Chapitre un

En règle générale, on commence par mourir. Mais dans ton cas, on va faire une exception.

Bardas Loredan était dans le tunnel le plus récent quand la galerie s’effondra. Il entendit une série de craquements secs accompagnés par le grincement du bois sur le point de rompre. Un choc sourd et puissant le projeta à genoux et il atterrit dans la glaise molle.

Et puis plus rien.

Étendu par terre, il resta immobile et écouta. Si ce boyau devait s’écrouler à son tour, il mettrait un certain temps avant de se décider. Plusieurs facteurs entraient en ligne de compte : la galerie et la voûte de l’intersection avaient-elles résisté ? Dans le cas contraire, plus rien ne retenait le poids s’exerçant sur le plafond, sinon les planches de soutènement alignées contre les parois, et l’habitude. Le tunnel pouvait s’effondrer d’un coup, mais il pouvait aussi prendre le temps d’y réfléchir, de calculer avec peine et lenteur – comme un élève attardé – les pressions et les forces en jeu. Il arriverait alors à la conclusion qu’il n’avait plus aucune raison de résister. Alors, le gémissement plaintif du bois torturé préluderait à la catastrophe ; un peu de terre tomberait des étais cintrés sous des tonnes de pression et le plafond se fissurerait entre les poutres. Il ne s’agissait que de spéculations, bien sûr. De toute façon, Loredan se retrouverait bloqué sans la moindre échappatoire entre la galerie effondrée et un mur de glaise infranchissable. À moins que quelqu’un dégage le passage, installe de nouveaux poteaux de soutènement, évacue les déblais à l’extérieur et localise l’entrée du boyau avant que l’air soit épuisé.

Sinon, Loredan était déjà mort et enterré.

En règle générale, on commence par mourir. Mais dans ton cas, on a fait une exception.

Il prit conscience de l’obscurité pour la première fois depuis des mois. Après trois ans dans les mines, ce labyrinthe sans fin de tunnels creusés sous les remparts de la cité d’Ap’ Escatoy par les assiégeants et les assiégés, Loredan passait parfois des semaines d’affilée sans apercevoir la lueur du jour et sans même le remarquer. Il n’y avait que dans les moments de terreur abjecte – comme aujourd’hui – que le besoin de voir se rappelait à son bon souvenir.

T’as envie d’un peu de lumière ? Alors ça, c’est pas de chance !

Ses mains étaient pleines de petits morceaux de glaise qui s’étaient effrités. Il sentit l’argile contre sa joue : une matière froide et morte d’une texture répugnante. Il fut surpris : il travaillait dans ces mines depuis trois ans et il ressentait toujours de la répulsion avec force. Il aurait juré qu’il avait dépassé ce stade depuis belle lurette.

Soit ! Il n’y avait pas moyen de revenir en arrière !

Il estima qu’il y avait assez d’air pour tenir pendant la plus grande partie d’une journée de travail. Compte tenu des circonstances, c’était à la fois rassurant et inquiétant. Les hommes qui ont perdu la capacité de craindre quoi que ce soit depuis longtemps étaient encore terrifiés à l’idée de mourir étouffés après un éboulement.

Il n’y avait pas moyen de revenir en arrière. Et rester sur place avait tout de l’attrape-nigaud. Loredan songea que l’unique solution sensée consistait à avancer. Après tout, si les sapes de l’ennemi étaient toutes proches, il y parviendrait peut-être avant d’être à court d’oxygène.

C’était idiot ! Ses compagnons et lui essayaient de les atteindre depuis des mois, alors comment pouvait-il espérer réussir aujourd’hui, seul et sans aide ?

La situation se résumait ainsi : creuse ou reste là ! Loredan y réfléchit un instant et se décida pour la première solution. Au pire, il consommerait l’air disponible plus vite et son agonie en serait d’autant plus brève.

La cité d’Ap’ Escatoy avait été construite sur une strate de glaise épaisse et les sapeurs de Sa Majesté royale avaient vite compris qu’ils n’avaient aucune chance d’y forer des galeries avec des outils et des techniques classiques. Ils avaient essayé pendant trois mois, au cours desquels ils n’avaient réussi qu’à émousser leurs pelles et à s’arracher les cheveux. Et puis ils avaient rencontré par hasard un membre du convoi de ravitaillement, un vieil homme qui leur avait expliqué comment procéder. Il leur avait parlé de son expérience de gratteur d’argile avant la guerre, il avait été un spécialiste du percement de tunnel en milieu argileux. Il avait participé pendant trente ans à la construction du réseau d’égouts d’Ap’ Mese – une cité que l’armée de Sa Majesté royale n’avait mis que six jours à piller et à raser lors de la première année du conflit. S’il y avait une technique qu’il ignorait sur la manière de faire des trous, c’était qu’elle ne valait pas tripette.

Il leur apprit que, pour creuser la glaise, il faut un solide poteau en bois de coupe carrée, quelque chose comme le montant de porte d’une ferme, avec une bordure goujonnée à environ quinze centimètres de la base – on appelle cela une «  croix  » dans le métier. Vous devez la caler en diagonale entre le plafond et le sol du tunnel, avec le siège improvisé vers le haut et à une trentaine de centimètres du mur d’argile. Ensuite, vous perchez vos fesses sur le rebord, vous plaquez le dos contre la poutre et vous vous servez de vos bras et de vos jambes pour planter la pelle dans la partie à forer. Une fois le fer de l’outil enfoncé, il suffit en général d’un coup de genou sec vers le haut pour libérer un bloc d’argile compact. Vous le dégagez alors, et le laissez tomber pour que les nettoyeurs, derrière, vous le récupèrent avec un crochet monté au bout d’un long manche. Ils le jettent dans un wagon à déblais, un petit chariot trapu et équipé de cordes et de poulies à l’avant et à l’arrière. Il sert à transporter les blocs d’argile dans la galerie principale où ils sont chargés dans une charrette qui fait tant bien que mal l’aller-retour jusqu’au monte-charge toute la journée. Derrière les gratteurs et les nettoyeurs viennent les menuisiers, les mineurs qui scient et tapissent de planches le sol, les parois et le plafond de la sape. À l’exception de la coupe, ils doivent accomplir leur tâche dans l’obscurité la plus complète, car même une lampe-tempête suffit à faire exploser les poches de gaz souterraines – et, par malheur, celles-ci sont nombreuses dans les mines.

