La guerre entre le peuple des plaines et l’empire commença par une fin d’après-midi sur le bord d’un lac, dans la région marécageuse située entre Ap’ Escatoy et l’estuaire de la Rivière Verte. Et comme il se devait, ce fut un canard qui déclencha les hostilités.
Leuscai, le vieil ami de Temrai, était affecté à une unité de constructeurs de trébuchets qui avait épuisé ses réserves de bois ; par conséquent, on lui confia le commandement d’un petit groupe d’éclaireurs et ils partirent à la recherche d’arbres assez grands pour y tailler les bras des machines de guerre. Les pins droits qui poussaient si vite étaient les plus communs, mais, à l’occasion, il était possible de trouver dans les forêts du Sud un sapin au tronc inhabituellement rectiligne ou un épicéa. Quand Leuscai et ses hommes atteignirent la région où il avait ordre de commencer les recherches, il y découvrit aussitôt des vestiges de pins, d’épicéas et de sapins : il y avait là un nombre considérable de souches sciées au ras du sol par des générations de charpentiers navals périmadeiens. Ces derniers les dégrossissaient sur place avant de les envoyer à la Cité pour être transformés en mâts. Le temps pressait : les stocks étaient insuffisants pour fournir les bras des trébuchets en cours de production – sans parler des cinquante unités supplémentaires que Temrai venait de commander.
De l’autre côté de la Rivière Verte, Leuscai savait qu’il y avait beaucoup d’arbres aptes à remplir ces fonctions. Assis sur la souche d’un pin couverte de lierre, il les apercevait, les yeux fixés sur la rive opposée. Mais d’un point de vue technique, le sud de la rivière était territoire impérial ; il y avait peu encore, ce n’était qu’une longue bande étroite de terre réclamée par Ap’ Escatoy, mais cette revendication n’avait pas été suivie d’effet pendant au moins quarante ans en raison de l’influence déclinante des cités. Leuscai réfléchit aux risques : l’invasion de l’empire ne faisait pas partie de ses ordres et il n’avait guère envie de se lancer dans cette aventure, mais il avait un besoin crucial de bois. Il estima qu’il n’y avait pas à s’inquiéter : la probabilité d’être repéré – sans parler de celle de se faire engager – par des Impériaux était trop mince pour cela. Et puis il fallait prendre en compte la réception qui l’attendrait s’il rentrait à Périmadeia – voire au camp – sans bois. Il inspira un grand coup et envisagea la meilleure manière de traverser le cours d’eau, qui était large, profond et rapide.
Ses hommes et lui passèrent une longue journée exaspérante à réfléchir au problème. Au bout du compte, il rejeta toutes les idées proposées et décida de longer la rive vers l’aval dans l’espoir de trouver un vague gué naturel. Par chance, il n’eut pas à aller très loin : à quelques kilomètres de là, il découvrit un passage difficile, mais peu profond, dominant des rapides impressionnants. La traversée fut tendue et assez désagréable, mais ils l’effectuèrent sans perdre d’hommes, ni de matériel indispensable. En revanche, une demi-douzaine de mules transportant les provisions furent emportées par le courant.
Ce coup du sort modifia leurs objectifs à court terme. Leuscai avait été élevé dans le principe que seul un suicidaire pouvait mourir de faim à proximité d’un lac ou dans un bois. Il divisa donc ses hommes en groupes de chasse, leur indiqua l’endroit et l’heure pour se retrouver et s’enfonça dans la forêt.
Ses espoirs furent vite déçus. Le bois n’était en fait qu’un marécage planté d’arbres et le peu de gibier décela sa présence de loin. Il revint bredouille et constata que ses compagnons n’avaient pas eu plus de chance. Pourtant, un groupe annonça qu’il avait découvert un lac susceptible d’héberger des canards, deux kilomètres plus au sud.
La nouvelle n’enthousiasma pas leur chef. Le peuple des plaines avait connu une rupture de son approvisionnement juste avant l’attaque de Périmadeia. Leuscai avait fait partie des hommes que Temrai avait envoyés chasser ces maudits volatiles pour fournir de la nourriture et des plumes. Depuis ce jour, il ne supportait plus ces créatures. Il avait été victime de son propre succès : son groupe avait trouvé une mine inépuisable de canards et commencé à les abattre avec détermination, un par un ; ils avaient employé des filets, des frondes, des lances, des flèches… Parfois, quand ils avaient affaire à une espèce de volatiles particulièrement stupide et naïve, ils les tuaient même à mains nues. Pendant de longues semaines, il n’avait fait que tordre des cous et arracher des plumes au milieu d’une odeur répugnante de canard et avec leur seule chair comme nourriture – une chair filandreuse au goût poissonneux. Il en était venu à détester leur contact quand il les tuait ; il fallait les attraper juste sous la tête et faire des cercles jusqu’à ce que l’animal suffoque – et il y en avait toujours qui refusaient avec obstination de mourir, qui continuaient à vivre après que vous leur aviez brisé le cou et écrasé le crâne d’un coup de talon. Il n’existait rien au monde de plus difficile à tuer qu’un canard dans cet état, pas même un buffle ou un homme revêtu d’une armure complète. Et aujourd’hui, son calvaire allait recommencer : il devrait encore abattre et manger ces volatiles s’il ne voulait pas mourir de faim. Il songea qu’il était peut-être leur ange exterminateur : leur holocauste était sa raison d’être ici-bas – il fit le rapprochement entre le colonel Loredan et le peuple des plaines. Mais si c’était là l’apostolat de Leuscai, il était futile de chercher à éviter l’inéluctable.
Oui, se dit-il, ça doit être ça. Dans ce cas, allons tordre le cou de ces volatiles !
Comme cela devait arriver, ils s’égarèrent ; le lac avait dû bouger, car il n’était plus à l’endroit signalé par les éclaireurs. Les hommes de Leuscai passèrent la plus grande partie de la journée de chasse à le chercher, traversant tant bien que mal les marais humides et dangereux, perdant leurs bottes, se maculant de boue et secourant leurs compagnons qui s’enfonçaient soudain dans la vase jusqu’aux cuisses. Quand ils trouvèrent enfin le lac, Leuscai fut à peu près certain que ce n’était pas le bon : les éclaireurs avaient mentionné une colline au sud qu’on apercevait au-dessus de la cime des arbres ; et il ne voyait rien de tel ici. Pourtant, il y avait bien une étendue d’eau et, aucun doute possible, elle était couverte de canards. Ils barbotaient par milliers, formant de gigantesques taches marron et noir, comme des déchets amenés par les premiers orages d’été. Ils ne montrèrent pas la moindre inclination à s’enfuir quand Leuscai et ses hommes sortirent du bois pour atteindre la berge. Ils se contentèrent de lancer quelques cris et de s’éloigner un peu ; il était clair qu’ils n’avaient pas conscience d’être observés par l’ange de la mort en personne. Des volatiles idiots et répugnants.
Leuscai organisa une brève réunion pour déterminer la meilleure façon de remplir leur tâche. Ils n’avaient pas de filets, pas de frondes, pas de lances, pas de chiens et pas de bateaux ; ce qui écartait toutes les formes de chasse au canard conventionnelles. Ils avaient certes des arcs, mais pas assez de flèches pour se permettre d’en perdre une seule – et s’ils tiraient sur ces bestioles, ils perdraient bon nombre de traits qui iraient se perdre au fond des eaux immobiles.
— Il va falloir qu’on leur jette des pierres, suggéra quelqu’un.
Et comme personne n’eut de meilleure idée, la proposition fut adoptée.
Bien sûr, Leuscai était un maître dans l’art de lapider les canards. Son groupe trouva une grande quantité de pierres tout près, dans le lit d’un ruisseau qui se jetait dans le lac, et tout le monde se mit d’accord sur la stratégie à adopter. Il y avait une petite langue de terre sèche qui s’avançait dans l’eau et formait une baie en forme de fer à cheval où un rassemblement de canards très dense se prélassait au gré des flots. Les chasseurs pourraient les bombarder de trois côtés ; ils disposeraient d’une vingtaine de secondes d’intense agitation avant que les palmipèdes s’envolent dans une tempête de plumes et de gerbes d’eau, abandonnant morts et blessés derrière eux. S’ils n’en abattaient pas assez dès le premier assaut, ils auraient sans doute une nouvelle occasion le lendemain matin – et le lendemain soir si besoin était. L’attaque ressemblerait un peu au bombardement de Périmadeia, et Leuscai et ses hommes feraient office de trébuchets – ce qui était assez ironique compte tenu de la raison de leur présence.
