Gustave de retour de son périple à Oyonnax avait travaillé plusieurs semaines à sa scierie. Il ne voulait pas que ses activités dans la Résistance portent préjudice à son exploitation forestière dans les environs de Bourg. Il avait des bouches à nourrir. Le fait d’être patron lui permettait de s’absenter facilement de temps en temps. Il pouvait se reposer alors sur ses ouvriers. Mais, malgré tout, une entreprise qui marche a besoin d’un patron.
Raoul comprenait parfaitement cela et avait donc laissé son ami s’organiser lui-même. Il lui avait juste signalé qu’il souhaitait que ce fût lui qui poursuive l’affaire, étant donné qu’il l’avait prise dès le début. À présent il connaissait mieux que personne le dossier et certains protagonistes. En plus, l’histoire lui tenait à cœur. L’idée qu’un compatriote puisse vendre les secrets de son pays à l’envahisseur l’écœurait.
Après la reprise en main de la scierie et avoir donné des ordres pour plusieurs semaines planifiées, il décida qu’il était temps de monter à Paris.
Il prit le train à Bourg qui se trouvait déjà en zone occupée, il n’aurait donc pas à justifier son passage dans cette zone. Par ailleurs, ses affaires pouvaient parfaitement justifier un aller et retour à la capitale. Arrivé à Paris, il chercha une chambre dans une petite pension du quartier de Pigalle, idéal pour se noyer dans la population sans être remarqué et où les prix restaient encore raisonnables. Sa chambre « ne cassait pas des briques » comme il se l’était dit, mais elle suffisait à ses besoins. Il y posa sa valise et partit en repérage.
Il n’était jamais venu à Paris. Il fut fasciné ! Il aurait voulu tout visiter, mais son sens du devoir chevillé au corps, il se dit que ce serait pour une autre fois, « quand les boches seront loin ! » D’ici là, il faudrait les combattre jour après jour.
Son seul point de départ consistait en l’école Supélec. Passant par un bureau de poste et télécommunication, il obtint une adresse en proche banlieue sud dans la ville de Malakoff. Il décida de s’y rendre dès le lendemain et d’y faire le pied de grue. Tôt ou tard, sa cible apparaîtrait.
La chance se rangea de son côté, car étant déjà sur place sous les coups de 8h30, notre homme n’eut qu’à attendre une demi-heure pour voir arriver le sieur Charles Bruyère revêtant ses fameux Knickers, ses chaussettes de laine épaisse, un pardessus et sa caquette en tweed.
Gustave avait remarqué un bistrot à quelques dizaines de mètres de cette école d’ingénieurs. Il s’y installa, s’asseyant à la fenêtre et buvant le café le plus clair qui fût. L’attente se prolongea jusqu’à midi où les élèves sortirent.
Il aperçut Charles Bruyère venir dans sa direction. Il se plongea dans un journal. Le professeur, qui avait visiblement ses habitudes, s’installa à une table réservée, commanda le plat du jour, un verre de Chinon et mangea.
Une demi-heure plus tard, l’homme quittait le bistrot et retournait jusqu’à l’école. Gustave décida qu’il était temps pour lui de manger et commanda à son tour le plat du jour tout en continuant son guet.
Ce n’est que vers 16h qu’il aperçut la casquette et le pardessus de l’ingénieur. Il régla d’un billet et partit sans sa monnaie. Gustave se mit à suivre Charles Bruyère à distance.
Ce dernier lui offrit du voyage, car il habitait à l’opposé de l’école dans le nord de Paris, à la rue Eugène Jumin dans le 19e arrondissement.
Notre espion de circonstance se posta non loin de l’immeuble des plus simples et attendit patiemment. À 20h, n’ayant pas revu sa cible, il retourna à sa planque en se disant qu’il irait directement dans cette rue le lendemain le plus tôt possible. C’était d’autant plus simple que son hôtel ne se situait au final pas si loin que cela.