Loredan était trop grand pour faire un bon gratteur. Il avait presque le menton entre les genoux quand il ramenait les jambes en arrière pour pousser sur le manche en T de sa pelle. Pour ce genre de travail, il fallait des hommes petits, trapus et bâtis comme des barriques, pas d’anciens bretteurs longs et sveltes. Mais dans les circonstances présentes, il n’avait pas le choix : il n’y avait que lui pour se charger de cette besogne. Il soutint son outil en appuyant doucement son extrémité en forme de grande feuille contre la paroi devant lui. Avec les pieds, il frappa sur le manche en T si fort que la violence de l’impact l’ébranla des chevilles jusqu’au cou.

Bien entendu, le gratteur n’est pas censé travailler seul. Son rôle consiste à évacuer les blocs d’argile compacts et à les dégager de sa pelle avec les pieds. La corvée – si pénible pour le dos – de tirer les déblais en arrière échoit au nettoyeur avec son crochet. Mais celui qui assistait Loredan était resté là-bas, dans le tunnel, sous quelques centaines de tonnes d’éboulis. Dans ces conditions, il était donc excusé – même d’après le règlement très strict en vigueur dans l’armée de Sa Majesté royale. Mais cela ne facilitait pas la tâche de Loredan : après trois ou quatre pelletées, il devait descendre de la croix, s’agenouiller et évacuer les déblais avec les pieds, comme un lapin creusant un parterre de fleurs.

Laisse tomber, Bardas ! Abandonne ! Cesse de gratter la terre comme une taupe. Meurs étouffé, mais dans la dignité.

La situation était tout à fait ridicule. Il était un oisillon fripé enfermé dans un œuf en marbre et essayant en vain de briser la coquille à coups de bec. Il était vraiment le prince des radins, l’empereur des avares : que chacun creuse sa propre tombe ! Pourquoi gaspiller son argent en payant les honoraires exorbitants des fossoyeurs quand on peut se charger du travail soi-même ? Il était le plus insignifiant des vers se frayant un chemin dans la plus grosse noix de galle du monde. Il était déjà mort, mais il refusait de l’admettre et continuait à lutter.

Soudain, la sensation changea. Le fer de la pelle ne s’enfonçait plus comme le hachoir d’un boucher dans une vieille carcasse filandreuse : il rencontrait maintenant une certaine résistance, comparable à celle de l’argile compactée de la paroi d’un tunnel. Davantage de secousses et de chocs lui remontaient jusque dans les chevilles et les tibias. C’était différent, et toute différence était porteuse d’espoir. Loredan plia les genoux jusqu’à ce qu’ils effleurent les coins de sa bouche et détendit brusquement les jambes. Quelque chose était sur le point de céder. Quelque chose avait cédé au lieu de rester immobile en attendant d’être tranché par le fer de la pelle. Bardas ne prit pas la peine d’évacuer derrière lui les déblais qui le gênaient, il continua à asséner des coups de pied. Il était trop préoccupé par le temps qui s’écoulait pour travailler avec soin – ça, c’est tout à fait toi, Bardas ! Un jour, ton manque de conscience professionnelle causera ta perte ! Finalement, une puissante frappe des talons propulsa le fer dans le vide. Loredan fut brutalement entraîné en avant et atterrit douloureusement sur la base de la colonne vertébrale.

Je suis passé ! Par tous les dieux, j’ai trouvé cette putain de sape ! Ça arrive à point nommé !

Bien entendu, il n’y avait pas la moindre lumière, mais l’odeur changea du tout au tout. L’endroit sentait la coriandre. Le tunnel dans lequel il venait de débarquer empestait la coriandre. Il glissa avec précaution son pied gauche par la brèche qu’il avait pratiquée à coups de pelle. La semelle de sa botte se posa contre une planche verticale. Il ne put s’empêcher de sourire. Que se passerait-il s’il la défonçait du talon et que la galerie s’effondre sur sa tête ? Mourir comme ça, ça serait vraiment à hurler de rire !

Une odeur de coriandre. Parce que les boulangers de l’ennemi en parfumaient leur pain alors que ceux de Sa Majesté royale utilisaient un mélange de sel, d’ail et de romarin. Dans l’air humide des tunnels, vous pouviez sentir les relents de coriandre ou d’ail dans l’haleine d’un homme à cinquante mètres. C’était la seule manière de savoir qu’il y avait quelqu’un et de déterminer si c’était un adversaire ou un ami. Les effluves de coriandre, et de saucisse au poivre pour les officiers, étaient synonymes de danger et de mort. Ceux d’ail et de romarin annonçaient votre camp, l’approche de secours ou bien de l’équipe de relève qui remontait la galerie en rampant vers vous. Loredan appuya la semelle de sa botte bien à plat contre la planche et commença à pousser avec précaution et régularité, jusqu’à ce qu’il sente enfin les clous sortir des lattes. Il était passé, oui, mais il arrivait au milieu de la coriandre. Il tombait de Charybde en Scylla.

Il se traîna sur les fesses en cherchant son chemin avec les talons. Il se glissa à travers la brèche jusqu’à ce que ses pieds touchent le plancher. Son arrivée avait provoqué un sacré vacarme, mais peut-être que cela n’aurait pas d’importance. Il se demanda pour la première fois pourquoi la galerie s’était effondrée. C’étaient des choses qui arrivaient, un point c’est tout ! Mais, parfois, des sapeurs ennemis les minaient : ils creusaient leur propre tunnel juste en dessous et aménageaient une petite cavité – qu’on appelle un «  camouflet  ». Ils y empilaient ensuite des barils et des pots de suif gras, rance et très chaud – une substance particulièrement inflammable. Lors de la combustion, le plafond du camouflet se desséchait, l’argile se contractait. Le sol de la galerie du dessus se retrouvait soudain privé de soutènement, un trou se formait et tout le souterrain cherchait à s’y engouffrer, comme de l’eau aspirée par un siphon. Le passage s’effondrait. Le travail était terminé.

Eh bien, si l’ennemi – coriandre – perce quelques sapes de notre côté, il y a moins de chances qu’il soit en train de déambuler dans ses propres tunnels. Un individu isolé – ail et romarin – qui s’est infiltré par une brèche réussira peut-être à s’y promener un bon moment avant de rencontrer un enfoiré qui lui tranchera la gorge.

— Seuls les dieux le savent !

Des voix approchaient – coriandre. Deux hommes avançaient rapidement à quatre pattes sur le sol tapissé de planches.

— Si ça se trouve, on est si près de leur tunnel que notre mur se tasse dans le trou. Si c’est le cas, on va prendre tout ce bordel sur la gueule si on ne l’étaie pas en vitesse !