Leuscai n’avait pas la moindre envie de répéter l’opération et il mit un soin particulier à déployer son artillerie. Si les chasseurs effrayaient un canard, il y avait un risque minime, mais réel, que tout le lot s’envole avant qu’une seule pierre ait été lancée. Ils commencèrent donc leur approche d’assez loin et rampèrent avec lenteur et difficulté jusqu’à la rive, faisant très attention à ne pas faire de bruit, ni de mouvement brusque. D’un point de vue tactique, le plan était irréprochable et aurait sans doute été couronné de succès si un guerrier n’avait pas glissé avant de tomber dans une flaque marécageuse. Il essaya de se retenir à un de ses camarades et l’entraîna dans sa chute. Par malchance, un canard isolé et audacieux furetait justement dans les fourrés au bord du lac, à quelques mètres de l’endroit où les deux hommes avaient perdu l’équilibre ; en entendant leurs brusques et pitoyables appels à l’aide, le volatile s’envola aussi vite qu’un projectile tiré par une catapulte, aussitôt imité par ses semblables. Le vol de canards éclipsa soudain le soleil comme une incroyable nuée de flèches décochées à grande distance et passant très haut par-dessus les murailles d’une ville. Leuscai hurla de rage et de frustration avant de lancer la pierre qu’il tenait dans la main. Il était beaucoup trop loin, bien entendu, et le caillou tomba dans l’eau avec un gros « plouf ». Les canards virèrent et passèrent au-dessus des arbres ; puis ils changèrent une nouvelle fois de direction et se dirigèrent vers le centre du point d’eau, entraînant derrière eux les autres groupes de palmipèdes. Toute la surface du lac sembla monter vers le ciel, comme un homme qui sort de son lit.
Sur la rive opposée, une patrouille impériale avait décidé de prendre son après-midi pour venir chasser le gibier à plumes. Les soldats étaient furieux : ils avaient attendu ce moment de loisir toute la semaine ; ils avaient quitté le camp en cachant sous leurs armures des filets, des frondes ainsi que des sacs en toile de jute ; ils avaient traversé les marais en pataugeant pour arriver jusque-là et, au moment où ils s’apprêtaient à tout installer et à se mettre en position, quelque chose avait effrayé les volatiles et tout gâché. Le sergent de la patrouille songea d’abord à un renard, mais un renard ne quittait pas son terrier aussi tôt. Quel autre animal avait pu affoler la majorité des cinq mille canards du lac ? La seule créature assez effrayante était un homme, et cela était impossible puisque cet endroit était zone interdite. Une pensée lui traversa alors l’esprit ; il ordonna à ses soldats de se taire et de ne pas bouger.
Ses craintes se révélèrent fondées : sur la rive opposée, il aperçut des hommes en mouvement. Il ne les distingua pas assez bien pour les identifier, mais cela était superflu : ils étaient trop nombreux pour que leur présence ici soit justifiée. Pendant un moment, il fut incapable de décider quelle était la meilleure décision à prendre. Si son estimation était juste, les effectifs des envahisseurs étaient presque deux fois supérieurs aux siens, mais il avait pour lui l’effet de surprise. De plus, son unité était composée de fantassins lourds du bureau des Provinces et cela permettait d’envisager la situation sous un angle très différent : beaucoup considéraient qu’un détachement de soldats impériaux se battant à un contre deux était encore en état de supériorité numérique…
Cet axiome était très bien – et il faisait merveille pour le moral des troupes si vous arriviez à les convaincre de sa véracité –, mais en tant que sergent, son devoir était de prêcher une doctrine et d’en croire une autre. La seule autre solution était de retourner au camp, à un jour et demi de marche à travers les marais, et de laisser le capitaine Suria décider de la suite des événements. Mais il faudrait trois ou quatre jours pour revenir ici avec des renforts et ensuite, ce ne serait sans doute pas une mince affaire de retrouver l’ennemi. En fin de compte, l’élément déterminant fut la perspective d’expliquer au capitaine Suria les raisons de sa présence au bord du lac – l’endroit était fort éloigné de la zone qu’il était censé surveiller. L’entrevue avec son supérieur se passerait beaucoup mieux si le sergent repoussait une invasion du territoire impérial et devenait un héros. Certes, cette solution présentait quelques inconvénients, car si l’empire appréciait l’héroïsme, il méprisait en général les héros ; mais au cours de son histoire longue de plusieurs milliers d’années, aucun n’était encore passé en cour martiale pour avoir chassé le canard au filet.
Une fois sa décision prise, il ordonna à ses hommes d’avancer. Leurs bottes s’enfonçaient dans le marécage et provoquaient des bruits de succion à chaque pas. Au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de l’ennemi, le sergent commença à se demander s’il avait fait le bon choix : les envahisseurs étaient beaucoup plus nombreux qu’il l’avait estimé ; il s’agissait sans l’ombre d’un doute d’hommes des plaines et ils étaient armés d’arcs – et de quoi d’autre un homme des plaines pourrait-il être armé ? Il était tombé sur un groupe d’attaque important – peut-être même les éclaireurs de toute une armée d’invasion. Et lui se proposait de les affronter à la tête d’un unique peloton d’infanterie lourde. La seule manière de ne pas se faire tirer comme… eh bien, comme un canard, c’était de les approcher autant que possible sans se faire repérer ; puis ils chargeraient avant même que leurs adversaires aient la chance de sortir leurs arcs de leurs étuis.
Par chance, l’ennemi semblait décidé à lui faciliter la tâche – le sergent se demanda bien pourquoi. Les hommes des plaines n’avaient disposé ni guetteurs ni sentinelles ; selon toute apparence, ils se disputaient avec véhémence, le dos tourné à l’endroit le plus propice pour une attaque. Pour la première fois depuis qu’il s’était engagé dans cette aventure idiote, le sergent ressentit une pointe d’optimisme. Certaines théories véhiculées par la doctrine officielle avaient pour seul but de maintenir le moral des troupes, mais d’autres étaient fondées ; et l’une d’elles expliquait que les hommes des plaines étaient davantage des guerriers que des soldats : ils étaient plutôt indisciplinés et désordonnés.
Le sergent était à peu près certain de ne pas être repéré sur la plus grande partie du chemin à parcourir, tant que son unité resterait à couvert à l’orée de la forêt. Il avait décidé d’approcher par la rive ouest et son choix se révéla judicieux. Le bois était assez dense pour qu’ils puissent bondir de racine en racine et éviter les trous marécageux formés par les feuilles en décomposition. En atteignant la rive sud, où les arbres étaient plus âgés et espacés, ils étaient à moins de deux cents mètres de l’ennemi. Mais deux cents mètres ou deux kilomètres, cela ne faisait pas une grande différence : sur la distance restante, le sol était particulièrement détrempé et collant ; personne – pas même le capitaine Suria et les Fils du Ciel – ne pouvait patauger jusqu’aux genoux dans cette mélasse noire et progresser sans se faire remarquer. Il ordonna à ses soldats de s’arrêter et se creusa la tête afin d’imaginer une meilleure tactique – une tâche injuste et abusive : après tout, il n’était que sergent ; il n’avait reçu aucun enseignement dans ce domaine et ses supérieurs n’attendaient pas de lui qu’il se comporte en stratège.
Il ordonna de faire demi-tour et sentit que cela n’enthousiasmait guère ses hommes ; mais un ordre était un ordre et il n’y avait pas à discuter. Ils reculèrent de cinquante mètres – toujours en sautant d’une racine à l’autre – et s’enfoncèrent à angle droit dans la forêt sur cent cinquante mètres. Le raisonnement du sergent était simple : s’il devait faire du bruit, il était plus logique d’en faire aussi loin que possible de l’adversaire – avant qu’ils soient trop proches pour passer inaperçus. Ils allaient les contourner pour se placer dans leur dos, puis ils feraient de leur mieux pour charger les arrières de l’ennemi – enfin, pour patauger rapidement vers les arrières de l’ennemi. Le sergent ne savait pas du tout si son plan fonctionnerait, mais il était trempé, couvert de boue, éreinté et mort de peur ; et aucune idée de rechange ne lui était venue à l’esprit.
Rétrospectivement, et compte tenu des circonstances, cette tactique se serait sans doute révélée excellente s’ils ne s’étaient pas perdus dans la forêt. Mais tout le monde sait qu’il est difficile de garder le sens des distances et de l’orientation dans les bois, à moins d’être un forestier averti. Quand le sergent lança son attaque, il eut la mauvaise surprise de constater qu’il était allé trop loin : son peloton échevelé et à bout de souffle fit irruption du sous-bois et s’aperçut qu’il n’était pas dans le dos de l’ennemi, mais sur son flanc, à une quarantaine de mètres à l’est. C’était une erreur, mais dans l’ensemble, elle n’était pas irréparable.
