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Ruth et Sev passaient le plus clair de leurs soirées en compagnie de leurs chevaliers servants germaniques, soit dans des restaurants à la mode, soit dans des cabarets. Les deux généraux ravis d’avoir pour compagnes de ravissantes et sensuelles petites Françaises, pensaient-ils, les exhibaient inconsciemment comme deux trophées.

Nos deux agents prenaient les choses comme elles venaient et ne se posaient pas plus de questions, sachant que ce n’était en fait qu’une pièce de théâtre qu’elles jouaient.

L’opportunité qu’elles espéraient tant depuis qu’elles avaient décidé de fouiller les chambres des généraux et leurs coffres-forts se présenta alors qu’elles ne s’y attendaient pas. Leurs amants leur annoncèrent avoir une réunion d’État-major importante le surlendemain soir. Ils ne savaient pas combien de temps cela durerait.

— Comme c’est dommage, mon poussin, fit Sev.

— Oh oui, Angela a raison ! Dommage qu’on ne puisse pas se voir cette nuit-là, mon trésor, rajouta Ruth.

L’Arménienne avait opté pour son premier prénom Angela qui faisait bien plus français que Sevan pour son amant. Les deux jeunes femmes riaient de leurs réponses quand le général Spitz répondit.

— Il n’est pas question qu’on ne se voie pas. Tu m’attendras dans la chambre, chérie.

— Parfaitement, compléta l’autre.

Ruth et Sev comprirent aussitôt que ce serait le moment ou jamais, pour fouiller les deux chambres et ouvrir les deux coffres-forts. Elles se sentaient soulagées que ce moment arrive. Plus vite la mission serait achevée, plus vite elles rentreraient. Ce qu’elles souhaitaient par-dessus tout à ce moment-là.

Le surlendemain, les deux femmes se présentèrent à l’hôtel Ritz vers les 19h comme convenu. Elles furent accueillies dans le hall par leurs deux amants qui venaient de se changer et portaient un uniforme à quatre épingles.

« Humm, ça sent le grand soir pour ces deux-là ! » se dit l’Arménienne.

— Chères amies, vous êtes toujours aussi ravissantes. Quel bonheur ! Nous partons ensemble à l’État-major. On rentre quand on peut, mais cela risque d’être tard.

— Pas grave, on va s’occuper, ne vous inquiétez pas.

— Commandez à manger.

— Merci mon Werni chéri, fit Sev.

À ce moment-là un chauffeur se présenta au garde-à-vous devant les deux généraux, qui claquèrent des talons de leurs bottes brillant de mille feux.

— Bon, on y va.

Les deux hommes partirent tout en laissant leurs clés à leurs amantes. Ruth et Sev montèrent les étages et entrèrent dans la chambre du général Werner Spitz.

La fouille en règle de la chambre commença aussitôt. Chacune prit une partie de la chambre et déplaça méthodiquement les objets un à un afin de vérifier que rien n’était caché dessous.

Bien qu’elles fussent deux, heureusement, la tâche leur parut longue. Après une bonne heure et demie, Sev se présenta devant le coffre-fort caché dans la penderie du fond et dont elle avait mémorisé le code. Elle le composa et ouvrit la porte.

Un plan de la Suisse se trouvait là avec quatre grandes flèches, l’une au nord de Genève, une au sud de la même ville, une au nord-est du pays et la quatrième au sud-est du côté de l’Italie. Il y avait une date : 1/8.

— Bon, Sev, ce n’est pas tout. Allons chez Wolfgang.

— Ouais, tu as raison.

Sev referma la chambre à clé et suivit Ruth qui marchait dans le couloir jusqu’à l’autre extrémité où se trouvait la chambre du général d’aviation. Elle ouvrit la chambre et elles se rendirent directement dans la penderie pour ouvrir le coffre, Ruth ayant elle aussi mémorisé le code. Elles y trouvèrent le même plan.

C’est alors que Sev commença à s’inquiéter pour de bon.

— Et si c’était un piège, Ruth ?

— Mais pourquoi ? Ils sont raides dingues de nous !

— C’est ce qu’on pense, mais s’ils nous font suivre depuis le début et qu’on a rien vu, Ruth ? Tu piges ce que cela veut dire ? On s’est fait avoir ! hurlait presque Sev qui réalisait la bévue qu’elles avaient peut-être faite.

— Ferme-moi vite ça, on sort. Fissa !

Sev souleva le cache du réservoir d’eau et laissa tomber l’appareil Minox que Farrell leur avait fait remettre afin de photographier des plans. Ce n’était pas le moment de se faire prendre avec, sinon elles étaient foutues !

Ni une ni deux, les deux jeunes femmes ressortirent dans le couloir. Il y avait une fenêtre donnant sur la cour et Sev y jeta un coup d’œil par réflexe. Elle aperçut des militaires en armes comme elle n’en avait jamais vu jusque-là.

Dans le même temps, des bruits de cavalcade dans leur direction se firent de plus en plus audibles.

— On fait comme si de rien n’était. D’accord ? On va prendre l’air dehors si on nous interroge. Pour le moment, ils n’ont rien sur nous. Tu me suis ?