Bardas s’aperçut qu’il acquiesçait à cette remarque. Ce type-là connaissait sa mine comme sa poche. C’était le genre d’homme qu’on avait envie d’avoir dans son équipe – sauf qu’il appartenait à l’autre camp. Ils étaient deux et continuaient à approcher. Avaient-ils perdu le sens de l’odorat ? se demanda Bardas. Et puis il se rappela que son groupe n’avait pas eu de rations – entre autres choses – depuis deux jours. Pas de pain, pas d’ail et donc pas d’odeur pour vous trahir. Cessez de manger et vous vivrez éternellement !

— Quelle que soit la situation, c’est un vrai bordel ! dit la voix qui accompagnait la première paire de genoux.

Bardas posa la main sur le haut de sa botte et chercha le manche de sa dague. Si le premier ne le sentait pas, son compte était bon, aucun doute sur ce point. En revanche, son petit camarade s’occuperait de Loredan aussitôt après. Sacrifier le Cavalier pour prendre la Tour de l’adversaire, ce n’était pas très enthousiasmant si vous étiez le Cavalier. Enfin ! Au diable ces considérations ! Chaque soldat a le devoir de chercher et de tuer l’ennemi. Eh bien, allons-y, dans ce cas !

Il laissa la première voix le dépasser et quand la seconde l’eut presque doublé, il tendit la main gauche avec précaution en espérant trouver un menton ou une mâchoire. C’était le genre d’exercice dans lequel il excellait, bien sûr. Ses doigts effleurèrent une barbe, juste assez longtemps pour qu’ils se referment dessus et s’assurent une bonne prise. Avant que son adversaire ait le temps de proférer un son, Bardas l’avait poignardé dans la cavité triangulaire à la jonction du cou et de la clavicule, là où la mort survient plus vite et plus discrètement que partout ailleurs. Dans les mines, la mode était au court : les poignards, les hommes, les pelles et même l’espérance de vie. Le style long n’avait pas sa place ici. Loredan avait opéré avec une telle délicatesse que le premier n’avait sans doute rien remarqué.

De toute façon…

— Merci, murmura Bardas en tournant le poignet pour libérer la lame.

C’était une règle immuable chez les mineurs : on remerciait toujours celui qui était tué à votre place. En parlant, Bardas avait bien sûr trahi sa présence, mais il gardait cependant l’avantage. Son second adversaire – coriandre – était devant lui et n’avait pas la moindre chance de se retourner dans le tunnel étroit. Cela signifiait qu’il n’avait que deux options : soit il ne bougeait pas et essayait de ruer comme une mule, soit il cherchait à s’enfuir aussi vite que possible à quatre pattes – comme un petit enfant se précipitant sous une table – en espérant trouver une issue avant que son ennemi ait le temps de réagir.

Mais dans ce cas, c’est moi qui me retrouverais bientôt dans le rôle du gibier. L’idée n’est pas vraiment alléchante ! Je préférerais autant éviter.

Bardas rampa sur le corps de l’homme qu’il venait de tuer – coriandre – avec un petit grognement dégoûté. Il sentit ses paumes et ses genouillères s’enfoncer dans la chair molle du ventre et des joues du cadavre. Il renifla comme une fouine pour localiser sa proie et entendit la semelle d’un sabot heurter une pierre – presque à bonne distance, mais pas tout à fait. Il continua à avancer par petits sautillements, bras tendus et se propulsant en avant avec les jambes comme un lapin, jusqu’à ce qu’il sente que son visage n’était plus qu’à quelques centimètres des talons de son adversaire. Il bondit alors dans sa direction – dans un mouvement qui ressemblait davantage à celui d’une grenouille que d’un félin. Il atterrit avec lourdeur et ses coudes cognèrent violemment contre les omoplates de l’homme. Quand tout fut terminé, il le remercia.

Et maintenant ?

Il n’avait aucune idée de l’endroit où il était, bien sûr. Dans ses propres galeries, il était capable de se repérer sans grande difficulté. Dans sa tête, elles formaient un gigantesque nid d’abeilles percé de tunnels, de puits et d’embranchements qu’il n’avait jamais vus, mais qu’il connaissait néanmoins sur le bout des doigts. Quand il rampait dans son territoire, il n’avait pas besoin de compter ses mouvements de genoux pour trouver les carrefours, l’extrémité d’un boyau ou son raccordement à une galerie principale. Il savait tout cela d’instinct, comme un jongleur capable d’exécuter son numéro les yeux fermés.

Mais dans cette fourmilière-là – coriandre –, il était perdu. Ici, l’obscurité lui paraissait vraiment impénétrable. Il prenait conscience du manque de hauteur et de l’étroitesse des tunnels, comme si c’était son premier jour dans les ténèbres.

Réfléchissons ! Réfléchissons ! Si je me trouve bien dans une galerie principale – elle est trop large et trop haute pour être secondaire –, elle relie peut-être le puits d’entrée au fond de la mine.

Ce qui amenait aux problèmes suivants : comment s’orienter et, ensuite, quel chemin était-il préférable de prendre ? La priorité était sans nul doute d’éviter les mauvaises rencontres, mais pas si cela devait l’entraîner plus loin en terrain ennemi. À sa connaissance, le seul point de jonction entre ses tunnels – ail et romarin – et ceux des défenseurs d’Ap’ Escatoy était le trou par lequel il s’était faufilé. Il n’y avait donc pas moyen de repasser par là. S’il continuait à avancer – quelle que soit la direction choisie –, il finirait inévitablement par tomber sur un camp adverse ou une équipe de travail. Et même lui ne pouvait pas tuer tout le monde.

