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Malgré le froid d’hiver et les bourrasques, Robert Bonnard avait donné rendez-vous à Hannah Leibowitz sur le pont du Mont-Blanc.

Quand la jeune femme arriva, l’homme du SR suisse lançait des bouts de pain aux mouettes du lac comme tout un chacun aimait à le faire. Alors qu’il s’appuyait sur le parapet en fonte épaisse et était tout concentré à sa tâche, il sentit un corps s’approcher de lui et se coller presque de son côté droit.

— Alors, ça mord ? se moqua une Hannah tout sourire.

— Chère amie, ce n’est pas vraiment le but, lui répondit l’agent en se redressant, un sac en papier rempli de pain sec encore à moitié plein dans les mains.

— Il fallait bien que je vous taquine, non ?

— Vous avez bien raison. Sourire en ces temps ne nous fait pas de mal ! Si on marchait un peu ?

— Bonne idée, il fait froid.

— Repérée par personne ? demanda par habitude Robert Bonnard.

— Je n’ai rien remarqué de particulier. Pourtant je me suis arrêtée plusieurs fois, j’ai regardé dans les vitrines des magasins, mais rien. Et autour de vous non plus.

— Parfait ! On ne sait jamais. Marchons, alors !

Robert prit le bras droit de sa compagne du moment et se dirigea vers le centre de Genève.

— Alors, vous vouliez me parler à quel sujet, Robert ?

L’homme jeta encore un coup d’œil alentour avant de répondre.

— Ma hiérarchie m’a demandé de vous rencontrer, car nous avons un service à vous demander, à vous les Louves.

— Ah bon !

— Pour être franc, je doute que ce que nous voudrions savoir ne concerne seulement la Suisse. Nous sommes plusieurs au SR à considérer que, suivant les réponses, tous les services d’espionnage basés en Suisse auraient de quoi se faire du mouron, les Espionnes du Salève incluses.

— Bon, allez-y, crachez le morceau !

— L’État-major des armées craint que le plan Tannenbaum d’invasion de la Suisse soit toujours d’actualité. Mais personne n’a de preuve qu’il existe ou quelle forme il peut prendre. Même Berlin ne semble pas apte à nous fournir le renseignement, aujourd’hui.

— Et vous demandez à mon équipe de faire le boulot à votre place !

— Euh…

— Comment ?

— Un officier a émis l’idée qu’en dehors de Berlin, le plus gros de l’État-major allemand se trouve à Paris. Donc dans un territoire que vos espionnes parcourent souvent, il me semble.

— Et vous voudriez qu’elles aillent fourrer leur nez là-bas !

— Pour ne rien vous cacher, oui !

— En l’occurrence, je suis consciente que si les panzers déferlaient ici, il en serait fini de ce réduit où toute résistance peut s’organiser sans risque extrême, même si l’Abwehr est partout. Je vais en parler avec qui vous savez et je vous tiendrai au courant. De toute façon, je dois les voir tout à l’heure. Je mettrai un billet demain matin à l’endroit habituel.

— Merci, Hannah. À bientôt.

Robert Bonnard lâcha le bras de sa voisine, lui fit une bise sur la joue comme il aurait fait s’ils avaient une relation amoureuse et partit.

Hannah poursuivit son chemin le long de la rive sud du lac bordant le quartier populaire des Eaux Vives.

Une vingtaine de minutes plus tard, elle perçut du bruit dans son dos. Elle se retourna et se retrouva face à deux femmes encore à bicyclette.

— Ça vous amuse, les filles ? fit-elle à l’attention de Ruth et Sev qui arrivaient en même temps à leur lieu de rendez-vous.

— Ben, ouais, rétorqua l’Arménienne.

Les deux jeunes femmes mirent pied à terre et accompagnèrent la Polonaise dans sa promenade.

— Alors, Hannah ! Tu voulais nous parler de quoi ?

— Les Suisses viennent de me soumettre à l’instant une mission qui serait dans vos cordes, mais dont le danger serait à mon avis très grand.

— On est habituées, tu sais ! Vas-y.

La chef des Espionnes du Salève leur raconta son entretien avec le chef d’antenne du SR à Genève. Elle insista sur l’importance de la mission pour tous ceux qui avaient trouvé refuge en Suisse et sur le fait que cela signifiait aussi d’aller se jeter dans la gueule du loup pour obtenir des informations et des copies des plans d’invasion, s’ils existaient comme on le soupçonnait depuis plusieurs mois.

— C’est sûr que là, c’est du costaud ce que tu nous proposes, Hannah, remarqua Ruth. Moi qui ai vu les boches débarquer à Paname, je peux vous garantir que ce ne sera pas une partie de plaisir.

— Je m’en doute, Ruth ! admit Hannah. C’est bien pour ça que je suis ravie de vous avoir invitées à venir maintenant en discuter à chaud. Vous seules devez prendre la décision d’y aller ou de renoncer.

— De toute façon, Hannah, on n’a pas le choix ! Il vaut mieux mourir en obtenant une information cruciale que de rester pépère à la maison, trancha Sev avec sa franchise habituelle.

— Je dois reconnaître que cette canaille de Sev a encore frappé ! fit Ruth. On doit y aller, même si c’est pour ne jamais revenir.

— D’accord, vous êtes de sacrées Louves, toutes les deux ! Il faut quand même que nous en discutions encore avant que vous ne partiez et que vous ayez un maximum de renseignements utiles pour la mission en nous quittant. J’aimerais aussi en toucher deux mots à Victor, si vous n’y voyez aucun inconvénient ?

— De toute façon, c’est mon chef direct. Et puis, malgré son look assez dandy pur british, c’est un cador dans son domaine. Donc, oui, tu as raison. De toute façon, on n’est pas aux pièces !

— Non !

— Alors, on fait comme ça. Tu te renseignes, et quand tu as du matos, tu nous invites à nous promener. Ça marche ?

— Ça roule !