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Depuis son passage à l’épicerie de son quartier et la fameuse intervention de la « Teutonne », comme disait Victor Farrell, leurs chemins s’étaient croisés plusieurs fois. Ce qui surprenait et amusait quelque peu notre maître-espion, c’était que celle qu’il avait détectée comme un agent de l’Abwehr se croyait discrète et devait considérer qu’elle jouait son rôle à merveille.

« Même un enfant la repérerait au premier regard ! » se disait le vice-consul quand il la voyait. Cependant sa tactique ne changea pas, il faisait comme si de rien n’était. Certes, la femme essayait de forcer la relation avec le Britannique et usait allègrement de ses charmes jusqu’à venir un jour avec une robe des plus explicites laissant une paire de jambes fines exhiber des bas de soie.

En fait cela avait le résultat inverse de celui recherché. Victor Farrell prenait un peu plus ses distances, si cela restait encore possible. Si ce manège l’amusait, c’était surtout parce qu’il était conscient de la situation et se savait parfaitement capable de la gérer. C’était ce qu’il faisait depuis plusieurs semaines déjà.

Cependant, ce qui le préoccupait, c’était qu’il avait le sentiment de ne pas être la seule cible. Depuis quelque temps il trouvait son assistante Thela différente. Elle semblait épanouie, heureuse, presque trop à son goût. Il sentait qu’elle était amoureuse, mais il n’en savait guère plus et la jeune femme gardait son jardin secret bien gardé.

Craignant le pire depuis les rencontres avec la femme de l’épicerie, son sens aigu de la suspicion augmenta considérablement et il commença à voir l’Abwehr un peu partout. Aussi, Victor Farrell redoubla de prudence sur ce qu’il communiquait, mais il faisait en sorte d’obtenir ça et là des bribes d’information qu’il ajoutait dans sa tête comme autant d’éléments d’un puzzle.

C’est ainsi qu’au détour d’une conversation avec Kruger et King, il eut la confirmation que Thela avait bien une relation amoureuse. Ses deux agents l’avaient croisée sous un porche se faisant embrasser. Il lui en aurait fallu plus pour être choqué. Ce qui l’interpella, en revanche, fut quand l’un d’eux fit allusion à l’accent suisse allemand du personnage. La crainte augmenta d’un cran quand il apprit que le jeune homme se surnommait Walti !

Le patron de l’antenne du SIS de Genève ne croyait plus au Père Noël depuis longtemps et aux coïncidences encore moins. Une seule conclusion s’imposait à son esprit : l’Abwehr lançait une attaque en règle sur son service d’espionnage. Il ne possédait aucune preuve, mais son sixième sens l’alertait de toutes ses forces.

« Il faut agir ! » se dit Victor Farrell.

Le vice-consul du Royaume-Uni convoqua une réunion de tous ses collaborateurs des plus proches aux plus éloignés. Une quinzaine d’hommes et de femmes se tassaient dans la salle de meeting du dernier étage. Victor Farrell arriva le dernier. Tous se demandaient ce que le patron avait à leur annoncer de si important. Il rassemblait rarement tout son staff. Il prit la parole, l’air absorbé et les traits figés :

— Il est rare que je vous convoque tous ainsi, mais les temps sont graves !

La tension monta d’un cran dans la salle.

— J’ai la conviction que le SIS est la cible d’une attaque par l’Abwehr. Si j’en crois ce que j’ai observé concernant ma propre personne, je ne serais pas étonné qu’il y en ait parmi vous qui soient sujets à une approche de type amicale, amoureuse, comme vous voulez ! Par conséquent, je vous demande de bien réfléchir les uns et les autres à ce qui a pu changer dans votre vie ces dernières semaines. Quel que soit le rang de chacun d’entre nous, s’il est approché par un agent de l’Abwehr et que celui-ci obtient des informations confidentielles, nous sommes tous foutus ! Je vous prie de me faire part de tout ce qui vous paraît suspect vous concernant personnellement ou au sujet d’un collègue. Il ne s’agit pas de délation, mais d’autoprotection du groupe. De toute façon, notre cible est l’agent qui voudrait nous infiltrer !

— Mais vous en êtes sûr, patron ? interrogea James Kruger perplexe.

— Je constate que j’ai été abordé ces dernières semaines par une illustre inconnue de mon quartier se faisant passer pour une Suisse allemande alors qu’elle a un accent germanique marqué.

Et elle est très insistante à mon endroit. Ce n’est pas une coïncidence. Si cela vous parle, venez me voir au plus vite. Merci ! Victor Farrell tourna les talons. Il estimait ses agents suffisamment compétents pour en tirer les conclusions qui s’imposaient. Par ailleurs, il n’avait pas l’intention de se contenter de cela. Il s’installa à son bureau.

