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La nuit fut de courte durée pour la jeune Adèle, et le sommeil fut difficile à trouver. Elle n’arrivait toujours pas à comprendre comment son paquet, qui s’appelait Armand, s’était fait prendre dans un piège en ce mardi 1er juillet 1941 alors que tout avait été organisé comme d’habitude.

Le soleil s’étant levé et son père se préparant déjà à partir pour les champs, Adèle Fontaine se leva à son tour. Elle fit un brin de toilette, s’habilla et descendit à la cuisine où Nany bricolait comme à son accoutumée.

— Bonjour ma grande ! fit la gouvernante de maison.

— B’jour ! fit une Adèle des mauvais jours.

— Allez, bois ton café, cela te fera le plus grand bien !

La jeune femme saisit sa tasse et but une première gorgée. Elle contempla le pain frais, mais elle sentait que ce matin-là, rien ne passerait à part quelques lampées de café. Elle resta muette et Nany respecta son silence.

Cette femme du village travaillait à la maison Fontaine depuis toujours. Quand la maîtresse de maison trouva la mort, renversée par un chariot qui ne l’avait pas remarquée, cinq ans auparavant, c’était elle qui avait pris le rôle de chef de l’intendance et permis que tout suive son cours habituel.

Adèle était attachée à Nany et son père Jules, même s’il ne l’avait jamais avoué, lui était reconnaissant pour sa présence et la vie qu’elle apportait en cette demeure après le drame dont il ne s’était jamais remis. Se plonger dans ses lectures d’après-midi ou du soir, c’était comme s’il se noyait dans son chagrin.

Peu à peu, la jeune femme reprit le dessus.

— Bon Nany, il faut que j’y aille. À plus !

Elle embrassa la brave femme et quitta la maison de maître pour rejoindre le centre de Genève et le cours des Bastions en particulier. Adèle tenait à s’y trouver à l’ouverture.

Il n’était pas encore 8h quand la résidente de Satigny arriva devant le consulat de France, un peu essoufflée. Elle se posta juste à côté de la grande porte cochère et attendit.

Une demi-heure plus tard, alors que les portes étaient déjà ouvertes et que des gens étaient arrivés, Fernand Nappey déboucha du parc qu’il traversait tous les matins.

— Adèle ! Que fais-tu là ? On devait se voir plus tard !

La jeune femme à bout de nerfs s’effondra en pleurs et s’approcha de l’agent, posant sa tête sur son épaule en lui disant :

— Ils l’ont pris ! Ils l’ont pris ! Tu comprends ?

Fernand Nappey réalisa ce qui se passait et réagit avec efficacité. Il repoussa légèrement le corps de la passeuse et la regarda dans les yeux.

— Adèle, tu viens avec moi, maintenant. On va faire un tour aux Bastions et tu cesses de chialer illico !

Il savait qu’il était dur avec elle, mais ce n’était pas le moment de se faire remarquer devant le consulat dans lequel il ne comptait pas que des amis, loin s’en fallait.

Comme un automate, la jeune femme obtempéra et suivit l’homme assez âgé pour être son père. L’air encore frais du matin lui faisait du bien. Ils franchirent les grilles du parc et y pénétrèrent. Après une marche de quelques dizaines de mètres, ils s’assirent côte à côte.

— Alors, tu me dis ce qui se passe.

Adèle Fontaine raconta comment la veille, le mardi 1er juillet alors qu’elle devait récupérer un paquet prénommé Armand, les soldats allemands l’attendaient cachés dans les arbres et aux alentours de la rivière au moment où il commençait la traversée. Elle lui décrivit le brouhaha des camions et des chiens, le cauchemar qu’elle avait vécu et ce silence de mort quelques minutes plus tard.

— Tu vois Fernand, je n’ai jamais vu Armand ! Ils l’ont pris et je suis sûre qu’il a été trahi par quelqu’un et c’est chez nous, à tous les coups. Je n’ai vu ni Jean ni Jacques qui sont les passeurs de l’autre côté. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé. Sont-ils blessés, ont-ils été arrêtés ?

— C’est possible, Adèle. Mais rien n’est certain de ce côté-là. Il peut y avoir eu aussi une fuite en face ! On ne peut accuser sans preuve, tu vois !

— Tu crois ça, toi ?

— Je n’en sais rien ! Je dis simplement que si Armand a été dénoncé, cela peut aussi bien venir du réseau qui l’a fait passer que de la filière qui l’attendait.

— Ce n’est pas moi, en tout cas, fit la jeune femme.

— Je me doute que tu n’allais pas alerter les Allemands alors que c’était toi qui te chargeais du paquet et que tu pouvais recevoir une balle perdue de l’autre côté. Sans parler du fait que tu ne serais pas dans cet état-là !

— On va faire comment maintenant ?