— D’accord !

À ce moment-là, plusieurs hommes portant de longs manteaux de cuir noir et chapeaux de feutre suivis des deux généraux débarquèrent, certains de tomber sur l’une ou l’autre devant le coffre.

Ruth et Sev s’arrêtèrent et attendirent. Puis, quand tous les hommes arrivèrent à leur hauteur, les agents de la Gestapo pistolet en main, Sev intervint :

— Qu’est-ce qui se passe ? Werner, tu peux m’expliquer ?

— Taisez-vous, fit le premier homme de la Gestapo.

— Mais qui êtes-vous et pourquoi nous traitez-vous comme cela ? poursuivit Sev.

— Parce que vous êtes des espionnes. Vous travaillez pour la Suisse et certainement d’autres pays alliés, accusa le chef de la Gestapo.

— C’est complètement fou votre histoire.

Pendant ce temps les deux généraux restaient en arrière. Ils savaient que si ce que la Gestapo affirmait se révélait exact, leur carrière risquait de s’arrêter net. Ils laissèrent faire les choses qui leur avaient été imposées.

— Vous allez m’expliquer, dans ce cas, pourquoi depuis deux mois que vous êtes à Paris, vous résidez dans l’appartement d’un major de l’armée suisse, et pourquoi mes hommes vous ont aperçues à de nombreux endroits stratégiques.

— C’est un ami qui nous a proposé de nous faire héberger chez un de ses amis. Je ne vois là rien de mal !

— Et vos balades spéciales dans Paris ?

— On n’a rien fait de spécial, continua Ruth. On n’a rien à se reprocher.

À ce moment-là, le chef de la Gestapo se tourna vers les deux généraux.

— Vous avez fait comme je vous ai demandé ?

— Oui, bien sûr, confirmèrent les deux officiers sur la sellette.

— Bien ! Alors, allons au coffre et nous verrons.

Le général Schwarz prit sa clé des mains de Ruth, ouvrit la porte et le groupe le suivit jusqu’au coffre. Le général s’avança.

— Le cheveu que j’ai posé à gauche des codes n’est plus là !

— Et alors ? fit Sev.

— J’ai demandé à ces deux généraux de mettre un cheveu sur chaque coffre-fort à gauche des codes. S’il a disparu, c’est que vous avez ouvert le coffre.

— Mais j’ai rien fait, moi, hurla Ruth qui sentait qu’il fallait qu’elle agisse et démontre sa bonne foi. Qu’est-ce qui vous prouve que le cheveu n’est pas tombé tout seul ? Ou que la femme de ménage ne l’a pas fait tomber ? Ou bien, quelqu’un est venu avant moi ? Vous ne pouvez pas m’accuser de quoi que ce soit sans preuve. Et ce cheveu n’en est pas une. Wolfgang, dis-leur !

— Officier, cette dame a raison. Nous avons exécuté vos ordres, mais vos preuves ne sont pas minces, mais infimes. Je vous prie de nous laisser. Vous ne les avez pas prises sur le fait en train de nous espionner, comme vous nous l’aviez assuré !

Le chef de la Gestapo, sentant que les deux haut gradés reprenaient le dessus et qu’il n’avait aucun flagrant délit comme espéré, commença à battre en retraite.

— On se reverra ! Allez, on y va, aboya-t-il à la dizaine d’hommes menaçants.

Quand le calme revint, le général Schwartz prit la parole.

— Désolé pour ce désagrément, mais on ne m’a pas laissé le choix. Il était persuadé que vous étiez des espionnes venues chercher le plan d’invasion de la Suisse. Ce qui est stupide, car si nous y avons pensé l’année dernière, aujourd’hui, nous avons bien d’autres chats à fouetter avec la Russie en ligne de mire ! C’est pour ça qu’il voulait qu’on mette les faux plans dans les coffres-forts et les cheveux.

Sev n’en revenait pas ! Elle venait d’entendre la vérité sur ce fameux plan d’attaque Tannenbaum, qui était en fait aux oubliettes depuis longtemps, et elles venaient de risquer leurs peaux à l’instant pour rien.

— Le mieux c’est d’aller se coucher et d’oublier tout ça, fit le général Spitz qui n’en menait pas plus large.

— Eh bien, pour tout dire, je vais aller me coucher. Mais certainement pas ici, affirma sèchement l’Arménienne. Viens, Ruth. J’en ai assez vu pour ce soir.

— Oui, je suis d’accord avec toi.

— Mais restez, fit l’aviateur.

— On se verra demain, Wolfi chéri. Ce soir j’ai la migraine et je ne suis pas d’humeur pour la bagatelle.

Les deux femmes laissèrent les deux généraux en plan.

 

Ruth et Sev descendirent les marches de l’hôtel à pas soutenus en échangeant quelques mots à voix basse.

— On a eu chaud ! On rentre et on se planque au plus vite, Ruth !

— D’accord !

Les deux jeunes femmes sortirent de l’immeuble et rattrapèrent la place de la Concorde distante d’une grosse centaine de mètres. Elles pensaient y trouver un taxi qui les ramènerait rapidement dans le quartier Saint-Michel.