Leuscai réalisa soudain qu’une unité impériale était à proximité et son premier réflexe fut de cacher ses armes plutôt que de les sortir. Telle qu’il envisageait la situation, son groupe avait été surpris en flagrant délit d’entrée dans une zone interdite, et de braconnage ; son cerveau essaya en catastrophe d’imaginer un mensonge plausible pour expliquer sa présence et celle de ses hommes à cet endroit.
On s’est perdu dans la forêt. Excusez-moi, mais… est-ce qu’on est bien dans la direction de la Rivière Verte ?
Il comprit qu’il allait devoir se battre seulement quand deux de ses hommes – qui essayaient de dissimuler leur arc dans leur dos – se firent embrocher comme des cochons par des fantassins lourds.
Sans le moindre effort conscient de la part des commandants, les deux unités avaient réussi à rassembler toutes les conditions optimales pour un carnage. Les guerriers de Leuscai eurent juste le temps d’attraper leur arc, d’encocher et de les bander. De leur côté, les Impériaux eurent à peine celui d’arriver au contact avec les hommes des plaines les plus proches. La bataille fut brève et fort peu académique : personne ne pouvait manquer de tuer son adversaire – ou de se faire tuer. Les archers de Leuscai décochaient à bout portant et les pointes effilées de leurs flèches pénétraient sans difficulté les cuirasses pour s’enfoncer dans la chair et l’os ; les Impériaux frappaient de taille et d’estoc sur des ennemis presque nus : sans armure, bouclier ou épée pour parer les coups. Un tacticien aurait remarqué avec intérêt que le rapport des pertes confirmait plus ou moins la doctrine officielle du bureau des Provinces – un fantassin impérial pour trois hommes des plaines ; au point que si la bataille s’était poursuivie jusqu’à l’anéantissement d’un groupe, il ne serait resté que quatre Impériaux debout. Malheureusement pour la science militaire, l’expérience fut abandonnée en cours de route lorsque les survivants des deux camps décidèrent d’un commun accord de cesser le combat et de se replier. Ainsi donc, les statistiques – bien que convaincantes – ne purent acquérir le statut de preuve faute d’avoir terminé les tests.
Leuscai mourut pendant la brève troisième phase de la bataille, lorsque les Impériaux se rapprochèrent pour la seconde fois après avoir essuyé une volée de flèches meurtrière. Il encochait avec précipitation quand il fit un faux mouvement et laissa échapper le trait qui tomba dans la boue ; il tendit la main par-dessus son épaule pour en attraper un autre, mais un homme qu’il n’avait même pas vu lui planta sa lance dans les côtes. La lame était trop large pour s’enfoncer plus loin et trop engagée pour qu’on puisse la retirer ; son propriétaire eut donc la sagesse de la laisser là où elle était et essaya d’achever le travail avec son épée. Cependant, il voulut aller trop vite : au lieu de lancer une attaque nette et classique pour fendre le crâne de son adversaire, il porta un coup de taille maladroit ; sa lame arracha la moitié gauche du cuir chevelu de Leuscai et projeta ce dernier dans la vase de feuilles en décomposition. Tandis que cette boue recouvrait sa chair à nu comme un cataplasme, Leuscai remarqua enfin son agresseur. L’homme posa une lourde botte sur sa poitrine et tira sur le manche de la lance afin de la dégager – en vain. Après trois tentatives, il abandonna et s’éloigna en laissant sa victime perdre son sang et mourir en paix. L’expérience se révéla beaucoup moins traumatisante que Leuscai l’avait imaginé. Par une ironie du sort, les derniers bruits qu’il entendit furent les cris lointains des canards opérant une retraite prudente vers le milieu du lac.
— Merveilleux ! s’exclama Eseutz Mesatges. Maintenant, nous allons avoir la guerre, en finir avec elle, toucher notre argent et récupérer nos navires !
Elle avait rencontré Athli Zeuxis dans la rue, devant la boutique d’un des couturiers les plus talentueux et les plus chers d’Île – un des rares endroits où on pouvait encore dépenser son argent. Pour une raison inconnue, la mode féminine venait de connaître une transformation radicale : la tenue de princesse guerrière était désormais complètement dépassée. Elle avait été supplantée en fanfare par celle de caravanier nomade, tout en soie nuageuse et laissant le ventre à nu. Cela convenait tout à fait à Eseutz : la précédente insistait trop à son goût sur le décolleté et le cuir la faisait transpirer.
— Nous n’aurons pas de détails avant un jour ou deux, dit Athli. Il faudra attendre que je reçoive la dépêche officielle du bureau central de Shastel. Mais leurs rapports sont toujours assez fiables.
Eseutz réfléchit un instant.
— À court terme, ça va bouleverser pas mal de choses. Ce sera comme au début de cette affaire, mais encore pis. Il y a trop d’argent disponible et pas assez de bonnes occasions. Tout le monde est à l’affût d’un investissement avant que les prix fassent la culbute, mais il n’y a rien à acheter.
— Sauf les perspectives d’avenir, remarqua Athli. Mais c’est un domaine où j’ai toujours évité de m’aventurer : je ne suis pas un excellent devin. À ta place, je garderais mon argent jusqu’à ce que la situation revienne à la normale. Bientôt, ceux qui ont cédé à la première vague d’excitation et acheté tout et n’importe quoi voudront vendre, c’est à ce moment-là qu’il faudra investir. (Elle fit une courte pause.) Par malheur, je ne peux pas m’offrir le luxe de suivre mes propres conseils : tout le monde demandera à récupérer son argent pour le dépenser. Si je n’obtiens pas une couverture du bureau central, je vais me retrouver dans une situation difficile d’ici à une semaine ou deux.
Eseutz examina à la lumière un chausson couvert de paillettes.
— Rembourse-les en papier-monnaie, dit-elle. Ils râleront un peu, mais ils le prendront quand même. Après tout, tout le monde sait que les titres émis par Shastel ne présentent aucun risque. (Elle grimaça un petit sourire.) Remarque, on disait la même chose de ceux émis par Niessa Loredan.
— En effet, dit Athli en baissant les yeux vers un plateau couvert de bracelets de cheville en argent. Et si je commence à submerger Île de papier-monnaie, on pourra bientôt dire : « On disait la même chose de ceux émis par Athli Zeuxis. » Non, merci. Je vais juste m’en servir pour rembourser Hiro et Venart. Ça va rogner mes marges, mais comme ça, je serai encore à flot l’année prochaine.
Une des vendeuses de la boutique sortit de l’arrière-salle et commença à papillonner autour des deux femmes avec un mètre à ruban dans la main. Eseutz ne sembla pas la remarquer.
— Je n’ai rien contre le papier-monnaie. N’hésite surtout pas à m’en donner si tu en as trop, dit-elle sur un ton innocent. Je me ferai une joie de t’en débarrasser.
Athli sourit.
— Ne rêve pas.
— Tant pis ! Je pouvais toujours essayer. Je ne plaisante pas, tu sais. En ce moment, un peu d’argent supplémentaire ferait bien mon affaire. (Elle fronça les sourcils.) C’est ce qui me dérange. Je n’ai pas l’habitude de prendre des crédits. Avoir un crédit sur le dos, par nature, c’est reconnaître que tu as raté une bonne occasion à un moment ou un autre.
— Peut-être, dit Athli. Mais tes bonnes occasions ont la déplorable habitude de finir au fond de la mer.
— Tu exagères. C’est arrivé une seule fois…
— Ou d’être saisies par les services des impôts, poursuivit Athli, d’être volées par des pirates, infestées de charançons, ou encore récupérées par leur véritable propriétaire
— Je t’accorde que j’aime faire des investissements un peu risqués, mais ils ne tournent pas tous à la banqueroute, tu sais.
— Tous ceux que j’ai financés, si !
— Oh ! arrête ! Et les dix-sept tonneaux de curcuma ?
Athli plissa le front.
— Ah oui ! Je les avais oubliés, ceux-là. Je dois reconnaître que ça s’est bien terminé – après que j’ai racheté la part de ton fameux associé dont tu n’avais pas pris la peine de me parler, et réglé la taxe d’importation que tu avais omis de mentionner. Le profit que j’ai tiré de cette affaire m’a permis de payer l’huile de ma lampe pendant toute une semaine. (Elle tressaillit en s’apercevant que la jeune fille avec le mètre à ruban la fixait.) Je ne veux pas te faire de peine, mais je préfère tenter ma chance avec Hiro et Venart, merci beaucoup. Hé ! qu’est-ce que tu penses de ça ? (Athli tenait un pendentif en argent et améthyste.) Ça irait bien sur de la soie mauve, tu ne crois pas ?