En règle générale, on meurt d’abord…

Si seulement il avait senti l’air de l’extérieur, il aurait su de quel côté se trouvait le puits d’entrée. Mais il n’y avait que les effluves persistants de coriandre et l’odeur, plus lourde, du sang de ses deux victimes sur ses vêtements et ses mains. S’il ne se décidait pas à réagir vite, la peur finirait par le rattraper et le paralyser. Il avait déjà rencontré des adversaires – coriandre – dans un tel état : recroquevillés contre une paroi, les paumes plaquées contre les oreilles, incapables de bouger. À gauche, alors ! Il irait à gauche, parce que dans ses propres tunnels, il aurait tourné à droite pour gagner le puits d’entrée. Cette logique était tout à fait aberrante, mais personne n’émit la moindre objection. Il ne savait pas vraiment pourquoi il voulait atteindre cet objectif. En supposant qu’il réussisse à se glisser discrètement dans un panier à déblais et qu’on le hisse à l’extérieur sans que personne le remarque, une fois dehors, il se retrouverait à l’intérieur de la cité ennemie. Or il était crasseux, couvert de sang et n’était pas parfumé aux bonnes herbes et épices. Mais s’il prenait l’autre direction, vers le fond de la mine… Mais où était le fond de la mine déjà ? Sans doute à l’extrémité du boyau où l’ennemi avait creusé son camouflet. Au bout du compte, il ne ferait que tourner en rond ; pourtant, il avait une chance de regagner son camp, à condition – et pourquoi pas ? – que cette galerie secondaire – coriandre – en longe une autre – ail et romarin – sur une certaine longueur. Et quand bien même, il y avait toujours le risque fâcheux de revenir dans une portion de tunnel située au-delà de l’effondrement. Si cela devait arriver, Loredan resterait prisonnier. Il n’y avait qu’une seule manière d’en avoir le cœur net. Il irait à droite et verrait bien ce qui se passerait.

— Un autre de ces délicieux moments, n’est-ce pas ? dit une voix dans son dos.

Bardas sut qu’il s’agissait d’une simple illusion. Il n’avait pas entendu la vraie depuis des années.

— C’est à vous de me le dire, répondit-il en prenant soin de murmurer aussi bas que possible. Après tout, c’est vous l’expert, non ?

— C’est ce que tout le monde ne cesse de me seriner, dit la voix sur un ton contrit. Je le répète pourtant depuis une éternité : je suis comme une personne qui vient d’acheter une nouvelle machine hors de prix : je sais m’en servir, mais je n’ai pas la moindre idée de son fonctionnement.

— En tout cas, répliqua Bardas sur un ton distrait, vous en connaissez davantage que moi là-dessus.

La voix soupira. Elle n’était pas réelle. Ce n’était qu’une chimère, comme les amis imaginaires que s’inventent les enfants.

— Je crois que c’est un autre de ces moments, répéta-t-elle. Un choix décisif, une cupside – n’est-ce pas le terme qui convient ? J’ai parlé de cupsides pendant trente ans et je n’en connais toujours pas la définition exacte. Une cupside dans le flux, une intersection. Il semblerait que le Principe soit tout simplement incapable de fonctionner sans elles.

— Si vous voulez, murmura Loredan en se glissant dans un minuscule interstice derrière une planche latérale mal fixée. C’est une cupside. Continuez donc à faire ce que vous faites et, si ça ne vous dérange pas, je ferai de même.

— Vous avez toujours fait montre de scepticisme, dit la voix. Je ne peux pas vous le reprocher. Il y a bon nombre de choses dans ce domaine que j’ai du mal à croire moi-même. Et j’ai pourtant écrit un livre sur le sujet.

Loredan soupira.

— Vous savez, vous étiez moins rasoir en vrai.

— Veuillez m’excuser.

Tout le monde entendait des voix imaginaires au bout d’un moment. Pour certains, c’étaient celles de nains ou de gnomes, des créatures prévenantes qui venaient vous avertir de la proximité de poches de gaz ou de l’imminence d’un effondrement. D’autres étaient interpellés par des parents ou des amis décédés. Les mauvaises gens entendaient celles des personnes qu’elles avaient assassinées, violées ou torturées. Des mineurs faisaient comme les enfants avec les hérissons : ils leur offraient des bols de pain ou de lait ; certains se mettaient à chanter pour ne plus les entendre ou à crier jusqu’à ce qu’elles aient disparu ; il y en avait qui discutaient avec elles pendant des heures, car ils estimaient que c’est une bonne manière de passer le temps. Tout le monde savait qu’elles n’étaient pas réelles, mais dans les mines, il faisait toujours noir et chaque individu était réduit à une voix désincarnée – imaginaire ou non. Alors, on apprenait à ne pas rester trop dogmatique sur ce qui existait ou n’existait pas. Que cela lui plaise ou pas, Loredan entendait celle d’Alexius, l’ancien Patriarche de Périmadeia, un homme qu’il avait fréquenté pendant un court moment plusieurs années auparavant – et qui était sans doute mort aujourd’hui. Sauf ici, bien entendu. Ici, c’étaient les vivants qui étaient enterrés alors que les morts se nourrissaient de pain et de lait, comme des grands malades.

— Si j’étais à votre place, dit Alexius, j’irais à gauche.

— C’est ce que je m’apprêtais à faire, répliqua Bardas.

— Oh ! parfait alors.

Loredan tourna à gauche. La galerie était plus étroite de ce côté et le plancher moins lisse. Il n’avait pas encore été poli par le passage de mains gantées et de genouillères. Il y faisait chaud, ce qui laissait penser qu’il y avait peut-être du gaz.

— Non, pas à ma connaissance, dit Alexius.

— Tant mieux ! J’ai déjà assez de problèmes comme ça !

— En revanche, sauf grossière erreur de ma part, il y a quelqu’un un peu plus loin, annonça le Patriarche. Environ soixante-dix mètres devant vous – désolé de me montrer si vague, mais je n’y vois absolument rien, comme vous vous en doutez. Je crois qu’il s’est arrêté et qu’il observe quelque chose. Sans doute une planche branlante.

— Bien. Je vous remercie. De quel côté est-il tourné ?

— J’ai peur de ne pas en avoir la moindre idée.

— Ce n’est pas grave. Et c’est une cupside, lui aussi ?

— Je suis incapable de vous le dire. C’est une possibilité, mais sa présence ici peut fort bien n’être qu’un simple concours de circonstances.

— Parfait.

Loredan ralentit. Pour éviter le moindre bruit, il déplaçait avec précaution le poids de son corps chaque fois qu’il avançait un genou. Il dégageait une odeur de sang – bien sûr – et sans doute de transpiration. L’autre homme sentait le poivre et la coriandre.

— C’est ça ! Vous l’avez localisé. Soyez très prudent à partir de maintenant.

Bardas ne répondit pas, l’ennemi était trop proche

Et où étiez-vous tout à l’heure ? Quand j’avais vraiment besoin de parler à quelqu’un ?

Il entendait désormais l’homme respirer, ainsi que les petits grincements des genouillères de cuir pendant qu’il travaillait.

— Il vous tourne le dos.

Je sais ! Maintenant, laissez-moi tranquille ! Je suis occupé !