Sev, ayant suivi un entraînement poussé de commando, avait les sens en alerte. « Quelque chose cloche » se dit-elle. Elle avait la sensation d’être suivie.

L’agent ne se trompait pas. La Gestapo n’aimait pas avoir tort et ne lâchait jamais rien. Si l’officier avait battu en retraite un peu plus tôt, ce n’était nullement par peur des généraux, mais bien par repli tactique bien réfléchi.

En regardant dans une vitrine de la rue de Castiglione, l’Arménienne remarqua deux voitures l’une derrière l’autre, feux éteints, avancer à allure lente. À cette heure-ci la circulation était totalement fluide. La lumière des lampadaires de la rue était bien suffisante.

— On est suivies ! Prépare-toi à tout. Je crains le pire.

Alors qu’elles débouchaient sur la rue de Rivoli, un long sifflet perça le silence nocturne. Sev tourna la tête et aperçut un groupe de trois hommes qu’elle reconnut. C’était des membres d’Agir. Sev, attrapant le bras de Ruth, avança dans la direction du groupe.

— Dépêchez-vous ! appela Léon. La Gestapo vous suit.

— Vous fichez quoi ici ?

— On assure vos arrières, ma belle, lui répondit le résistant avec une certaine insolence. Michel nous a demandé de suivre vos faits et gestes. Il avait raison. Vite, venez avec nous, ils vont arriver, ils sont derrière.

Ils marchèrent à pas très rapides les quelques mètres dans la pénombre le long de la grande artère quand le museau d’un des véhicules suiveurs se montra.

— Vite, vite, il faut se cacher dans la ruelle, pressa Léon.

Le groupe se mit à courir dans la rue Rouget de l’Isle où il chercha un endroit pour se cacher le temps que les poursuivants disparaissent. Il ne fallut pas bien longtemps pour entendre que le ronronnement des moteurs avait accéléré et apercevoir les rais de lumière au sol. Deux Mercedes s’arrêtèrent au milieu de la chaussée à une trentaine de mètres de nos fugitifs. Le chef de la Gestapo suivi de ses hommes sortit lentement, sûr de lui.

— Vous êtes cernés. Rendez-vous ! Seul le silence lui répondit.

Pendant ce temps, Léon était à la manœuvre pour se sortir de ce guêpier.

— Sev et Ruth, vous allez quitter la rue par le fond et vous planquer chez nous. Nous on va les bloquer.

— Mais c’est du suicide.

— Dépêchez-vous, on n’a pas le choix.

Léon sortit le pistolet qu’il cachait sous sa chemise et visa le chef de la Gestapo qu’il toucha au bras.

— Allez, partez !

Sev et Ruth s’élancèrent alors qu’une bataille rangée avait commencé entre les agents de la Gestapo, qui tiraient de temps à autre et se cachaient aussitôt derrière leurs véhicules, et les trois résistants planqués dans une encoignure.

Les deux jeunes femmes couraient aussi vite que possible en longeant les murs afin d’éviter de se faire repérer sous la lumière des lampadaires.

Alors qu’elles n’étaient plus qu’à une vingtaine de mètres du bout de la rue, Sev hoqueta. Puis elle s’arrêta. Une tache de sang s’étendait de plus en plus sur sa robe à la hauteur de sa cuisse droite. Elle se plaqua le long du mur le temps de respirer et d’évaluer les dégâts.

Pendant ce temps, les tirs sporadiques continuaient.

— Je suis touchée, Ruth. On ne va pas y arriver.

— Tais-toi pour le moment.

La jeune femme arracha un bout de tissu de la robe de sa comparse et en fit une bandelette qu’elle noua autour de la cuisse, juste au-dessus de la blessure. Elle avait bien mémorisé les discussions de son père sur l’intérêt du garrot et se chargea ce jour-là de les mettre en pratique.

Pendant ce temps, les tirs semblaient moins fréquents. Il y avait un certain mouvement du côté des voitures. La Gestapo prenait le dessus et s’avançait vers la position tenue jusque-là par les membres d’Agir.

Tout à coup, une ombre émergea juste à côté d’elles. C’était Léon qui arrivait l’épaule en sang.

— Dépêchez-vous ! Ils arrivent.

Sev se releva et, claudiquant de la jambe droite, marcha le plus vite qu’elle pouvait.

Les coups de feu avaient totalement cessé. Le silence était devenu inquiétant pour nos trois fuyards. Des bruits de pas feutrés se percevaient de plus en plus. La nasse allait se refermer sur eux. Léon saignait abondamment. Une artère avait été touchée et l’hémorragie était trop importante. Il faiblissait à chaque pas. Sev souffrait le martyre avec sa jambe. Le garrot était efficace, mais douloureux.

— Partez vite ! lança dans un dernier souffle Léon qui s’effondra sur le trottoir.

Ruth tirait sur le bras de Sev qui, à bout de force, essayait de récupérer un peu de force contre le mur.

— Pars, Ruth. Je suis au bout. Pars ! Je t’en donne l’ordre. Je n’en peux plus.

Son corps s’affaissa.

Entendant les pas se rapprocher, la jeune femme tourna les talons et courut.