Quelques minutes plus tard, alors qu’il était plongé dans ses pensées, il remarqua Thela à sa porte, n’osant le déranger.

— Entrez, Thela ! Vous avez besoin de quelque chose ?

— J’aimerais vous parler en tête à tête, si vous en avez le temps.

— J’ai toujours le temps pour mon équipe, Thela. Fermez la porte, s’il vous plaît, et asseyez-vous, fit-il en montrant le fauteuil en face de son bureau.

La jeune femme fit comme indiqué, et prit la parole :

— Il y a une chose que je ne vous ai pas dite jusqu’à présent. Mais vu ce que vous venez de déclarer je me sens obligée de vous en parler, bien que cela appartienne à ma vie privée.

— Je ne suis pas là pour vous juger, Thela. Mes propos de tout à l’heure consistent juste à maintenir la sécurité des membres du SIS de Genève et je crains que nous soyons en danger. C’est tout !

— Eh bien… il y a quelques semaines j’ai fait la connaissance d’un bel homme et nous nous fréquentons depuis quelques jours. Détail qui a son importance, car c’est vous qui m’y avez fait penser, il est suisse allemand !

— Je vois. Merci, Thela, d’être venue m’en parler. J’apprécie beaucoup. Je ne vous cacherai pas que votre sourire béat ces derniers jours était à lui seul assez révélateur. Je ne suis pas là pour vous faire la leçon, cependant, vous comprendrez que je suis dans l’obligation de prendre des mesures de sauvegarde.

— Bien sûr, monsieur, mais je l’aime et je ne veux pas qu’on lui fasse du mal, je suis sûre que c’est un type bien !

— Je vais être brutal : sachez qu’un bon agent est toujours considéré par sa cible comme un type bien, Thela ! Avez-vous vu son passeport ? Certainement pas, ce qui est logique. Mais moi, en tant que chef du SIS de Genève, je dois considérer tout un chacun comme un ennemi potentiel. Votre ami y compris !

— Qu’allez-vous faire ? Me renvoyer en Angleterre ?

La jeune femme rousse paraissait frêle et fragile. Son monde lui semblait s’écrouler, alors qu’elle venait enfin de rencontrer l’amour.

— Bien sûr que non ! Pour le moment, vous restez ici.

— Merci, monsieur.

— Par contre, vous imaginez bien que je vais lancer une enquête sur cet homme par d’autres canaux et que pendant ce temps, je vais vous mettre en quarantaine de renseignements vitaux sur le réseau. Enfin, je prendrai les décisions nécessaires afin d’éviter que vos collègues ne soient pris dans la nasse si mon pressentiment est exact.

— J’en suis désolée. Mais je suis sûre que Walti est innocent.

— Je vous comprends, Thela. Je ne fais que mon job !

— Oui, je sais.

L’assistante sortit, l’air triste, butant au passage contre un James Kruger qui allait frapper à la porte. Il avança son visage dans l’entrebâillement.

— Vous avez deux minutes ?

— Entrez, James !

L’agent pénétra dans la pièce et ferma la porte derrière lui. Il avança jusqu’au bureau, mais resta debout et regarda son directeur.

— Suite à votre annonce de tout à l’heure, je voulais vous dire que je crois qu’Andrew a une maîtresse et qu’il ne veut en parler à personne. Je ne sais s’il est venu vous en parler, mais j’ai cru bon de vous avertir.

— Vous avez bien fait. Cela ne condamne personne, mais cela me permettra de prendre les décisions garantissant au mieux notre sécurité à tous.

— Et Thela ?

— Elle m’a confirmé ce que vous et Andrew m’aviez déjà révélé. Maintenant, je vais mettre un système de screening* sur cet homme et sur d’autres comme Andrew.

— D’accord.

James était ennuyé de la situation et regrettait presque d’avoir parlé de son collègue avec Victor Farrell, qui s’en rendait bien compte.

— Vous avez fait ce qu’il fallait, James. Mon devoir n’est pas de punir qui que ce soit ! Mais de veiller à ce que nos ennemis n’aient pas ce qu’ils désirent. Ce qui ne nous empêchera pas le cas échéant d’utiliser leurs agents à notre profit en leur confiant des secrets inexacts !

Le vice-consul sourit.

— Ouais, vous avez raison. Merci !

— C’est moi qui vous remercie d’avoir joué collectif.

James Kruger repartit l’air pensif.

 

* Surveillance de tout détail afférant à une personne des services secrets.