Eseutz secoua la tête.
— Trop pompeux, dit-elle. Avec ça, il faut prendre quelque chose de discret et intense. Comme des diamants. Alors, à ton avis, combien de temps cette guerre va-t-elle durer ? Tu devrais connaître les hommes des plaines mieux que quiconque.
— Ça dépend, répondit Athli en enroulant la chaîne et le pendentif avec soin avant de les remettre en place. S’ils jettent toutes leurs forces dans la bataille, ça devrait être bref. S’ils font traîner les choses, ça peut durer des mois.
— Ce Loredan, demanda Eseutz, il ressemble à quoi ? Tu l’as fréquenté pendant des années, non ?
Athli hocha la tête.
— J’ai travaillé pour lui comme clerc. Par tous les dieux ! J’ai l’impression que c’était dans une autre vie. Chez moi, j’ai une épée qui lui appartenait rangée dans un coin. Je me demande si je ne devrais pas la lui envoyer.
Pendant un moment, Eseutz observa la jeune femme avec attention, comme si elle représentait un investissement potentiellement risqué.
— Te voilà bien troublée tout à coup. Remarque, ce ne sont pas mes affaires…
— Eh bien, tu te trompes. Et non, ce ne sont pas tes affaires. Je croyais que tu voulais entendre mon opinion sur lui en tant que chef militaire.
— Mmm ! Il est bon ?
Athli hocha la tête.
— Il a fait un travail extraordinaire compte tenu de ce qu’il a dû supporter des autorités périmadeiennes. Mais je ne crois pas qu’il aurait réussi à sauver la Cité, même si on lui avait laissé carte blanche. Il n’a pas la détermination nécessaire pour faire un grand général.
— Mais, cette histoire qu’il est censé avoir avec le roi des hommes des plaines, c’est vrai ou pas ?
Athli haussa les épaules.
— Il s’est passé quelque chose à Périmadeia, j’en suis persuadée. Mais il ne m’en a jamais parlé, alors je ne sais pas. Et puis, d’après ce que j’ai entendu, il ne jouera qu’un rôle symbolique. Ce sont les commandants du bureau des Provinces qui vont mener la guerre, pas lui ; et je n’ai pas la moindre information sur eux. Mais s’ils font partie du bureau des Provinces, tu peux être sûre qu’ils sont compétents – dans le pire des cas. Ils accompliront leur mission, d’une manière ou d’une autre.
En rentrant chez elle, Athli ne put s’empêcher de penser à la guerre et au petit rôle qu’elle y jouait. Elle se demanda si, au cours de sa vie, elle avait déjà exercé un métier où ses revenus ne dépendaient pas de la mort des autres. C’était ainsi quand elle était le clerc de Bardas, et elle était sur le point de récidiver. Pourtant, elle ne s’était jamais considérée comme un charognard tournoyant au-dessus des fosses de cadavres et des champs de bataille. Elle ne cherchait qu’à gagner correctement sa vie grâce à ses efforts et à être indépendante. Et elle avait atteint son but : elle était devenue chaque fois plus forte, mais de nombreuses personnes étaient mortes pour qu’elle conserve cette existence à laquelle elle s’était habituée. C’était le facteur Loredan : malgré tous ses efforts, elle avait toujours vécu pour et à travers lui, quand elle travaillait pour lui à Périmadeia et, aujourd’hui, avec cette guerre. Si elle avait réussi à monter une affaire sur cette île, c’était grâce à Vetriz et Venart Auzeil – et elle les avait rencontrés par l’entremise de Bardas. Elle se demanda ce que ces maudits Loredan pouvaient avoir de si particulier : ils étaient à l’origine de tout, à la conclusion de tout et traversaient ces événements comme une tache de sang s’infiltrant dans un vêtement. Elle songea à Alexius et au Principe ; le vieil homme lui manquait.
Comme pour confirmer ses pensées, elle rencontra Vetriz Auzeil qui l’attendait chez elle. La sœur de Venart voulait savoir si elle avait des nouvelles de la guerre.
— Tu veux dire des nouvelles de Bardas ? répliqua Athli, car elle était lasse de tout. Non, je suis désolée. S’il y a quelque chose d’intéressant dans la dépêche de Shastel, je te le ferai savoir.
— Oh ! (Vetriz sourit.) Ça se voit tant que ça ?
— En effet, lâcha Athli.
Elle se demanda ce qu’Eseutz avait voulu dire par « troublée ».
Pourquoi diable lui avait-elle dit cela ?
— Si tu es tellement inquiète, pourquoi est-ce que tu ne lui écris pas une lettre ? Je suis persuadée que la poste de Shastel la lui ferait parvenir. Il y a maintenant une liaison postale diplomatique avec le bureau des Provinces et, une fois là-bas, les postes impériales font très bien leur travail.
— Merci, dit Vetriz. Mais je n’ai pas grand-chose à lui raconter. J’étais juste curieuse. Tu sais ce que c’est, quand tu connais quelqu’un qui est mêlé à des événements importants, tu t’y intéresses.
Athli songea qu’attendre une personne devant chez elle pour obtenir des informations allait au-delà de la simple curiosité, mais il n’était pas utile de le faire remarquer.
— Tu veux entrer ? demanda-t-elle.
— Pourquoi pas ?
Athli ouvrit la porte.
— En fait, dit-elle, j’ai peut-être entendu quelque chose qui va t’intéresser, puisque tu es restée si longtemps l’hôte des autres Loredan. Gorgas fait de nouveau des siennes.
Vetriz retint son souffle.
— Ah bon ? C’est bizarre, mais je ne peux pas dire que ça me surprenne beaucoup.
— Je vais prendre un verre, tu veux boire quelque chose ? Il semblerait que ce cher homme ait écrit au préfet pour lui proposer un pacte d’alliance contre Temrai. Le préfet a refusé net.
— Eh bien, ça me paraît logique. Qui voudrait s’associer avec un individu comme Gorgas Loredan ?
Athli sourit.
— Ah ! mais il y a mieux ! Le préfet lui a envoyé une lettre d’Ap Escatoy pour lui signifier qu’il pouvait aller au diable, mais un ou deux jours après, Gorgas est parvenu à capturer un certain Partek…
— Ce nom me dit quelque chose.
— Ce n’est guère étonnant. C’est un des bandits les plus recherchés par l’empire, et depuis des années. Il semblerait que ce soit une espèce de chef rebelle.
Elle tendit à Vetriz une coupe de cidre doux épicé à la mode périmadeienne, avec du miel et du clou de girofle. Son amie parvint à retenir une grimace quand elle le goûta.
— Ah bon ? Je ne savais pas qu’il y avait des rebelles au sein de l’empire.
— Eh bien si, dit Athli en se laissant tomber sur un sofa et en envoyant ses chaussures voler à l’autre bout de la pièce. Mais ils n’aiment pas le reconnaître. Les avis de recherche parlent toujours de « pirates » ou de « bandits de grand chemin ». Mais il est de notoriété publique qu’ils sont prêts à tout pour mettre la main sur cet homme. (Elle ferma les yeux.) Je dois l’avouer, ça ne me plaît pas quand des types comme Gorgas ont de tels coups de chance ; car personne n’en bénéficiera – pas même lui, sans doute, s’il y a un fond de vérité dans tout ce que j’ai entendu sur lui.
Vetriz était maintenant silencieuse, ce qui n’était pas dans ses habitudes. Elle fixait le mur une trentaine de centimètres au-dessus de la tête de son amie, comme s’il y avait quelque chose d’écrit là. Athli décida de changer de sujet.
Mais Vetriz n’écoutait pas.
Malédiction, pensa-t-elle. Je croyais en avoir fini avec ce genre de choses.
Mais elle devait se tromper.
Elle se tenait dans une espèce d’atelier ou de manufacture et elle prit aussitôt conscience du bruit – il eût été difficile de faire autrement. Des hommes martelaient des morceaux de métal. La lumière du jour pénétrait par d’immenses fenêtres placées en hauteur et dessinait des carrés argentés sur le sol ; en comparaison, le reste de la salle était sombre et lugubre. Au centre, elle aperçut une pile d’objets qui ressemblaient à des morceaux de corps humain : des bras, des jambes, des têtes et des torses entassés dans le plus grand désordre ; c’était dans la partie sombre de l’atelier et elle ne distinguait pas grand-chose en dehors d’un reflet métallique et de silhouettes d’articulations et de membres évocatrices. Devant les établis, les hommes frappaient sur des formes identiques, martelant une jambe, un buste ou une main avant de les ajouter à la pile.