Les jours suivants ne lui apportèrent pas grand-chose d’intéressant et notre coupeur de bois commençait à s’ennuyer. Il en venait à se demander s’il était vraiment fait pour cela et s’il ne devrait pas finalement rentrer à la maison.
Le cinquième jour fut le jour de récompense. Il avait suivi Charles Bruyère à ses cours plus tôt que d’habitude. Puis, sous les coups de 15h, il le suivit dans le métro jusqu’à la ville d’Asnières. Se souvenant des propos de son camarade d’usine Gaspard, il se dit qu’il tenait ce coup-ci le bon bout.
Quarante-cinq minutes plus tard, l’ingénieur pénétrait le périmètre protégé d’une grosse usine. Gustave s’approcha de l’entrée et regarda ce qu’il y était écrit : SIPA, Société Industrielle de Pièces d’Aviation. « Bingo ! » se dit-il. « Je l’ai ! » Gustave exultait. Sa patience avait payé !
Notre résistant de l’Ain tenait maintenant le chaînon manquant de son puzzle et pour en savoir plus sur le rôle de Charles Bruyère, il savait où se rendre et il allait pouvoir organiser sa stratégie comme il l’avait fait à l’usine de décolletage d’Oyonnax, chez lui.
Gustave décida d’attendre la sortie d’usine et d’observer qui sortait, puis d’improviser. Ce n’est qu’à 19h que les ouvriers et le personnel de l’entreprise apparurent. Gustave se trouvait à une trentaine de mètres du grand portail sur le trottoir opposé. Les ouvriers vêtus de leurs bleus de chauffe se dépêchaient de rentrer chez eux, pour la plupart en vélo. Un flot d’hommes et de femmes en habits de bureau les suivaient.
Gustave, qui observait tous ces mouvements de loin, s’aperçut qu’il y avait aussi de très jolies femmes portant des tailleurs jupes et bas de soie.
Il s’agissait certainement de secrétaires. « Cela vaut la peine de faire la sortie des usines ! » pensa le bûcheron de l’Ain qui était resté célibataire jusqu’à présent. La mort brutale de son père l’avait projeté sur le devant de la scène des affaires, devant reprendre à vingt-huit ans la scierie familiale qui péclotait.
En deux ans il l’avait redressée et, malgré la guerre et des affaires plus difficiles, l’usine nourrissait ses ouvriers, sa mère et ses autres frères et sœurs. Il n’avait pas eu le loisir de penser à fréquenter quelqu’un. Quand en aurait-il eu le temps, d’ailleurs ? Mais là, se retrouver à regarder ces si élégantes créatures l’émoustillait quelque peu.
Tout à coup, il aperçut un groupe de jeunes femmes marchant dans la même direction en suivant un couple formé par Charles Bruyère et une femme qu’il ne connaissait pas. Gustave se décida et se lança à la poursuite des jeunes femmes derrière l’ingénieur qui bavardait avec sa voisine.
Quelque deux cents mètres plus loin, tous s’engouffrèrent dans un bus. Il en fit de même. Quelques minutes plus tard, le bus s’arrêta à la station Porte de Clichy et tous ses passagers descendirent pour s’enfoncer dans la bouche de métro. Ils se retrouvèrent sur le quai en direction du cœur de Paris.
Notre provincial suivit le mouvement et entra dans la rame qui émettait de temps à autres un grincement métallique à la limite du supportable. Comme il y avait du monde, le groupe de jeunes femmes resta debout en se tenant aux diverses barres de métal prévues à cet effet. Gustave pouvait respirer avec délectation les effluves de parfum de quelques-unes.
Soudainement, alors que le métro sortait du tunnel et arrivait en gare, le chauffeur freina brusquement, projetant ce brave Gustave dans les bras de la première secrétaire de la SIPA qui ne réagit qu’en lui souriant.
Gustave, se rendant compte de la situation, se sentit embarrassé. Il essaya de se ressaisir, tout en contemplant la jeune femme blonde aux yeux bleus si expressifs.
