Chapitre seize

Le colonel Ispel commandait le corps expéditionnaire du bureau des Provinces contre Périmadeia. Il débarqua ses troupes sans rencontrer de résistance et envoya ses éclaireurs en reconnaissance. À leur retour, ces derniers rapportèrent qu’ils n’avaient pas trouvé la moindre trace d’éléments ennemis. Ispel décida d’établir le camp à l’endroit d’où Temrai avait levé le sien peu de temps auparavant. Puis il étala ses cartes sur le sol de sa tente et fit ses devoirs.

Leurs adversaires avaient abandonné leur ancienne position pour se retirer à l’intérieur des terres. Par conséquent, les objectifs d’une attaque par voie de mer étaient devenus obsolètes avant même que les Impériaux embarquent. Cependant, Ispel était en position de force : il disposait d’un peu plus de cinquante mille hommes, dont vingt mille fantassins lourds, seize mille légers, quatre mille cavaliers et environ dix mille archers, servants de machines de guerre, pionniers et francs-tireurs. Il ordonna à deux mille de ces derniers – les moins utiles – de rester sur place pour empêcher les équipages des navires de s’enfuir – après tout, c’étaient des Îliens : ils ne présentaient pas de danger, mais ils n’étaient pas vraiment dignes de confiance. Puis le colonel s’engagea sur les traces de Temrai. En plus de ses soldats, il disposait d’une colonne de transport – imposante, mais assez manœuvrable – avec suffisamment de ravitaillement pour que ses troupes traversent les plaines de part en part et reviennent en territoire impérial. Ispel savait une chose à propos de ce pays : il était hors de question de compter dessus pour subsister. Bien entendu, une telle logistique allait ralentir la progression des troupes, mais il résista à la tentation d’envoyer la cavalerie trop en avant. Les clans disposaient de cavaliers légers et d’archers à cheval très compétents et, d’après ce qu’il avait lu à leur sujet, ils ne rateraient pas l’occasion de harceler une colonne lente sans unités montées pour la protéger ; ils la ralentiraient au point qu’elle devrait s’arrêter. Et puis, Ispel n’était pas pressé ; les rapports des renseignements de l’armée du capitaine Loredan laissaient entendre que Temrai s’était enterré au sommet d’une colline pour y attendre la fin. Si c’était exact, il faudrait faire une erreur des plus stupides pour perdre cette guerre – et Ispel était plus susceptible d’en commettre une s’il se précipitait aveuglément dans un territoire aride dont il ne connaissait pas grand-chose.

Les plaines se révélèrent très différentes des autres pays où il avait servi. Il s’était battu dans des marais, des déserts, des montagnes, en enfer et au paradis, sous un soleil de plomb et dans des tempêtes de neige, mais jamais il n’avait traversé un paysage morne au point d’en être douloureux. Si on avait baptisé cet endroit «  les plaines  », ce n’était pas par hasard ; une fois qu’Ispel eut quitté la petite frange de hauteurs surplombant Périmadeia, il se retrouva cerné par des étendues plates et couvertes à perte de vue d’un chiendent grossier et bleu-vert. Un paysage ennuyeux pouvait cependant présenter des avantages : sur un terrain si dégagé, une embuscade était impensable. Si la colonne restait sur la piste, elle avancerait à une allure très satisfaisante. Si elle la quittait, il n’en irait pas de même : l’herbe omniprésente avait tendance à pousser en petites touffes grosses comme une tête ; déplacer des troupes sur ce terrain, c’était courir au désastre. Mais en dehors du coût d’entretien élevé d’une armée en campagne – vingt mille sols d’or par semaine –, rien ne justifiait une marche forcée ou l’organisation d’unités volantes. Ispel craignait juste que le capitaine Loredan règle cette affaire avant son arrivée, ne laissant à ses hommes et à lui-même que la perspective d’un long et fastidieux voyage de retour.

Il continua cependant à respecter la procédure en vigueur – mieux valait se montrer prudent. Chaque matin, il envoyait des éclaireurs dans toutes les directions, sauf une ; et chaque soir, ils revenaient sans rien à signaler. La nuit, il postait des sentinelles autour du camp et des détachements en terrain dégagé. Ainsi, il aurait amplement le temps de réagir si l’ennemi surgissait de nulle part pour lancer une attaque nocturne.

La seule direction dans laquelle Ispel n’avait pas envoyé d’éclaireurs, c’était celle d’où il arrivait, bien entendu. Il ignorait donc qu’un groupe d’attaque ennemi le suivait depuis son débarquement, chevauchant de nuit, se reposant le jour et portant des armures et des armes couvertes de sacs afin de les empêcher de briller au soleil. Il découvrit son existence quand une soudaine agitation éclata à l’heure où l’armée impériale en campagne était particulièrement vulnérable : celle du dîner.