— Il faut que je gère ça au niveau du réseau de l’Ain d’un côté et avec Hannah concernant la filière de passage. Je dois faire vite, car s’il y a un salopard d’un côté ou de l’autre, il faut le neutraliser au plus vite avant qu’on soit tous en danger. De toute façon, à l’heure qu’il est je ne sais pas ce qui s’est passé de l’autre côté de l’Allondon. Il va falloir que j’en sache plus là-dessus.

— Et moi, je fais quoi ?

— Toi, tu ne bouges plus jusqu’à nouvel ordre. Le passage est strictement interdit chez toi jusqu’à ce que je te contacte, c’est clair Adèle ?

— D’accord. J’attends alors de tes nouvelles, répondit la jeune femme déçue.

— Je sais que c’est difficile, mais on doit attendre que la lumière soit faite sur tout ça et il ne faut plus que tu participes à des passages au risque de te faire prendre d’un côté ou de l’autre. Tu sais très bien que l’aide aux réfugiés est punie de prison ici !

— Bon ! J’y vais.

Adèle se leva et partit. Elle savait que l’agent du 5e Bureau avait raison sur toute la ligne. Cependant elle se sentait lasse.

 

Fernand Nappey, qui connaissait tous les réseaux de résistance sur le sol helvétique, savait parfaitement comment se rendre dans l’Ain par un passage réservé en cas de coup dur et qui passait par l’ouest de Genève le long du Rhône. Il irait en France voisine dans l’après-midi et se rendrait chez Gaston Hécler, chef de la section de Fernay-Voltaire et frère du maire, dont dépendaient Jean et Jacques et donc le passage chez Adèle. Il n’avait pas l’intention d’attendre. Il souhaitait comprendre ce qui s’était réellement passé et déterminer avec exactitude d’où provenait la dénonciation qui était à l’origine de tout cela.

Il arriva à Ferney-Voltaire alors que le postier en chef, Gaston Hécler, fermait le bureau. Celui-ci, en l’apercevant, lança à la cantonade :

— Je vais me boire un godet au bistrot de Paul. Après une telle journée, cela me fera le plus grand bien.

Fernand savait que le bistrot de Paul se situait à une cinquantaine de mètres sur la place de la mairie. Il s’y rendit le temps que Gaston finisse sa fermeture.

Cinq minutes plus tard, Gaston entra dans le bistrot où plusieurs ouvriers et employés buvaient un canon de rouge ou de blanc. Il avança et dit à l’attention d’un homme moustachu :

— C’est libre ? Je peux m’asseoir ?

— Volontiers ! Asseyez-vous.

— Paulo, amène-moi un ballon de rouge !

— C’est comme si c’était fait ! répondit le tenancier.

— Vous êtes déjà là ? demanda le postier.

— Bonjour, Gaston ! fit l’agent du 5e Bureau à voix basse. J’ai entendu dire que dernièrement les choses étaient difficiles. Je viens comprendre. C’est urgent, il me semble.

— Vous avez bien fait. Moi aussi j’ai des questions. Faites attention, la Gestapo se promène partout en ce moment. On n’a pas intérêt à rester trop longtemps ici, car tôt ou tard, ils passeront voir qui est là.

— Je n’ai pas l’intention de faire de vieux os. Je repars dans cinq minutes. Il me faut juste savoir ce qui s’est passé.

— Les boches les attendaient tout simplement.

— C’était Jean et Jacques qui se chargeaient du passage comme d’habitude ?

— Ouais, ils ont fait leurs preuves, mes deux neveux, non ?

— Je ne savais pas que vous étiez leur oncle. J’ai plusieurs questions, répondez-moi vite que je fiche le camp. Qui a été pris ? Y a-t-il des victimes ? Et s’il y a eu dénonciation, cela peut-il venir de vos rangs ?

— Armand, Jean et Jacques ont été pris. Un a peut-être été blessé, mais on n’en sait rien. A priori aucun n’est mort. Pour ce qui concerne le traître, cela ne peut pas venir de chez nous, car tout est cloisonné. Seuls Jean, Jacques et moi connaissons les deux accès au terrain de la belle Adèle que je n’ai jamais vue. Jean et Jacques ont été pris. Et j’espère que vous n’imaginez pas que j’aurais dénoncé mes propres neveux, Armand et éventuellement Adèle. Personne d’autre ne sait comment les petits passent. La frontière est longue et pourtant, les boches n’étaient qu’à un seul endroit ! J’espère que ce n’est pas Adèle !

— Pourquoi ? Qu’y gagnerait-elle ? Elle ne passe jamais de l’autre côté. Je n’y crois pas, mais je vais savoir. Bon, Gaston j’y vais. Avant, dites-moi où sont les gamins.

— Ils les ont emmenés à la prison de Gex pour le moment. Mais je doute qu’ils y restent bien longtemps, on risque de les déplacer à la prison de Bourg avant de…

Les larmes coulaient au coin des yeux du postier.

— Renseignez-vous sur tout ce que vous pouvez. Si besoin, vous connaissez ma boîte à lettres d’urgence. Laissez-y un billet. Tenez le coup, Gaston.

— Merci, Fernand.

L’agent se leva, laissa une pièce et partit discrètement.