Il se rapprocha – il devait être à un mètre. Il posa la main sur le haut de sa botte pour saisir la garde de sa dague. En sortant, la lame produisait parfois un léger crissement contre le tissu de son pantalon. Par bonheur, elle s’en abstint cette fois-ci.

Quand tout fut terminé, il remercia son adversaire.

— Pourquoi faites-vous cela ? demanda Alexius, intrigué. Pour être franc avec vous, je juge cette habitude plutôt morbide.

— Vraiment ? (Bardas haussa les épaules – un mouvement inutile dans l’obscurité où même les êtres imaginaires ne pouvaient pas voir son geste.) Pour ma part, je trouve que c’est une tradition plaisante.

— Une tradition plaisante ? répéta Alexius. Telle que ramasser les mûres ou suspendre des pots de primevères au-dessus de votre porte pendant le festival d’été ?

— Oui ! déclara Loredan d’un ton ferme. Ou disposer de petites écuelles de lait pour les gens comme vous.

— Je vous en prie ! Ne vous donnez pas cette peine pour moi. S’il y a une chose que je ne supporte pas, c’est bien le pain trempé dans le lait tourné.

— Dites donc, vous ne voudriez quand même pas qu’on gaspille ce qui est mangeable ?

Il rampa par-dessus le cadavre. Il n’avait toujours pas idée de ce que cet homme avait pu faire ici, si silencieux et absorbé. Mais cela n’avait pas d’importance. Il ne devait plus être très loin de l’extrémité de la galerie.

— Si vous n’êtes que le fruit de mon imagination, avait-il un jour demandé à la voix, comment se fait-il que vous me racontiez des choses que j’ignore ? Comme la présence d’un ennemi ou de poches de gaz devant moi ? Et surtout que vous ne vous trompiez presque jamais ?

Alexius avait réfléchi un moment avant de répondre.

— Vous interprétez peut-être inconsciemment des indices si ténus que vous ne les remarquez pas : des petits bruits que vous n’avez pas l’impression d’entendre, une odeur à peine perceptible… Alors, votre esprit me fait apparaître pour vous communiquer ces informations.

— Je suppose que c’est possible, avait reconnu Bardas. Mais est-ce que ce ne serait pas plus simple d’admettre que vous existez pour de bon ?

— Peut-être. Mais ce n’est pas parce qu’une solution est la plus probable qu’elle est vraie.

Parfois, Bardas essayait de faire le point ; il tentait de se situer par rapport à la cité, au camp de Sa Majesté royale, à la rivière et à l’estuaire. Il croyait encore à leur existence – un peu –, mais de temps à autre, sa foi était sérieusement ébranlée. Peut-être devrait-il leur offrir un bol de lait de temps en temps, à eux aussi ?

Il entendit creuser. Quatre, voire cinq bruits distincts. Il sentit une odeur de coriandre, de sueur, d’acier, d’argile tout juste coupée, de cuir, de vêtements humides, d’urine et de sang – celui qui couvrait ses mains et ses genoux ; il y avait aussi un vague relent de gaz, mais pas assez fort pour se révéler dangereux. Il ne parvint pas à estimer la distance qui le séparait de ces hommes – il était peut-être trop près de l’extrémité de la mine : le mur d’argile compacte qui en marquait la fin étouffait les sons, ou le plafond de la galerie était plus haut que d’habitude et générait un léger écho. Quatre sapeurs creusaient ; il y aurait donc un nettoyeur pour chacun et au moins deux menuisiers. Pourtant, il n’entendit pas le raclement des crochets ou le bruit des scies et des marteaux. Cela signifiait qu’ils venaient de se mettre au travail. Si c’était le cas, quelqu’un allait bientôt remonter la galerie avec une corde pour l’accrocher au wagon à déblais. Il tendit l’oreille, mais Alexius n’était plus là – c’était toujours la même chose, mais on savait bien qu’on ne pouvait pas compter sur les voix. Il essaya de contenir son angoisse et tâtonna sur les parois à la recherche d’un embranchement, d’une aire de dégagement, d’un endroit assez large pour pouvoir s’y plaquer et laisser passer le porteur de corde. Il se serait même contenté d’un espace suffisant pour faire demi-tour et rebrousser chemin. Si le pire devait se produire, il lui faudrait reculer à quatre pattes. Mais c’était la solution de dernier recours, car il y avait toujours le risque de rencontrer quelqu’un – coriandre – arrivant dans l’autre sens.

Par chance, il y avait un coin assez large à l’endroit où les mineurs avaient dû forer un rocher pendant le percement du tunnel. Les charpentiers n’avaient pas pris la peine d’étayer cette partie et les tailleurs avaient fendu la pierre en profondeur avec le feu et le vinaigre ; par conséquent, il y avait une fissure assez grande pour s’y faufiler – à condition de ne pas trop respirer.

Il n’eut pas longtemps à attendre : il entendit bientôt la corde traîner derrière l’homme qu’il sentit aussitôt après. Il le laissa avancer encore un peu et, quand tout fut terminé, il le remercia. Si quelqu’un descendait la galerie, il trébucherait sur le corps et ferait assez de bruit pour que Bardas s’en aperçoive. Ce serait bien aimable de la part du cadavre. Dans les mines, il fallait se faire des amis où on le pouvait.

Quatre hommes creusaient. Il y avait aussi deux nettoyeurs et un charpentier. Loredan entendit les crochets et le bruit d’une scie. L’ennemi manquait sans doute de main-d’œuvre. Il était débordé et les ouvriers qualifiés n’étaient pas assez nombreux. C’était un problème récurrent dans les deux camps – coriandre d’un côté, ail et romarin de l’autre. Le charpentier était le plus près. Ses camarades se douteraient que quelque chose n’allait pas quand ils entendraient la scie s’arrêter sans raison. Mais les nettoyeurs ne pourraient pas se retourner et Loredan n’aurait aucune difficulté à se débarrasser d’eux. Le problème, c’étaient les gratteurs qui pouvaient s’aider de leur croix pour faire face au danger.

Il avait oublié le wagon à déblais. Il ne s’en souvint qu’en posant la main dessus – une erreur d’autant plus impardonnable qu’il se guidait avec le filin qui y était attaché. Il escalada l’obstacle – une manœuvre lente et difficile – et, pendant un moment, il envisagea de s’allonger sur le véhicule et d’approcher les mineurs en tirant la corde de devant. Il abandonna cependant le projet : le bruit des roues serait l’allié de l’ennemi et, par conséquent, un danger pour lui ; et le chariot lui servirait de sentinelle s’il le laissait sur place.