Pourquoi font-ils cela ? se demanda la jeune femme.
Elle ne comprenait pas l’intérêt de taper sur un bras déjà coupé ; ou peut-être était-elle dans une manufacture où on construisait des hommes mécaniques, comme ceux de la fable qu’on lui racontait quand elle était enfant. Puis l’angle des rayons du soleil se modifia légèrement et elle s’aperçut qu’ils fabriquaient des armures…
Il n’y a guère de différence, en fait : des hommes d’acier qu’on ne peut pas casser ou endommager de l’extérieur. Si seulement ces gens étaient un peu plus intelligents, ils trouveraient peut-être le moyen de se passer de l’élément fragile et faillible qui va à l’intérieur.
… Et il y avait une personne qu’elle connaissait : les ouvriers le fabriquaient pièce par pièce en partant des pieds ; et quand ils posèrent sa tête sur ses épaules, le corps avait son visage.
Mais il n’y a rien à l’intérieur. Il fut un temps où il y avait quelque chose ; en règle générale, il y a toujours quelque chose à l’intérieur. Peut-être que dans son cas, on a fait une exception.
— Triz ?
— Pardon, s’excusa Vetriz. J’étais ailleurs. (Elle sourit.) Tu disais ?
La bataille ne se déroulait pas au mieux.
Temrai se pencha et déplaça le poids de son corps sur le talon du pied arrière. Il resta en garde haute, les poignets bas, et observa l’ennemi le long du plat de sa lame tendue. Bien sûr, il n’était pas du tout dans son élément ici, essayant avec peine de se souvenir de la première position des leçons d’escrime reçues quinze ans plus tôt. C’était la seule qu’il maîtrisait à peu près quand on avait attaqué le camp, et il était trop tard pour parfaire son éducation en matière de science du combat.
« Ne regarde pas ton épée, regarde-moi », lui avait-on dit sur un ton encourageant, répété avec patience, crié avec colère ou hurlé dans les oreilles ; et cela avait continué sans interruption jusqu’à ce qu’il se décide enfin à obéir pour obtenir la permission de baisser sa garde et reposer ses poignets douloureux. Maintenant, il comprenait le but de l’exercice, mais il était trop tard pour demander la suite de la leçon.
Dans les yeux de son adversaire, il ne lut qu’une concentration intense et farouche, quelque chose qu’il trouvait bien plus dérangeant que la simple haine. Il eut l’impression de voir les lignes, les angles et les projections géométriques que l’homme calculait derrière son visage métallique dénué d’expression ; c’était comme contempler des mathématiques pures. Au moment même où il envisageait sérieusement de lâcher son épée et de s’enfuir en courant, son adversaire passa à l’action. Il effectua un mouvement d’une coordination incroyable : un grand pas du pied avant, une puissante rotation des hanches et un coup de taille basique porté de revers – en inclinant le poignet pour augmenter habilement la vitesse de la lame pendant sa trajectoire en arc de cercle. Temrai réagit en sautant à pieds joints en arrière et tendit son arme droit vers le visage de son adversaire, comme s’il enjoignait à ce dernier de la prendre. L’impact des deux lames lui remonta du poignet jusque dans l’épaule – une douleur morne qui lui ébranla les os comme un coup de marteau sur le pouce.
La situation avait tourné à la catastrophe si vite… Cela avait commencé par une volée de flèches qui s’était abattue sur eux. Il s’était alors souvenu du jour où il était parti faucher des fougères pour la litière des chevaux. Il avait planté par inadvertance la lame de sa faux dans un nid de frelons et ressenti cette même impression à couper le souffle. Les guerriers de la colonne n’étaient pas encore remis de leur surprise : ils s’agitaient dans tous les sens ou se relevaient quand l’infanterie lourde avait fait irruption d’un petit bois que les éclaireurs avaient affirmé être sans danger quelques minutes auparavant. Les deux unités étaient entrées en contact alors que les dernières flèches finissaient de tomber dans un grand tourbillon, comme un vol de pigeons ou de corbeaux sur un champ de haricots couché par la pluie. Les assaillants avaient mis à bas les cavaliers postés à la périphérie et les avaient piétinés tandis qu’ils enfonçaient les lignes ennemies. Ils écartaient hommes et chevaux avec leurs boucliers, tranchaient bras, jambes et genoux exposés comme s’ils élaguaient une haie. Temrai eut à peine le temps de comprendre qui ils étaient et d’où ils venaient quand les piquiers enfoncèrent l’arrière-garde de la colonne. Puis son voisin lui avait fait perdre l’équilibre et il était tombé de sa monture comme un sac de farine mal attaché ; pendant un moment, il ne vit de la bataille que les sabots des chevaux effrayés qui piétinaient le sol tout autour de sa tête.
À première vue, il avait paré la première attaque, mais il savait qu’il ne l’avait pas fait correctement : il n’avait fait qu’aggraver sa situation. D’un geste court et précis, son adversaire dégagea son arme, ajusta légèrement son inclinaison et se fendit – bien trop vite pour que Temrai puisse réagir. La pointe de l’épée le toucha en haut des côtes, mais contre toute attente, la plaque arrondie de son armure fit glisser la lame le long de la cuirasse jusqu’à l’aisselle. Sans réfléchir, Temrai frappa de taille et son arme balaya le front de son adversaire avec un terrible bruit sourd. L’homme fit un pas en arrière, posa le talon sur la tête d’un cadavre, se tordit la cheville et s’effondra sur le dos ; ses jambes partirent en l’air si vite qu’elles auraient brisé la mâchoire de Temrai s’il n’avait pas évité le soleret lancé à pleine vitesse.
Par malheur, le jeune roi avait lâché son épée dans le feu de l’action. Il se pencha avec maladresse pour la chercher à tâtons, mais quand il la trouva enfin dans la boue, son adversaire s’était redressé et reculait pour récupérer sa propre arme. Temrai frappa et réussit à toucher son casque sur le côté. La violence de l’impact fut déviée par la plaque d’acier inclinée ; la boue avait rendu la garde de son arme si glissante qu’elle lui échappa des doigts – comme la première truite qu’il avait attrapée dans le lit d’une rivière et qu’il n’avait pas osé serrer trop fort. Son adversaire se mit à genoux et essaya de frapper de taille. Temrai esquiva le coup sans difficulté en faisant un pas en arrière. Cependant, ce fut une erreur : son arme était désormais à cinq mètres de lui, derrière son ennemi.
Malédiction ! songea-t-il.
Son adversaire frappa de taille, mais le coup manquait de force. Temrai bondit au-dessus de la lame et bloqua au passage le cou de l’homme entre ses cuisses avant de lui attraper le sommet du crâne en retombant. Il atterrit sur l’épaule et sentit une douleur atroce dans le genou qui avait presque tourné à cent quatre-vingts degrés. Sans chercher à comprendre ce qu’il faisait, il glissa les doigts sous le rebord du casque de son adversaire et le souleva avec toute la force dont il était capable. Il sentit l’homme se tortiller et se débattre entre ses jambes, ses mains essayant d’attraper les siennes. Temrai tira de plus belle et hurla tandis que la douleur remontait de son genou pour se répandre dans tout son corps. La souffrance était telle qu’il mit plusieurs secondes avant de s’apercevoir que son adversaire avait cessé de bouger, étranglé par la lanière de son casque.
Temrai réalisa qu’il ne pouvait pas cesser de tirer : s’il lâchait, tout le poids de son corps se porterait sur son genou démis – et cette seule pensée était intolérable.
— Au secours ! hurla-t-il.
Mais bien sûr, personne ne l’entendit. Cinquante pour cent des hommes présents dans un rayon de cinq mètres étaient des ennemis, et cent pour cent étaient morts. Ils n’étaient donc pas vraiment à même de le tirer de ce mauvais pas.
C’est quand même fantastique, les armures, songea Temrai dans un recoin de son esprit épargné par la souffrance. La mienne m’a sauvé la vie, la sienne l’a tué. Quel dommage qu’on ne puisse pas leur apprendre à se battre toutes seules, on pourrait tous rester chez nous !
Et puis la douleur infiltra aussi cet ultime refuge.
Il ferma les yeux et essaya de la chasser de ses doigts qui commençaient à glisser. Il sentit le rebord acéré du casque trancher méthodiquement sa chair à hauteur de la dernière articulation. S’il résistait assez longtemps – une semaine, par exemple –, est-ce que le métal finirait par lui scier les os ?
— Temrai ? C’est toi ?
Il ouvrit les yeux. Il ne vit pas celui qui venait de lui parler et ne parvint pas à mettre un visage sur cette voix.
— Oui. Bien sûr que c’est moi. Aide-moi. Je suis coincé.