— Euh… je suis désolé, mademoiselle…
Gustave ne se rendait pas compte, mais il rougissait tellement que tous pouvaient le remarquer.
En guise de réponse la jeune femme lui sourit, puis dit d’une voix douce :
— Ce n’est pas grave, vous savez ! Cela arrive tous les jours.
— Ah bon !
— Oui. Vous n’êtes pas d’ici, vous, hein ? fit-elle, oubliant ses collègues de bureau, n’ayant d’yeux que pour le jeune homme bien bâti face à elle.
— Ça se voit autant, répondit-il esquissant un sourire.
— Oui ! fit-elle lui souriant à pleines dents. Bonjour, moi c’est Alice ! Et vous ?
— Je m’appelle Gustave, comme Eiffel !
Et il éclata de rire tellement sa blague était sortie d’elle-même. Alice en fit autant, touchée par ce côté à la fois naïf, fort et vrai du jeune homme. Le métro arrivait en station.
— Gustave, il faut que je me sauve. On pourrait se revoir ?
— Oui ! fit-il en rougissant de nouveau.
— À la sortie de l’usine demain soir !
Elle sortit non sans lui déposer un baiser sur la joue gauche qui le laissa interdit. Le pauvre ne savait plus où il était ni ce qu’était devenu Charles Bruyère. « Quel âne bâté je fais ! » se dit-il.
Gustave attendit l’arrivée à la station suivante et descendit sur le quai. Il espérait reprendre ses esprits. Il s’aperçut qu’il était à la station Liège. En s’approchant d’un plan et repérant le périple qu’il venait d’effectuer, il en conclut que la ravissante naïade blonde était descendue à la place Clichy, là où il aurait dû descendre lui aussi pour changer de métro et rattraper la station Pigalle.
Maintenant qu’il reprenait ses esprits, il sourit en pensant à son aventure et changea de quai pour revenir en arrière et rejoindre le quartier de Pigalle, puis son hôtel. Il se surprit dans une vitrine de magasin à sourire bêtement. Cela l’amusa.
Il passa la soirée dans une certaine nonchalance et se coucha. Il décida que cela ne servait à rien de courir après Charles Bruyère et que le plus simple était de retourner à l’usine le lendemain en fin de journée comme l’avait suggéré la si belle Alice. Il profiterait du lendemain pour se promener dans la ville.
La nuit fut agréable et réparatrice. Gustave se leva de bonne humeur. Il sortit de l’hôtel et alla prendre un café et un croissant dans le bistrot d’en face avant de partir se balader dans Paris.
À 19h, le flot d’employés de la SIPA déferla vers la rue. Après les premières vagues, Alice et ses camarades sortirent. La jeune femme tournait la tête un peu dans tous les sens comme une girouette désorientée. Un sourire apparut sur son visage quand elle aperçut le beau ténébreux de la veille. Ni une, ni deux, elle commença à courir en disant aux autres :
— À demain !
La jeune femme arriva juste devant Gustave qui se demandait ce qui pouvait bien lui arriver. Alice le regarda droit dans les yeux.
— Bonjour, Gustave ! Tu as tenu ta parole !
— Ben, oui ! Pourquoi pas ?
Alice adorait ce côté naïf brut de décoffrage et surtout sincère.
— Embrasse-moi, idiot ! fit-elle avançant son visage.
Il fit de même et posa délicatement ses lèvres sur celles d’Alice, avant de se retirer aussitôt de peur de l’interdit.
La jeune femme assez peu farouche comprit la situation et prit la main droite de Gustave dans la sienne en commençant à marcher.
— Viens, on va boire un verre, tous les deux, tu veux ?
— Oui, Alice ! fit-il.
Avec son air de petit garçon alors que c’était une force de la nature, il la faisait craquer. Ils passèrent toute la soirée à discuter de tout et de rien et se quittèrent juste avant le couvre-feu. Alice l’embrassa et dit :
— Merci, Gustave. J’ai passé une merveilleuse soirée. À demain ?
