Le temps passait et l’inquiétude du général Henri Guisan persistait. Il restait convaincu qu’il était prétentieux d’imaginer que la petite Suisse ne serait jamais avalée par l’ogre allemand. La logique voulait que ce seul réduit encore libre en Europe continentale soit un jour ou l’autre absorbé par son grand voisin.
Le chef de l’armée helvétique se félicitait que le pays se soit préservé de toute annexion et invasion jusqu’à présent. Mais combien de temps cela pourrait-il encore durer ? Il pensait souvent à ce projet d’attaque de la Suisse qui avait été dénommé plan Tannenbaum depuis l’automne Il avait l’impression de vivre avec une épée de Damoclès au-dessus du crâne et ce sentiment lui était des plus inconfortables. Il finit par décider que cela avait assez duré, et organisa une réunion d’État-major du SR dans son bureau.
Le général avait convoqué le colonel Roger Masson, chef du SR, et Bernard Cuénoud du Bureau F, le lieutenant-colonel Max Waibel, chef du bureau allemand, avec son adjoint Alfred Ernst. Le major Bernard Barbey, comme toujours, était présent.
Le général prit la parole :
— Messieurs, cette attente d’en savoir plus sur une possible attaque allemande m’exaspère au plus haut point ! J’ai l’impression que vos services se trouvent dans la plus totale incapacité de me fournir les renseignements dont j’ai besoin. Inutile de vous rappeler que l’essence même du SR consiste à fournir des renseignements d’ordre militaire afin que nous puissions prendre les décisions qui s’imposent pour la sécurité de la population. Or, j’ai l’impression de ne brasser que du vent ! Je veux des réponses !
Il était rare que le général se montre aussi cassant. Les enjeux faisaient que lui-même subissait une réelle pression.
Ses interlocuteurs se dévisageaient tour à tour. C’était à savoir qui allait affronter le vieux lion en premier. Masson, patron en chef du service d’espionnage, aurait dû monter au créneau. Mais il préféra laisser sa place à un autre. Son caractère tourmenté n’y était pas pour rien. De fait, Max Waibel, du Bureau D, avait la carrure d’un chef de guerre et il prit la parole, ne craignant nullement Henri Guisan qu’il estimait.
— Mon général ! Je comprends votre frustration. Cependant, il n’est pas dans nos habitudes de vous transmettre des informations qui n’existent pas ou qui ne sont pas étayées par des preuves suffisantes. Il y a une forte suspicion au sujet de la volonté d’Hitler de nous attaquer, certes. Mais nous ne possédons, aujourd’hui, aucune preuve. Même les taupes que Hans Hausamann contacte ne peuvent rien nous infirmer ni confirmer. Nous restons dans les bruits de couloir. J’en suis désolé.
— J’en conviens volontiers, colonel, mais cela ne me suffit pas ! Et vous, Masson, Cuénoud ?
Le chef du SR ne pouvait plus se cacher derrière ses fidèles collaborateurs ; il devait monter à l’assaut lui-même.
— Le lieutenant-colonel Waibel a parfaitement résumé la situation qui est valable tant pour la division allemande que la division française.
— C’est bien gentil tout ça ! Mais cela ne me suffit pas ! Trouvez-moi une solution ! Est-ce clair ?
— Pardonnez-moi, fit le major Cuénoud qui face à des haut gradés aurait préféré rester discret. La seule solution consisterait à envoyer des agents espionner un des États-majors militaires allemands et qu’ils nous rapportent des renseignements de première main.
— Bernard, vous avez entièrement raison. Mais nous avons des infiltrés à Berlin, et ils ne peuvent nous apporter plus pour le moment.
— Et si on envoyait du monde à Paris à l’État-major ? fit le major Cuénoud, poursuivant son idée première.
— Est-ce vraiment raisonnable ? intervint le colonel Masson assez peu ravi de l’initiative de son chef du Bureau F.
— Poursuivez, Cuénoud, cela m’intéresse, reprit le général.
— Je comprends parfaitement que ce qui devait être effectué en Allemagne l’a été et que cela soit bloqué pour le moment. Mon idée est simple. La France est aujourd’hui le pays où la Wehrmacht est la plus présente et ses meilleurs généraux résident à Paris. En envoyant des agents en infiltration, on pourrait s’approcher de certains d’entre eux et, qui sait, obtenir plus de renseignements sur les intentions d’Hitler nous concernant, voire des plans d’attaque, s’ils existent. Paris n’est pas Berlin !
— Et vous avez les agents pour ça ?
— Non ! affirma le colonel Masson fâché qu’un simple major prenne le devant de la scène alors qu’il n’en avait pas parlé à son chef direct.
— Excusez-moi, colonel, mais je suis dans l’obligation de vous contredire partiellement, continua Cuénoud qui avait décidé d’aller jusqu’au bout de ses propos.
— Allez-y ! fit le général Guisan, espérant entrevoir une solution à ses dilemmes.
— Les agents que j’ai recrutés avant et après l’armistice mènent leur propre vie et quand ils reviennent, ils confient leurs informations à mes propres hommes à Genève. Mais, depuis quelque temps, nous possédons une nouvelle structure à Genève.
— Et laquelle ? fit le colonel Masson.
— Les Espionnes du Salève, ou les Louves si vous préférez.
À l’évocation de ces deux appellations, les officiers assis autour de la table se demandèrent si le major Cuénoud n’avait pas ingéré une substance de type opioïde.
— Pardon ? fit le colonel Masson qui perdait patience.
— Vous pouvez nous en dire plus ? réclama Henri Guisan qui souhaitait comprendre.
— Bien sûr, si vous m’en laissez le temps.
— Allez-y !
Bernard Cuénoud exposa alors à ses collègues la création du réseau des Espionnes du Salève et le pourquoi de leur second surnom. Il précisa la structure globale et surtout le fait que deux agents féminins partaient régulièrement en France explorer des contrées sous contrôle allemand, et revenaient ensuite apporter à tous les services de renseignement alliés de Genève ce qu’elles avaient vu. Il en profita pour informer les officiers d’État-major autour de la table qu’actuellement, les deux agents se trouvaient en Bretagne pour observer ce qui se passait dans les ports.
— Alors, là ! Si on m’avait dit que des femmes nous apporteraient un soutien inestimable en matière d’espionnage, je ne l’aurais jamais cru ! s’exclama le général admiratif. Et vous voudriez que nous utilisions les Espionnes du Salève pour espionner l’opération Tannenbaum à Paris ?
— Affirmatif !
— Accepteront-elles ?
— Il n’y a aucune raison qu’elles refusent, sachant que tous les services de renseignement étrangers ont intérêt à ce que la Suisse reste libre ! Et comme certains éléments des Louves appartiennent à ces mêmes services, je les vois mal refuser.
— Des questions ? demanda le chef des armées.
Personne n’avait vu venir le coup de Cuénoud. Lui-même n’avait pas prévu d’en parler pour le moment. De toute façon, Roger Masson n’était peut-être pas le meilleur chef de renseignement, mais il laissait ses troupes le licol sur la nuque et ils se débrouillaient fort bien en définitive.
— Dans ce cas, Cuénoud, vous avez mon aval pour faire ce qui est nécessaire.
Le général se leva, le sourire revenant à ses lèvres. Il n’en revenait toujours pas. « Des espions en jupons, on aura tout vu ! » se disait-il intérieurement.