Il referma l’index et le pouce sur la garde de sa dague et tira celle-ci de sa botte. Il considérait son arme comme son unique bien matériel, et il ne l’avait pourtant jamais vue. Du bout des doigts, il chercha les fines encoches qu’il avait creusées dans le manche de bois pour déterminer la meilleure prise. Sa main se referma sur la garde. Il y avait trois hommes à tuer et, ensuite, quatre de plus. Puis il aurait enfin l’endroit pour lui tout seul.

Dans les mines, il est évident que chaque avantage crée un risque. Tout ce qui peut vous être utile est aussi dangereux. Les épaisses couches de feutre couvrant ses genoux et les semelles de ses bottes étouffaient le bruit de ses déplacements avec une efficacité presque totale – comme le charpentier en avait fait la douloureuse expérience –, mais elles le privaient aussi de la plus grande part de son sens du toucher. Il était incapable de deviner où le terrain changeait, où le plancher laissait place aux morceaux d’argile épars.

Il repéra le premier nettoyeur au bout de son crochet. Quand l’homme tira son outil vers lui, le long manche frappa Loredan en pleine poitrine. Le mineur comprit au choc que quelque chose n’allait pas, mais il n’eut pas le temps de faire quoi que ce soit pour y remédier. La technique était toujours la même : main gauche sur la bouche de la victime pour l’empêcher de crier et basculement de la tête pour exposer le creux à la jointure de la gorge et des clavicules – l’endroit où on pouvait frapper au plus vite avec un minimum de risques. Quand tout fut terminé, il remercia le cadavre en silence et le tira prudemment en arrière. Il l’allongea sur le sol comme une robe tout juste repassée.

Le second nettoyeur sentit qu’il était arrivé quelque chose : le bruit du crochet de son camarade raclant l’argile avait fait place au silence. Mais il ne le remarqua qu’une seconde avant que Loredan détermine sa position. Il eut néanmoins le temps de lâcher son outil et de tendre le bras pour tirer son poignard. Tout à fait par hasard, sa lame toucha le côté de la main gauche de Loredan et y ouvrit une plaie étroite, mais profonde. L’homme mourut sans comprendre à quoi correspondait la légère résistance rencontrée par son arme. Bardas attrapa le couteau de sa victime avant qu’il tombe par terre et donne l’alarme.

Un des gratteurs contourna tant bien que mal sa croix.

— Moaz ? Hé, Moaz ? Espèce d’enfoiré ! Pourquoi t’as arrêté de bosser ? cria l’homme d’une voix nerveuse.

Ennuyeux ! pensa Loredan. Ça va le rendre plus difficile à trouver. Mais d’un autre côté, il aura tout autant de mal à me localiser. Et j’ai l’avantage !

Il prit sa dague de la main gauche, celle qui saignait. Si une goutte de sang tombait dans le cou de son adversaire tandis que Bardas cherchait sa bouche et son menton, cela n’arrangerait pas ses affaires. L’homme pouvait avoir un mouvement de recul instinctif et Loredan raterait sa cible, une erreur qu’il ne pourrait pas corriger par la suite – comme disaient les commerçants des marchés périmadeiens, avant que la cité soit prise et qu’ils meurent tous. Sa blessure le handicapait : il n’avait pas la même sensibilité dans la main gauche que dans la droite. Un autre facteur à inclure dans ses calculs. Comme si la situation n’était pas déjà assez compliquée.

— Y a une espèce d’enculé qui traîne par là ! déclara quelqu’un. Moaz ? Levka ? Répondez-moi, par tous les dieux !

Loredan fronça les sourcils. La voix lui donnait un avantage : elle lui indiquait la position exacte de son adversaire ; mais s’il avançait droit dessus, il risquait de gros ennuis : l’homme s’attendrait à ce qu’il arrive par là. Pourtant, s’il essayait de le contourner, il avait de grandes chances de buter contre une des autres croix, ou d’être bloqué par un tas de déblais qui constituerait un problème supplémentaire. Pour que la voix devienne son amie, il devait trouver une approche différente.

— À l’aide ! dit-il.

Le silence retomba.

— Moaz ? C’est toi ?

Loredan laissa échapper un gémissement – une véritable œuvre d’art.

— Ne bouge pas ! dit la voix. J’arrive ! Est-ce que tu l’as eu ?

Elle se rapprocha en faisant beaucoup de bruit et Bardas sentit des doigts écartés se poser sur son visage. Il effectua alors les calculs nécessaires avant de frapper vers le haut. Aucun doute possible : il avait un talent inné pour ce genre de travail.

— Merci, dit-il à voix haute.

Puis il roula sur le côté pour se plaquer contre la paroi.

— Mais putain, qu’est-ce qui se passe derrière ? demanda une nouvelle voix. Moaz ? Yan ? Bordel de merde ! Que quelqu’un aille chercher une lampe !

— Attends ! dit une autre. J’ai mon briquet à amadou.

Loredan entendit le petit grattement indiquant que le couvercle du briquet était ramené en arrière. Cela ne s’annonçait pas bien du tout.

— Attends ! cria-t-il.

Il fit de son mieux pour estimer la position du sapeur. Comme un nageur, il poussa contre la paroi avec ses jambes et bondit en avant. Ses calculs étaient bons : sa main tendue effleura une oreille – et à proximité d’une oreille, il y a en général une gorge. Le cas présent ne fit pas exception.

Ses calculs étaient bons, mais son geste le fut beaucoup moins – bien que dicté par les circonstances. Alors qu’il tirait sa dague, il sentit un coup le frapper en travers du dos avec assez de force pour lui couper le souffle. Une petite douleur aiguë éclata à hauteur de la clavicule gauche, à l’endroit où la lame avait entamé la chair. Bardas attrapa aussitôt la main de son assaillant. En partant du principe que l’homme était droitier, cela lui donnait un bon point de repère. Il poursuivit son travail. Cinq de moins.

Il s’occupa du sixième alors que celui-ci essayait de le dépasser discrètement en longeant la paroi de l’étroite galerie. Le septième mourut frappé dans le dos : il avait perdu la trace des déplacements de Bardas sans s’en apercevoir.

Mission accomplie !

Mission accomplie et plus rien à faire. Bardas donna quelques coups de pied dans le mur d’argile au fond du tunnel, mais il se heurta à une résistance affligeante. Même si la galerie principale – ail et romarin – était parallèle à cette sape, la paroi entre les deux était sans doute trop épaisse pour qu’il la perce. Il s’adossa à la croix et laissa ses épaules s’affaisser. Il se demanda comment expliquer à ses victimes que leur mort avait été inutile.

