Dans le vol China Airlines pour Hong Kong, Frédérique se souvient de sa conversation avec Josée. La patronne de l’Agence avait obtenu sans difficulté le feu vert du galeriste Pierre Suzanne. Il avait validé les éléments de l’enquête, les billets pour Hong Kong, les frais sur place. Une angoisse le saisissait quand il comptait les jours qui défilaient. Victoria, il voulait Victoria... Il imaginait les deux lascars sur le terrain, doutait mais se rattachait à la réputation prestigieuse de l’Agence. Il devait renoncer à tout contrôler, s’empêcher de comparer les détectives à des pieds nickelés. Il fallait les voir les deux, la jeune et le vieux, la vierge et le loup, la maladroite et l’habile, la bordélique et l’organisé, la Leader Price et le Bon Marché. Tout les opposait, le caractère, le physique, la vie asymétrique. L’homme affichait l’embonpoint des gourmands, le mètre quatre-vingts, le cheveu brun, le goût de l’étoffe luxueuse, la cinquantaine assurée. La jeune femme, la taille moyenne et les cheveux décoiffés, portait des fringues ternes, un perfecto sans âge, un jean trop large et une chemise ouverte. Le look discret et légèrement oversize d’une détective privée.

 

Le vol se déroule dans une mécanique classique. Le steward sert le plateau-repas, Georges lit un guide, Frédérique s’envoie un paquet de chips. La privée pense à Ann, la fille la plus canon qui l’ait approchée depuis sa séparation. Elle est trop directe à son goût, mais tout de même, quelle belle femme. Frédérique ferme les yeux, la gorge douloureuse. Elle vient de fêter son vingt-sixième anniversaire, le deuxième sans Laure. Soudain, la voix du commandant de bord retentit. Les passagers bouclent leur ceinture de sécurité. Frédérique s’agite dans les zones de turbulences. Elle pense à son premier amour qui l’a quittée pour sa prof de guitare. Elles s’étaient connues à dix-huit ans et ne s’étaient plus quittées. Les filles n’avaient pas failli aux clichés lesbiens et s’étaient installées ensemble au bout de trois mois. Peut-être était-ce ma faute, se dit Frédérique. Elle l’avait encouragée à reprendre la musique, lui avait offert des leçons particulières, servi sur un plateau de cyprine la prof la plus séduisante du conservatoire. Laure avait retrouvé intact le sens du rythme. L’air de rien, elle passait de plus en plus de temps chez sa prof. Après six ans de vie commune, Frédérique découvrait sur le paillasson une lettre de rupture où Laure disait qu’elle aimait ailleurs. La jeune femme avait organisé sa fuite, séparé les livres, les photos, les souvenirs, coupé le fil invisible de l’amour. Mais pas la mémoire.

 

La privée regarde le ciel par le hublot. L’avion survole la mer de Chine. Les écrans diffusent une vidéo qui fait l’éloge d’une baie ourlée de mer et de montagne. À l’aéroport, l’air pollué tombe directement dans les poumons. Georges gémit, il ne supporte pas la chaleur. En Thaïlande déjà, il se liquéfiait. Les détectives mettent le cap vers le nord de la ville. Le taxi les dépose devant une façade en bois. Ils sont accueillis par un couple et leurs jumeaux ventrus. Frédérique demande s’il s’agit bien de la famille Lan Xieng, la location Airbnb. Ils pénètrent dans une pièce qui sent le chou et les tripes. Georges grimace. La maison suinte, on ne sait pas ce qui est le plus humide, les parois aqueuses ou le plancher imprégné.

Josée était soulagée d’avoir trouvé à la dernière minute ces deux chambres chez l’habitant car les hôtels affichaient complet. Georges déprime dans les toilettes. Coincé entre les murs étriqués, il comprend que la climatisation est un Eldorado. Le logement ne correspond en rien aux photographies du site. Ils se sont bien fait pigeonner.

Georges s’affale sur le lit dont le seul charme est la moustiquaire. Confit par le jetlag, il sent qu’il vaudrait mieux sortir un peu. Il retrouve sa collègue en pleine conversation avec la propriétaire. Frédérique note une adresse où goûter la cuisine locale. La femme soulève une marmite où flottent des pieds de poules et des concombres amers. Georges tressaille et provoque l’hilarité de la famille, on s’en va Fred, Dieu du guide Michelin, hors de question de manger ici.

Les détectives marchent, le regard rivé aux gratte-ciel. Georges contemple le Street Night Market et s’arrête devant une échoppe de fondue chinoise. À mon avis, il faut faire gaffe à la viande et aux fruits de mer, dit Frédérique. Georges s’installe sur un tabouret et rétorque qu’en Chine, on mange la fondue, la vraie. Il avale un bol fumant et fait passer le tout avec une bière Tsingtao. Frédérique engloutit les légumes.

 

La veille, Ann s’était rendue chez le Milliardaire du Golden House Palace et n’avait eu aucun mal à obtenir des infos. Les détectives étaient partis à Hong Kong. L’Allemand lui avait donné les renseignements comme s’il voulait éloigner pour toujours les deux corbeaux de malheur. Ann réserva le vol suivant sur la China Airlines. Ravie de la tournure que prenaient les événements, sa motivation était simple, retrouver Frédérique pour la faire jouir.

Elle l’avait appelée pour lui dire qu’elle voulait l’aider dans son enquête. Elle arriverait le lendemain. L’air de rien, elle a sur les deux détectives l’avantage de connaître parfaitement l’Asie du Sud-Est. Après leur soirée calamiteuse, Ann veut revoir Frédérique. Libre de ses journées, elle ignore la vie matérielle grâce à un père en or massif, un point commun avec Victoria. Dans le jacuzzi, un verre à la main, elle se rend compte de sa présence incongrue dans la ville. Poursuivre une détective privée qu’elle n’a pas fini de baiser et lui donner un coup de pouce ressemble à un caprice. Et puis après tout, pourquoi pas, elle a une bonne connaissance du monde de l’art, les galeristes, le marché et les collectionneurs. Les renseignements sur le tableau la mettent vite sur la piste du Collectionneur chinois. Tout le monde sait qu’il est capable du pire pour assouvir ses désirs. Pour ses hommes de main, tuer, enlever n’est pas un problème. L’art est un microcosme. Ann réalise qu’il est le mécène d’un centre d’art de Hong Kong. Elle fait le lien avec la directrice et lui passe un coup de fil, en souvenir du bon vieux temps. Elle la prévient de la visite de Frédérique et lui promet de la revoir bientôt.

Ann fait monter à dîner dans sa chambre d’hôtel. La ville ressemble à un océan de béton et de verre. Au loin, on devine les Nouveaux Territoires, les îles, les villages traditionnels. Elle finit son verre et se dit que chercher ce tableau, c’est vouloir trouver une aiguille dans une botte de foin. Or, se rouler dans le foin, elle aime bien ça.