— Qu’est-ce qui se… Oh ! d’accord ! Je vois. Ne bouge pas. Ça va sans doute faire mal.
— Fais attention à ce que tu…, commença Temrai.
Puis il hurla et ses doigts lâchèrent prise. Quand il reprit conscience, il sentit d’abord le sol plat sous son dos et sa tête, ainsi qu’une douleur un peu différente dans le genou.
— Merci, dit-il.
Et il ouvrit les yeux.
— Ce n’est rien. (C’était Dassascai, l’espion.) Maintenant, je me demande comment je vais faire pour te sortir de cet enfer.
Temrai inspira aussi profondément que possible.
— Que se passe-t-il ?
— Nous avons contre-attaqué, répondit Dassascai. La manœuvre n’était pas des plus subtiles, on les a battus grâce à notre supériorité numérique, rien de plus. Et pour l’instant, je ne crois pas que tu aies envie d’en savoir davantage.
— Ah bon ? D’accord. Est-ce que tu peux me mettre à l’abri et aller me chercher Kurrai ou quelqu’un d’autre… ?
— Pas Kurrai, dit Dassascai. Il ne te serait pas d’une grande aide.
— Oh ! lâcha Temrai. Malédiction ! Je ne me rappelle plus qui vient après dans la hiérarchie. Tant pis ! Trouve-moi quelqu’un ! J’ai besoin de savoir ce qui se passe.
— Faisons les choses dans l’ordre, dit l’espion. Je vais essayer de te tirer jusqu’à cet arbre… Ah oui ! Tu ne peux pas le voir en étant allongé comme ça. Tu dois souffrir comme un damné.
— Ça ira, dit Temrai.
Mais Dassascai avait raison.
Quelques instants plus tard, l’espion s’agenouilla à côté de lui et demanda :
— Tu veux toujours que j’aille chercher quelqu’un ou tu préfères que je reste ici ? Quand j’ai vu la bataille pour la dernière fois, on était en train de les repousser, mais je ne sais pas si on y a réussi pour de bon. Ils pourraient être ici d’une minute à l’autre. Je n’ai pas très envie qu’ils te trouvent allongé comme ça s’ils reviennent.
Temrai secoua la tête.
— Tu ferais mieux d’y aller. Envoie quelqu’un me chercher quand tu en auras l’occasion. Et merci.
Dassascai acquiesça.
— Ce n’est rien.
— Excuse-moi de te poser la question, mais… tu es vraiment un espion ?
Dassascai baissa les yeux pour le regarder, sourit et secoua la tête.
— Non, répondit-il. Bien, reste ici. Je vais faire aussi vite que possible.
Les paupières de Temrai se fermèrent et il constata aussitôt qu’il était épuisé. Maintenant, il serait facile de se laisser entraîner dans le sommeil, mais ce ne serait pas convenable – pas au beau milieu d’une bataille ! Il songea aux paroles de Dassascai : « La manœuvre n’était pas des plus subtiles, on les a battus grâce à notre supériorité numérique, rien de plus. »
Et moi, je suis sûr que tu en es un, d’espion.
Puis il sombra dans l’inconscience.
Quand il reprit connaissance, il entendit des voix au-dessus de lui.
— … pas censé être un affrontement décisif, c’était juste pour voir de quoi on était capable et nous ralentir un peu, tu vois. Que les dieux nous viennent en aide le jour où ils se décideront vraiment à attaquer…
— Tais-toi. Il est réveillé.
Temrai ouvrit les yeux. D’abord, il n’y eut que l’obscurité, comme s’il était dans un tunnel. Puis il distingua la lueur d’une lampe que quelqu’un porta au-dessus de lui avant de la poser sur le côté.
— Temrai ? (Il reconnut la voix et le visage, mais le nom lui échappait – ce qui était curieux, car il connaissait très bien cet homme.) Temrai, ne t’inquiète pas. Tu es de retour au camp.
Il essaya de remuer les lèvres, mais son palais était sec et engourdi.
— On a gagné ?
— Si on veut, répondit l’autre. Au moins, on les a fait déguerpir. Maintenant, nous nous replions sur Périmadeia.
— En fait…, commença le deuxième homme dont la voix était familière, elle aussi. En fait, leurs troupes font barrage pour nous empêcher de regagner les plaines. C’est comme s’ils voulaient nous acculer dans le delta de Périmadeia, dos à la mer. Les derniers rapports indiquent qu’ils ont engagé trois armées différentes maintenant. Si on essaie de forcer le blocus, ils nous tomberont dessus sur les deux flancs.
— Je vois. (Temrai pensa à Tilden, sa femme, au camp principal.) Est-ce que Kurrai est mort ?
Le deuxième homme fronça les sourcils.
— Tu ne vas pas bien, hein ? Tu trouves que j’ai l’air d’un mort ?
— Oh ! (Temrai ferma les yeux avant de les rouvrir.) Je suis désolé. Je n’ai pas l’esprit très clair. Quelqu’un m’a dit que tu avais été tué.
— Il semblerait que beaucoup de gens l’aient pensé, dit Kurrai. J’espère qu’ils ne sont pas trop déçus.
— Les pertes ?
Temrai se souvint alors d’un temps où il n’aurait jamais utilisé ce mot. Il aurait demandé : « Combien de mes hommes sont morts ? Combien de mes hommes sont grièvement blessés ? »
— Elles sont importantes, dit le premier – celui qui n’était pas Kurrai.
Au prix d’un gros effort, Temrai réussit à lui lancer un regard noir.
— Parce qu’il existe des pertes qui ne sont pas importantes ? Combien de guerriers avons-nous perdus ?
Les deux hommes s’entre-regardèrent.
— Plus de deux cents, répondit Kurrai. Deux cent trente, je crois. Et environ soixante-dix blessés. On a tué une trentaine d’ennemis.
Temrai hocha la tête.
— Je vois. Deux cent trente sur un effectif de cinq cents. Qu’est-ce qu’on va faire ?
Celui qu’il n’avait pas encore identifié fronça les sourcils.
— Je ne sais pas ce que nous, nous allons faire, dit-il. Mais toi, tu vas dormir un peu. C’est un docteur qui te l’ordonne.
— Ah bon ! Tu es donc docteur ?
— Qu’est-ce que tu veux dire par « tu es donc docteur ? » Enfin, Temrai ! C’est moi qui te soigne depuis que tu es né.
Temrai esquissa un faible sourire.
— Je plaisantais.
— Et tu espères que je vais te croire ? Est-ce que tu as pris un coup sur la tête pendant la bataille ?
— Je ne me souviens pas.
— Bien sûr, il est possible que tu aies oublié. C’est ma faute. J’aurais dû t’examiner avec plus d’attention. Est-ce que tu te sens nauséeux ? Tu as mal au crâne ? Est-ce que tu vois des lumières clignoter devant tes yeux ?
— Tu crois que j’ai perdu la mémoire.
— Une petite partie. Ça arrive, parfois.
Temrai sourit, et son sourire s’élargit jusqu’à ses oreilles.
— Si seulement ça pouvait être vrai. Si seulement ça pouvait être vrai.
Le diplomate Poliorcis frissonna et essuya la pluie qui lui coulait dans les yeux d’un revers de la main.
— Sommes-nous bientôt rendus ? demanda-t-il.
Le charretier grogna sans tourner la tête. De grosses gouttes tombaient lentement du large rebord de son chapeau en cuir, mais il ne semblait pas s’en rendre compte. Selon ses critères, c’était sans doute une journée radieuse.
En général, Poliorcis faisait confiance à son sens de l’orientation – un talent fort utile pour un homme qui passait une grande partie de sa vie à voyager dans des lieux inconnus. Mais ce jour-là, il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il était. Le charretier suivait une route tout à fait différente de celle que Gorgas Loredan avait prise ; soit le roi du Mesoge lui avait fait emprunter le chemin touristique, soit il ne connaissait pas ce raccourci. Poliorcis avait aussi perdu la notion du temps – ce qui ne lui ressemblait guère. D’après lui, cette confusion était liée à l’influence que le pays exerçait sur lui ; ici, il avait un peu l’impression de nager dans les lagons d’Ap’ Sendaves, de faire la planche dans une eau calme et d’oublier peu à peu son corps, ce qui l’entourait. Il devenait une simple conscience sans contexte, une conscience seulement consciente du vide autour d’elle. Cette sensation l’avait surpris, mais elle n’était pas désagréable. De son point de vue, le Mesoge n’était certes pas un endroit plaisant, ni assez intéressant pour paraître étrange ; et pourtant, il déconcertait le diplomate.