— Ce n’est pas grave, lui répondirent-ils. (Les yeux fermés, il les vit enfin pour la première fois.) Tu ne pouvais pas savoir.

— C’est très aimable à vous de le prendre ainsi.

— Tu as fait de ton mieux, lui dirent-ils. Dans une telle situation, il n’y a pas grand-chose d’autre à faire. On ne peut rien te reprocher.

Ils lui sourirent.

— J’essayais juste de rester en vie. C’est tout.

— On comprend. On aurait fait pareil à ta place.

Loredan se débarrassa d’eux. Il savait qu’ils n’étaient pas réels, mais il se garda bien de le dire à haute voix de peur de les chagriner. Dès qu’il avait aperçu leurs visages, il avait compris que ce n’étaient que des illusions, des produits de son imagination. Dans les mines, tout ce qu’on pouvait voir avec les yeux n’existait pas, par définition.

— Il en va de même pour moi ?

— Il en va de même pour vous, Alexius. Mais vous êtes assez vieux et assez laid pour affronter la vérité en face.

— Oh ! très bien ! Puisque c’est ainsi, je ne vous ennuierai plus. Merci pour le pain et le lait.

— De rien. Et vous ne m’ennuyez pas. Je suis content d’avoir un peu de compagnie.

Alexius sourit.

— Vous savez, cela me rappelle un de mes professeurs quand j’étais tout jeune étudiant. Il avait l’habitude de marmonner sans cesse dans sa barbe, et un jour, mes camarades m’ont mis au défi d’aller lui demander pourquoi. Alors, je l’ai fait. Je lui ai dit : «  Pourquoi est-ce que vous parlez toujours dans votre barbe ?  » et il m’a rétorqué : «  Parce qu’il n’y a personne d’autre ici avec qui partager une conversation digne de ce nom.  » J’ai trouvé sa réplique excellente.

Loredan secoua la tête.

— C’est de l’humour d’intellectuels. Je me demande parfois si vous faites autre chose, vous autres les grands savants. À mon avis, vous passez vos journées à l’affût, impatients d’entraîner un collègue dans une embuscade verbale préparée avec soin. Pour ma part, je trouve ce comportement curieux pour des adultes.

Alexius acquiesça.

— Presque aussi curieux que de ramper dans des tunnels étroits, mais pas tout à fait.

— Alexius.

— Mmmh ?

Loredan ouvrit les yeux.

— Y a-t-il un moyen de sortir d’ici ou bien est-ce que, cette fois-ci, le chemin va s’arrêter là ?

Il ne voyait pas Alexius, mais sa voix restait claire et audible.

— Vous n’allez pas commencer vous aussi ! s’exclama l’ancien Patriarche. J’ai passé ma vie à m’expliquer là-dessus : je suis un scientifique, pas un diseur de bonne aventure ! Comment voulez-vous que je réponde à votre question ?

— Vous savez, dit Loredan, vous ne réagissez pas du tout comme l’Alexius que j’ai connu. Vous avez l’air plus jeune.

— C’est un des avantages d’être une illusion. Je peux choisir l’âge que je veux. J’ai décidé d’avoir quarante-sept ans. C’est celui que j’ai préféré dans ma vie.

Loredan hocha la tête.

— J’ai toujours eu une théorie là-dessus : nous naissons avec un âge optimum prédestiné, celui que nous sommes faits pour atteindre. Et une fois que nous y sommes, nous ne vieillissons plus. Dans notre tête, je veux dire, là où c’est vraiment important. Pour ma part, j’ai toujours eu vingt-cinq ans. Et avoir vingt-cinq ans, c’est ce que je faisais de mieux.

Alexius soupira.

— Dans ce cas, vous avez de la chance d’avoir trouvé cet âge optimum alors que vous étiez encore assez jeune pour en profiter. Il eût été dommage que vous soyez né pour avoir quarante-sept ans. Parce que j’ai bien peur que vous ne les atteigniez jamais.

— Ah ! dit Loredan. J’ai quarante-quatre ans.

— Pas du tout ! Vous en avez quarante-six. Vous avez perdu le compte.

— Ah bon ? (Loredan haussa les épaules.) Je crois que je suis sous terre depuis trop longtemps. Et je pense que je vais y rester définitivement vu les circonstances.

— Cela épargnera à vos amis le chagrin et les frais d’un enterrement.

— Vous avez raison. J’avais seulement espéré qu’on ne m’enterrerait pas avant que je sois mort.

— Il faut bien reconnaître que, en règle générale, on meurt d’abord. Mais dans votre cas, il semblerait qu’on ait fait une exception.

— Je crois que je vais faire un petit somme, maintenant, dit Loredan en bâillant avec ostentation. Je ne dors pas très bien depuis quelque temps.

— Comme il vous plaira.

Loredan ferma de nouveau les yeux. Y avait-il meilleure façon de mourir que dans la paix et la tranquillité ? songea-t-il. Avec tous ses amis autour de soi. Ils étaient tous là. Ils étaient venus lui faire leurs adieux – ou lui souhaiter la bienvenue, selon la manière d’envisager la situation. Ils étaient assis sur les bancs de la galerie réservée au public et débordaient même sur le sol dallé de la cour d’audience. Bardas choisit une épée dans le sac que lui présenta son clerc. Il n’eut pas besoin de lever les yeux pour connaître son adversaire.

— Gorgas, dit-il avec un bref signe de tête.

— Salut, dit son frère. Ça faisait longtemps.

— Un peu plus de trois ans, répliqua Bardas. Mais je dois reconnaître que tu n’as pas changé.

— C’est gentil de ta part, mais je crois que tu te trompes. J’en ai moins sur le crâne et un peu plus sur le ventre. C’est toute cette bonne nourriture à base de féculents qu’on me sert dans le Mesoge. J’avais oublié à quel point j’aimais ça.

Gorgas leva son épée, une longue et fine Habresche qui valait une petite fortune. Bardas s’aperçut qu’il avait choisi la Guelan, sa préférée pour les procès. Il l’avait cassée quelques années auparavant dans ce même tribunal. C’était aussi une arme ancienne, rare et recherchée – mais son prix était loin d’atteindre celui de la dernière série des Habresche.

— Tu es vraiment sûr que nous devons faire ça ? demanda Gorgas d’une voix plaintive. Je suis certain que si on s’asseyait à une table et qu’on mette les choses à plat…

Bardas sourit.

