, des taches de rousseur sur le visage, se leva.
— Bonsoir. Je m’appelle Thela, je travaille au SIS de Genève et surtout je fais partie des Agents de liaison pour les Agents qui partent en mission. À toi Sev !
Elle se rassit, ne tenant pas à en dire plus. Angela Sevan Chukurian se leva à son tour.
— Moi, c’est Sev ! Arménienne du Royaume-Uni et je suis une des Agents de terrain. Je reviens de Lyon avec Ruth.
Elle s’assit et fut remplacée par cette dernière.
— Je m’appelle Ruth, je suis Juive française et je suis Agent de terrain avec ma comparse et amie Sev. Je donne la parole à Marieke.
Une femme grande et solide aux longs cheveux blonds tressés se leva.
— Je m’appelle Marieke. Je suis hollandaise et je suis un des courriers des Espionnes et des autres services de renseignement comme ma collègue Thela. Je désigne Adèle.
— Bonsoir, je suis une des toutes dernières ! Je sers d’agent de liaison pour la zone nord et le pays de Gex avec la résistance de l’Ain. À toi mon alter ego du sud, Marie !
Une jeune femme de taille moyenne aux cheveux bruns mi-longs et lunettes se redressa et prit la parole.
— Je suis Marie et je suis l’agent de liaison du sud. Je sers de lien avec la résistance lyonnaise.
— Il y a une toute nouvelle dans l’équipe. Elle se nomme Louise et elle est notre agent de liaison à la gare Cornavin en relation avec le SR suisse. Tu peux te montrer aux autres, s’il te plaît ?
Une jeune femme de taille moyenne, entre vingt et trente ans, aux cheveux châtains et aux yeux bleu foncé, se redressa.
— Eh bien ! Vous avez vu tout le monde. Je pense que de mon côté, vous me connaissez tous maintenant. Dans mon cas, je dirais que je n’ai pas de rôle prédéfini comme mes amies.
— Ben, si ! fit Sev avec le sens de la répartie qu’on lui connaissait.
— Ah bon ? fit l’intéressée.
— Ben c’est toi la chef ! continua l’Arménienne alors que les autres se levaient et applaudissaient.
Hannah Leibowitz n’avait vraiment pas envisagé que cela se présenterait de cette manière, et elle prévoyait que les postes à responsabilités seraient discutés.
— Attendez ! Qui a eu cette idée ? Il faudrait peut-être débattre de la structure et voter, non ?
— Sev a raison, poursuivit Ruth. Il n’y en a qu’une qui a le cran et l’envergure d’un chef de réseau d’espionnage, c’est toi ! Pour le reste on n’a qu’à voter. Ensuite, est-ce qu’on a besoin d’autre chose ? Je ne crois pas !
Hannah semblait un peu submergée par l’émotion et l’enthousiasme de ses amies. Victor Farrell, qui commençait à la connaître un peu, vint à la rescousse avec son flegme britannique.
— Chère Hannah, j’ai le sentiment que les choses sont claires pour ces dames. Y en a-t-il une d’entre vous qui s’oppose à ce que madame Leibowitz soit la chef des Espionnes du Salève ? Si oui, levez le bras maintenant ou jamais !
Le vice-consul regarda l’assemblée puis Hannah droit dans les yeux :
— Vous avez la réponse. Vous avez une merveilleuse équipe ! Prenez-en soin.
— Merci, Victor !
Il fallut quelques instants pour que Hannah revienne de sa surprise. Elle n’avait jamais imaginé posséder une autorité naturelle aussi grande et que cela se verrait ainsi.
Forte de ce qui venait de se passer, la Polonaise prit les rênes de la réunion et de son groupe d’espionnes et imposa ce coup-ci un agenda des décisions à prendre.
Elle annonça que les deux Espionnes, Ruth et Sev, allaient prochainement partir pour leur première mission d’espionnage en France sur des objectifs des plus sensibles qui intéressaient tous les services alliés et le SR suisse. Elle refusa de préciser où elles devaient se rendre afin de protéger les deux jeunes femmes.