— Moi aussi, j’ai passé une magnifique soirée grâce à toi. À demain ! Dors bien !
Il rentra à son hôtel.
Les deux tourtereaux continuèrent à se fréquenter les jours suivants. La fin de semaine arrivant, ils avaient passé beaucoup de temps ensemble. Gustave était aux anges et son Alice aussi. Ils passaient de nombreuses heures à se promener et Alice emmenait son preux chevalier un peu partout dans Paris.
Le jeune homme n’oubliait pas pour autant sa mission. Alice ayant la langue bien pendue, c’était elle qui lui avait déjà beaucoup appris sur l’usine, les syndicats qui faisaient grève, certains antinazis, etc. Au final, elle lui avait fourni une fiche détaillée de ce qui se passait dans cette unité de fabrication pour l’aviation.
Un soir alors qu’Alice sortait de chez SIPA non loin de Charles Bruyère en personne, il joua les naïfs :
— C’est qui celui-là ?
— C’est monsieur Bruyère, c’est un ingénieur-conseil.
— Ah bon ! Ça sert à quoi ?
— Il vient surveiller la qualité du travail, entre autres, et donner des directives. Il y a eu quelques sabotages de pièces ces derniers mois et les boches n’ont pas aimé !
— Les quoi ?
— Les Allemands, si tu préfères.
« Au moins, elle ne les porte pas plus dans son cœur que moi ! » se dit le bûcheron qui n’aurait jamais pu avoir une relation amoureuse avec une jeune femme travaillant à la solde des nazis.
— Et lui, Bruyère, il sabote les pièces ? Je ne comprends rien.
— Mais, non, mon chouchou ! Tu t’emmêles. Lui en fait, il bosse pour les nazis ! Tu vois. Eux veulent des avions qui volent comme il faut et lui, il les aide !
— Ah, ouais… et la jeune femme avec qui il marche, c’est sa secrétaire ?
— Oui ! Mais c’est surtout sa maîtresse, à ce qu’on dit. C’est une pimbêche de première catégorie, celle-là. Elle se prénome Simone.
Gustave en perdait ses mots. Il avait la confirmation de tout ce que Raoul et lui imaginaient avant son départ pour la capitale.
Le soir même, alors qu’il rentrait dans sa chambre d’hôtel, il réalisa que maintenant qu’il avait obtenu ce qu’il était venu chercher, il allait devoir rentrer à Bourg, et ça, il n’en avait pas franchement envie.
Le lendemain, il retrouva Alice comme d’habitude. Elle le trouva moins jovial et s’inquiéta. Elle finit par lui demander ce qui lui arrivait. Il lui expliqua qu’ayant fini le travail de démarchage pour lequel il était venu, il devait repartir chez lui. C’est alors qu’elle comprit tout. Il l’aimait vraiment.
Elle décida de profiter de sa soirée avec son Gustave au maximum. Ils dînèrent dans un restaurant dans le quartier de son hôtel, puis, quand ils sortirent main dans la main, elle lui susurra dans l’oreille :
— Je veux que tu me fasses l’amour, mon biquet !
Elle se pelotonna un peu plus contre son roc. Ils montèrent discrètement dans la chambre de Gustave. Une fois la porte refermée, elle accrocha ses bras autour de son cou et l’embrassa avec une fougue à laquelle il répondit de bon cœur.
Puis, ils s’aimèrent avec frénésie toute la nuit. Le lendemain, les yeux cernés, mais heureux, ils se quittèrent en se jurant de se revoir rapidement. Il la regarda avec tendresse et amour.
— Promis ! Mon Alice !
Il l’embrassa à nouveau. Ils s’enlacèrent une dernière fois et Alice partit sans rien dire. Gustave la regarda traverser la rue en larmes. Il s’aperçut que lui aussi pleurait à chaudes larmes. Jamais il ne la laisserait. Alice lui avait donné son adresse et lui la sienne. Ils s’enverraient des lettres d’amour, se promirent-ils.