— Tu as peur, n’est-ce pas ?

— Évidemment ! (Gorgas hocha la tête avec un air grave.) Je suis absolument terrifié à l’idée de te blesser. Pour un peu, je lâcherais cette épée ridicule et je te laisserais me tuer. Mais bon, tu ne le ferais pas, n’est-ce pas ?

— Tuer un homme sans arme et agenouillé à mes pieds ? Normalement, non. Mais dans ton cas, je ferais une exception.

Gorgas porta une botte et Bardas para de revers en haut à droite. Leurs lames s’entrechoquèrent.

— Je savais que tu n’aurais pas le moindre mal à bloquer ce coup-là, dit Gorgas. Si j’avais pensé le contraire, je ne l’aurais jamais porté.

— Cesse de me traiter comme un gamin, Gorgas ! l’avertit Bardas. Je suis bien meilleur que toi avec une épée.

— Bien sûr, Bardas. J’ai une totale confiance en tes talents d’escrimeur. Sinon, nous ne serions pas là.

Bardas riposta. Il tourna le poignet pour frapper vers le bas. Mais Gorgas eut amplement le temps de parer. Il maniait son épée plus vite que jamais.

— Je me suis entraîné, dit-il.

— Je vois ça, lâcha Bardas.

Il regarda la lame se précipiter vers lui tandis que Gorgas portait une nouvelle botte. Il devina aussitôt le piège et réagit en conséquence. Il para d’un mouvement ample pour couvrir toute la zone potentiellement dangereuse ; puis il recula le pied droit sur le côté pour changer d’alignement avant de lancer un assaut court et puissant vers le visage de son frère. Gorgas eut à peine le temps de parer. La pointe acérée de la Guelan ouvrit une petite plaie fine juste au-dessus de son oreille.

— Quelle classe ! dit Gorgas. Tu te débrouilles comme un chef aujourd’hui. Au fait, est-ce que je t’ai dit que Niessa était morte ? Je veux parler de ma fille, Niessa. Pas de notre Niessa.

— Je ne l’avais jamais rencontrée, répondit Bardas. Juste son frère.

— Une pneumonie, tu te rends compte ? Elle n’avait que neuf ans, la pauvre petite chose !

— On ne t’a jamais dit que c’est impoli de bavarder pendant un duel ?

Gorgas rompit. Sa lame partit en sifflant droit vers la tempe de Bardas. Ce dernier sauta en arrière pour éviter le coup.

— Détends-toi, dit Gorgas. Ce n’est pas réel. Tu ne fais qu’imaginer ce combat.

— Ça n’excuse pas le manque de savoir-vivre. Si tu dois combattre dans mes rêves, tu le feras en respectant mes règles.

Gorgas soupira.

— Tu as toujours été horripilant avec ça : tu inventes systématiquement des règles quand ça t’arrange.

Il était en position pour contre-attaquer à l’aine. S’il avait frappé à ce moment, Bardas aurait eu toutes les peines du monde à parer. Mais son frère se contenta d’attendre qu’il se remette en garde.

— C’est comme quand on était enfant, continua-t-il. Dès que tu commençais à perdre, paf ! tu sortais une nouvelle règle.

— C’est un pur mensonge ! protesta Bardas. Je veux bien reconnaître que j’ai commis délibérément quelques coups bas, mais je n’ai jamais triché. Ce n’était pas la peine de se donner ce mal : à ce petit jeu, je n’avais aucune chance contre toi. Au moindre problème, tu te précipitais dans les jambes de père en pleurant : «  C’est pas juste ! C’est pas juste !  » Et il te donnait toujours raison.

— Tu crois ? J’avais l’impression que c’était plutôt le contraire.

Profitant d’une occasion, Gorgas se fendit et lança une botte courte et rapide. Il la porta en passant tandis qu’il se remettait en garde après sa dernière parade. Bardas n’aurait jamais pu éviter un tel coup, quelles que soient les circonstances. Il sentit…

… Il sentit que la croix vibrait légèrement. Il ouvrit soudain les yeux. Quelqu’un descendait le tunnel à toute vitesse dans sa direction.

Malédiction ! songea-t-il. On croit qu’on a pensé à tout et il y a toujours un truc imprévu qui vous tombe sur le dos.

Il porta la main à sa botte pour saisir son couteau et constata qu’il n’était plus là. Il sourit. Il avait passé trois ans dans les mines et il n’avait encore jamais perdu son arme. Était-ce une coïncidence ? À d’autres !

Il ferma les yeux et se concentra. Qui que soient les nouveaux venus, ils avançaient vite, progressant dans la galerie à quatre pattes comme s’ils appartenaient à une nouvelle espèce de créatures très étranges. Bardas songea que s’ils venaient dans le seul dessein de le tuer, ils s’y prenaient avec une rare maladresse. Dans les mines, on ne se livre pas à des charges de cavalerie. Quand on travaille soigneusement, la victime n’entend rien d’autre que les remerciements de son meurtrier. Mais s’ils n’étaient pas à sa poursuite, que diable venaient-ils faire dans ce tunnel ? L’équipe de relève n’aurait pas mis autant d’enthousiasme à rejoindre son poste. En fin de compte, ce n’était peut-être pas l’ardent désir de le tuer qui motivait les arrivants. Et s’ils fuyaient un danger : un commando ennemi ou un éboulement imminent ?

De toute façon, ils se dirigeaient vers lui et quand ils découvriraient sa présence, ils lui régleraient son compte. Il se tourna vers les corps de ses sept amis et tâtonna en direction du plus proche. Il trouva le poignard de l’homme et s’en empara. En règle générale, il était plutôt mal vu de détrousser les cadavres, mais dans les circonstances présentes, Bardas fut certain que ses compagnons feraient une exception.

— Attention ! cria quelqu’un.

Il devait s’agir d’Alexius ou de l’un des sept corps. Bardas ne réussit pas à identifier la voix.

Un grand tremblement parcourut tout le souterrain comme s’il s’éboulait. Le nez et la bouche de Bardas se remplirent de poussière. Une deuxième secousse le fit tomber à genoux et une troisième provoqua l’effondrement de la galerie sur sa tête.

— Camouflet ! cria quelqu’un. Un camouflet de derrière les fagots ! On a sapé leur tunnel ! Hourra !

Bardas eut l’impression de se retrouver dans un sablier : la terre se mit à pleuvoir autour de lui et remplit tout l’espace disponible.

— Merveilleux ! s’exclama-t-il en disparaissant sous les déblais.