Poliorcis était même si perplexe qu’il oublia de préparer ce qu’il allait dire et de réviser les arguments qu’il allait avancer. C’était malheureux : ce rendez-vous l’inquiétait davantage que des négociations beaucoup plus importantes auxquelles il avait déjà participé. Mais plus il faisait d’efforts pour se concentrer, plus ses pensées étaient enclines à vagabonder. S’il n’avait pas plu, il aurait fermé les yeux et dormi un peu ; mais pour vous tenir éveillé, rien ne vaut la pluie se glissant dans votre col et ruisselant sur votre dos. Il enfonça un peu plus son chapeau informe et détrempé et abandonna toute idée de réflexion. Il se contenta d’observer d’un œil maussade les étendues vertes et gorgées d’eau qui l’entouraient, les haies où perlaient des gouttes, les flaques marron dans les ornières du chemin et les reflets sur les feuilles des patiences et des fougères. L’air était moite et lui chatouillait la gorge, le froid était mordant.
Il doit bien exister une façon moins pénible de gagner sa vie, grommela-t-il pour lui-même. Un homme de mon âge !
Il était ridicule qu’un haut diplomate du bureau des Provinces patauge dans la boue et soit bringuebalé sous la pluie dans un chariot de marchandises – au risque d’attraper une pneumonie et une pleurésie dans le meilleur des cas. Et dans quel dessein ? Faire entendre raison à un fou sans statut officiel, un homme dont l’autorité n’était même pas reconnue par l’empire ! Obtenir l’extradition d’un rebelle sans importance – mais adopté et érigé en héros populaire par un ramassis de mécontents sans doute incapables de le reconnaître s’il venait s’asseoir à leur table !
Le chariot s’était arrêté. Poliorcis leva la tête et regarda autour de lui, mais il ne vit qu’un rideau de pluie. Le charretier ne bougea pas d’un pouce.
— Restez ici ! dit le diplomate. J’aurai besoin de vous pour me ramener à Tornoys.
Il entreprit de descendre du véhicule, mais le conducteur saisit son passager par le coude avec une rapidité dont Poliorcis ne l’aurait jamais cru capable.
— Deux sols, dit-il.
Poliorcis hocha la tête et fouilla sa manche gorgée d’eau à la recherche de sa bourse.
— Restez ici, répéta-t-il avant d’essayer de poser le pied à terre.
Il était encore trop haut, et l’ourlet de sa robe s’accrocha à quelque chose. Il se retrouva à genoux dans la boue.
— Restez ici ! dit-il encore une fois.
Il se releva, maculant ses mains de terre au passage, et se dirigea vers le portail qu’il distinguait plus ou moins à travers la pluie. Il batailla un moment avec le loquet rouillé ; Gorgas et ses frères devaient passer par-dessus sans se donner la peine de l’ouvrir. Dans ces conditions, il n’était pas étonnant que le bois soit aussi plié à hauteur du seul gond qui fonctionnait encore – et qu’une pelote de chanvre grossier enchevêtrée remplace le second. Il entendit alors les rênes claquer dans son dos, suivi du bruit des roues s’enfonçant lentement dans une flaque.
La porte de la ferme était ouverte, mais il semblait n’y avoir personne.
— Il y a quelqu’un ? cria Poliorcis.
Il n’obtint aucune réponse. Il resta quelques instants immobile, observant les gouttes perler de ses vêtements et s’écraser sur les dalles. Puis il décida qu’il devait réagir. Il n’était peut-être pas un Fils du Ciel, mais il représentait l’empire ; l’empire ne reste pas planté et ruisselant dans une embrasure de porte, il entre, s’assied et croise les pieds sur une table.
À l’intérieur, au moins, il faisait sec et les dernières braises de l’âtre dégageaient encore un peu de chaleur. Il s’installa près de la cheminée, toujours emmitouflé dans son manteau de voyage désormais constitué de trois quarts d’eau pour un quart de tissu. Le banc était plus confortable qu’il en avait l’air et le diplomate laissa sa tête s’appuyer contre le dossier avant de fermer les yeux.
Il se réveilla pour constater que Gorgas Loredan était penché sur lui, une expression un peu méprisante sur le visage.
— Vous auriez dû nous avertir de votre arrivée, dit-il. J’aurais envoyé un chariot vous chercher.
— C’est sans importance, je vous assure, dit Poliorcis, qui se réveillait avec une migraine terrible. Je suis ici, maintenant.
— Bien. (Gorgas s’assit sur le banc à côté du diplomate – si près que ce dernier dut se déplacer un peu pour éviter son contact.) Dans ce cas, nous pouvons passer sur les politesses et en venir tout de suite à l’essentiel. Je suppose que vous êtes ici pour me faire une proposition.
— Eh bien, en effet, marmonna Poliorcis. Mais pas vraiment.
Son esprit était plongé dans le brouillard et fonctionnait au ralenti. Au cours des derniers jours, il avait envisagé différentes manières d’aborder les négociations, mais il ne parvenait pas à se rappeler une seule d’entre elles.
— Je suis surtout ici pour apprendre ce que vous souhaitez de nous. Je pense que vous allez vous rendre compte que nous sommes prêts à étudier toute proposition raisonnable.
Gorgas soupira et secoua la tête.
— Je suis désolé, dit-il. J’ai dû mal comprendre. Vous voyez, je croyais que nous allions régler cette affaire de manière constructive et intelligente, pas nous lancer dans des petits jeux. Au revoir.
— Je vois, dit Poliorcis sans bouger d’un pouce. J’ai fait tout ce chemin pour venir jusqu’ici et vous me jetez dehors.
— Je n’oserais jamais envisager pareille grossièreté, répliqua Gorgas. Mais dans la mesure où vous n’avez rien à me dire, je dois reconnaître que je ne vois aucun intérêt à votre présence ici. Et comme vous avez déjà admiré le paysage, et que notre climat ne semble guère vous convenir…
— Soit !
Poliorcis eut la désagréable impression qu’il avait laissé l’initiative des négociations lui échapper avant même qu’elles commencent. Et maintenant, il était peu probable qu’il réussisse à la reprendre.
— Je vais vous faire une proposition ferme, sans ambiguïté aucune. De l’argent : combien voulez-vous en échange du prisonnier ?
Gorgas éclata de rire.
— S’il vous plaît, faisons au moins semblant de nous respecter. Vous avez visité le Mesoge ; que pourrais-je bien faire de votre argent dans un endroit pareil ?
Juste de l’autre côté de la porte, un chien aboya avec colère. Le bruit attisa la migraine de Poliorcis comme de l’huile jetée sur le feu.
— Très bien. S’il ne s’agit pas d’argent, alors quoi ? Je suppose que vous voulez quelque chose en notre possession. Des outils ? Des armes ? Des matières premières ?
Gorgas secoua la tête.
— Vous vous moquez de moi, répondit-il. Pour ma part, je ne trouve pas votre attitude très diplomate. Dites-moi, est-ce que vous nous méprisez à ce point ? Est-ce que vous croyez vraiment que nous ne sommes qu’un ramassis de bandits et de voleurs, des gens à peine meilleurs que ceux qui dérobent des objets par une fenêtre ouverte avec un crochet au bout d’un bâton ? Je pensais que vous aviez compris quand j’ai fait l’effort de vous faire visiter la région. Nous sommes des fermiers, un peuple paisible qui souhaite vivre en bonne entente avec ses voisins. Montrez-nous un peu de respect et je vous donnerai votre maudit rebelle pour rien.
— Vous parlez d’une alliance, dit Poliorcis. Je suis profondément désolé, mais le bureau des Provinces estime qu’une alliance officielle serait inopportune en ce moment.
— Inopportune ?
Poliorcis eut l’impression qu’il s’enfonçait lentement dans la boue et que celle-ci lui arrivait maintenant jusqu’aux genoux.
— Je souhaiterais juste vous faire remarquer que votre demande est sans précédent. L’empire n’a jamais signé d’alliance officielle avec qui que ce soit, pas plus avec Shastel qu’Île ou Colleon. Je vous en prie, essayez de comprendre notre position : si nous passions un tel pacte avec vous, comment ces nations l’interpréteront-elles ? N’oubliez pas qu’elles nous ont toutes fait des propositions et que nous les avons toutes refusées. Pour résumer la situation en quelques mots, il n’entre pas dans nos habitudes d’accepter ce genre d’offre.
— Très bien, dit Gorgas en bâillant. S’il y a une qualité que je me vante de posséder, c’est la faculté d’adaptation. Je m’adapte, je suis réaliste, je cherche toujours le marché qui satisfera les deux parties. Maintenant, vous me dites que l’empire n’a pas d’alliés, et je suis certain que vous ne mentiriez pas sur un tel point. Bon ! ne parlons plus d’alliance. Je vais vous dire ce que je pense vraiment. En vérité, tout ce que je vous demande, à vous, le bureau des Provinces, c’est de me donner une chance de faire quelque chose que je dois faire – que nous soyons officiellement alliés ou non. Réfléchissez à cela et dites-moi si vous trouvez un moyen de rendre ma proposition compatible avec votre politique. Après tout, vous êtes un diplomate ; moi, je ne suis qu’un soldat, un fermier ; ce genre de travail dépasse mes compétences. Je dois m’acquitter d’une vieille dette – non, attendez, ce n’est pas ça. Je dois m’amender pour une très mauvaise action que j’ai commise autrefois. Vous voyez, c’est moi qui ai permis à Temrai de raser Périmadeia. Je vous choque ?
Poliorcis le regarda.
— Je suis au courant.
— Oh ! (Gorgas resta immobile, le visage impassible.) Et qu’en pensez-vous ?
— Je n’en pense rien, répondit le diplomate. En fait, je sais pourquoi vous l’avez fait, les raisons qui vous ont amené à agir ainsi. Votre sœur devait de grosses sommes d’argent à de riches particuliers périmadeiens et elle savait qu’elle ne parviendrait jamais à les rembourser. C’était une décision en rapport avec ses activités professionnelles. Maintenant, je peux vous donner une opinion quant à l’opportunité d’une telle manœuvre d’un point de vue financier, mais ne vous attendez pas à entendre mon avis sur l’aspect éthique de votre geste ; j’en suis tout à fait incapable. Je ne raisonne pas en ces termes. C’est un peu comme si vous demandiez à un daltonien ce qu’il pense d’une certaine nuance de vert. Et donc, quel est le rapport entre cette affaire et l’empire ?
Gorgas expira et se frotta le menton.
— Je suppose que c’est moi qui suis choqué. Je ne suis pas daltonien, comme vous le dites. Je sais que j’ai commis un acte terrible. Je savais que mon frère défendait la Cité. J’ai ruiné sa vie et failli causer sa mort. C’est pour cela que je dois m’amender. Il faut que je tue Temrai et que je détruise le peuple des plaines en me battant au côté de mon frère. Pour rembourser ma dette, vous comprenez ? Maintenant, je me fiche de mon statut officiel, je veux juste être présent et faire ma part du travail. Sinon, je ne pourrai plus jamais me regarder en face. Mes actes ont également causé la mort de mon fils ; je dois aussi le faire pour lui. Vous voyez à quel point cette histoire est simple ?
Poliorcis réfléchit un moment.
— Une chose est certaine, dit-il enfin. Vous êtes un homme fort intéressant. Et s’il y a un sujet qui fascine les Fils du Ciel, ce sont les hommes intéressants. Mais réglons donc cette affaire si cela ne vous dérange pas. Avec tout le respect que je vous dois, nous disposons déjà de toutes les ressources militaires nécessaires. Lors de notre première rencontre, vous avez évoqué les archers et notre carence dans ce type d’unités. Mais il se trouve que vous aviez tort : nous en avons assez. Nous avons des nations entières d’archers au sein de l’empire – des spécialistes de l’arc long, classique – long et court –, des archers à cheval, des arbalétriers, tout ce que vous voulez… Nos manufactures sont capables de produire vingt mille arcs et deux cent mille flèches par semaine ; et toutes ces armes respecteront le cahier des charges, toutes seront identiques même si les différents sites de fabrication sont à des milliers de kilomètres les uns des autres. Vous voyez, nous n’avons pas besoin de vos hommes. D’un autre côté, vous m’avez expliqué la raison pour laquelle vous vous sentez obligé de prendre part à cette guerre. Laissez-moi vous exposer pourquoi nous nous battons. Nous avons davantage de soldats de métier qu’il y a d’hommes, de femmes et d’enfants dans Shastel, Île, Colleon, Périmadeia et tous les autres endroits que vous connaissez réunis. Nous avons construit cette armée de manière à ce que personne – je dis bien personne – ne puisse un jour présenter la moindre menace pour nous. Entre les Fils du Ciel et le plus hypothétique des dangers, il y a un mur de fer et de muscles si épais que rien au monde ne pourra jamais le franchir. Si la terre s’ouvrait soudain pour engloutir notre mère patrie, nous pourrions combler ce gouffre avec des corps et rebâtir nos foyers dessus. Non, nous faisons la guerre parce que nous devons occuper nos soldats, pour les empêcher de s’ennuyer, de s’agiter et de céder à la mollesse. Vous voyez, nous n’avons besoin de personne pour se battre à notre place, cela irait à l’encontre du principe même de cette guerre. Je suis désolé, mais c’est ainsi. Je ne peux pas vous aider.
Gorgas hocha la tête avec lenteur, comme si on venait de lui expliquer une opération difficile.
— Je vois. Et tôt ou tard, vous arriverez ici, pour faire faire un peu d’exercice à vos chiens de garde si on peut dire. Et ce serait ennuyeux qu’on vous voie attaquer des gens que vous traitiez autrefois en amis et alliés. Tout cela me semble très logique et je comprends très bien votre point de vue. Mais ça ne résout pas mon problème. Poliorcis, je vous le demande parce que c’est vous l’expert : comment présenter la situation pour concilier vos buts – récupérer votre fameux pirate – et les miens ? Il doit bien exister une solution. Tout ce que nous avons à faire, c’est trouver laquelle.
Poliorcis fronça les sourcils.
— Je dois faire remarquer que vous envisagez avec beaucoup de calme l’hypothèse d’une attaque et d’une invasion imminente de votre pays par nos troupes. La plupart des gens réagiraient à une telle supposition avec colère, ou peur.
— C’est sans intérêt, dit Gorgas. Vous ne m’avez rien appris que je ne sache déjà. C’est assez évident ; vous l’avez dit vous-même : c’est un des points qui motivaient ma volonté de faire alliance avec vous. Mais vous êtes trop intelligent pour moi et je l’accepte. Il n’y a aucune raison qui nous empêche de joindre nos efforts pour rendre l’inévitable un peu moins douloureux. S’adapter, être réaliste, voilà ce qui est important. (Il se mordit les lèvres et frappa dans ses mains si fort que Poliorcis sursauta.) J’ai trouvé ! Je sais exactement ce que nous pouvons faire. Je déclare par la présente que le Mesoge capitule et se rend à l’empire, et je me jette aux pieds des vainqueurs pour implorer ma grâce et celle de mon peuple. (Un magnifique sourire éclaira son visage.) Et en geste de bonne volonté, nous vous serions reconnaissants d’accepter nos troupes comme auxiliaires au sein du corps expéditionnaire qui va combattre Temrai. Voilà, cette solution ne résout-elle pas tous les problèmes avec élégance ?
Il y avait bien longtemps que Poliorcis n’avait pas été choqué et il n’était pas certain de se rappeler l’attitude à adopter dans une telle situation.
— Vous plaisantez, lâcha-t-il.
Gorgas secoua la tête.
— Pas du tout. Je mets mes principes en pratique. J’épargne à mon peuple les horreurs d’une guerre que nous n’avons pas le moindre espoir de remporter et j’obtiens le moyen de rembourser ma dette par la même occasion. Si vous voulez que j’abdique, je le ferai. Vous pouvez constater par vous-même que je ne suis pas très à mon aise dans un rôle de dictateur militaire. Tout ce que je demande après avoir réglé cette vieille histoire, c’est de m’installer ici pour travailler à la ferme. Je suis certain que le bureau des Provinces n’y verra pas d’inconvénient. Et maintenant, songez aux points positifs : imaginez le Mesoge et Tornoys comme base d’opération pour vos conquêtes dans la région. Ce serait beaucoup plus facile de cueillir les pays voisins un par un. Imaginez les avantages que vous allez en retirer à titre personnel – vous êtes venu ici chercher un rebelle et vous ramenez en prime toute une province à l’empire. Pouvez-vous concevoir un plan avec des répercussions aussi positives pour tout le monde ? Eh bien ?
Le plus remarquable chez cet homme, c’était avant tout son enthousiasme, sa joie turbulente de jeune chien. Poliorcis avait du mal à le supporter.
— Non, reconnut-il pourtant. Je dois avouer que j’en suis incapable. Eh bien, vous m’avez sans aucun doute donné matière à réflexion. Cela vous dérangerait-il que je passe la nuit ici et parte demain matin ?
Gorgas lui adressa un sourire aussi large et lumineux qu’un lever de soleil.
— Faites comme il vous plaira, répondit-il. Après tout, vous êtes ici chez vous.