C’était le moment idéal pour attaquer bien sûr : il faisait sombre ; les hommes avaient enlevé leur armure et s’alignaient devant les cuisines ; les détachements affectés à la surveillance du camp n’étaient pas encore en place. Quand la charge ennemie balaya les sentinelles, il était déjà trop tard pour donner l’alerte. Des cavaliers armés apparurent soudain dans la lumière des feux, galopant le long des files d’attente des Impériaux, tranchant mains et visages avec leur cimeterre, transperçant d’un coup de lance tous ceux qui s’éloignaient en courant. Les soldats qui avaient déjà été servis lâchèrent gamelle et gobelet pour essayer d’atteindre les armes disposées en faisceaux, mais les cavaliers continuèrent à arriver de toutes parts. Un détachement abattait les abris de toile, un autre dispersait les chevaux, un troisième rassemblait les hommes faisant la queue comme un troupeau de poneys à l’automne avant de les rabattre vers un quatrième qui se précipitait à leur rencontre. Ispel sortit de sa tente d’un pas maladroit avec une serviette encore coincée dans son col, la garde de son épée attachée au fourreau avec une lanière pour l’empêcher de glisser. Quand il réussit enfin à défaire les nœuds, des cavaliers avaient atteint sa rangée de tentes ; ils tranchèrent les cordes et fouillèrent les amas de toile à terre avec leurs longues lances à lame étroite. Ispel regarda autour de lui et vit l’ouverture dans l’alignement des abris de toile : il avait une chance d’atteindre le camp de l’infanterie légère où les archers étaient stationnés. Tout comme les francs-tireurs, ces soldats ne portaient pas d’armure au combat et ils étaient sans doute les plus aptes à gérer une catastrophe imprévue comme celle-ci. Ispel bondit en avant et arriva dans l’allée principale de leur camp pour s’apercevoir qu’il n’y avait personne – à l’exception des cavaliers des plaines. Archers, francs-tireurs et auxiliaires mobiles avaient profité de leur mobilité et de leurs réactions rapides pour se mettre hors de danger ; ils s’étaient éloignés du camp et des lames acérées des cimeterres, et il ne fallait pas espérer les voir revenir avant que tout danger soit écarté.

Trois cavaliers aperçurent Ispel au même moment et l’identifièrent formellement – une preuve de la qualité de leurs services de renseignement. Deux ennemis tirèrent sur les rênes de leur monture qui effectuèrent presque un demi-tour ; le troisième encocha une flèche sans se presser ; il visa, décocha et remporta le prix le plus convoité de la soirée. La petite pointe à trois faces se ficha entre les côtes d’Ispel, perça un poumon et l’aurait traversé si elle n’avait pas buté contre la colonne vertébrale. Quand ils virent qu’il avait été touché, les deux cavaliers s’éloignèrent en le laissant à terre. Il ne se relèverait pas et il y avait assez de cibles pour tout le monde.

Ispel mourut dans une espèce de rêve, lentement, tandis que ses poumons se remplissaient de sang. C’était horripilant de rester là sans pouvoir bouger, pas même la tête ; d’agoniser sans savoir ce qui se passait autour de lui, sans connaître les dégâts infligés à son armée. Quand ses yeux se fermèrent, il essaya de suivre le déroulement de la bataille aux sons. Il entendit de nombreux cris et hurlements, mais fut incapable de dire s’il s’agissait de ses officiers lançant des ordres de ralliement ou des râles inarticulés de soldats apeurés et mourants. Au moment où il crut enfin identifier une voix cohérente qui donnait des instructions, un homme des plaines sauta de cheval et lui trancha la tête. Il dut s’y reprendre à cinq fois pour sectionner l’os, et Ispel sentit chaque coup.

En fait, il se trompait : la voix qu’il avait entendue lancer des ordres était celle du commandant du groupe d’attaque, un cousin éloigné de Temrai du nom de Sildocai. Celui-ci essayait d’ordonner le repli avant que sa chance tourne. Personne ne sembla lui prêter la moindre attention et cela n’eut guère de conséquences. Dès que les Impériaux faisaient mine de se regrouper ou de former une unité cohérente, une bande de cavaliers fondait sur eux et frappait d’estoc ou de taille au plus dense du rassemblement jusqu’à ce que le groupe se dissolve. Plus tard, les assaillants affirmèrent que cette attaque avait été une véritable répétition de celle de Périmadeia. Les quelques Impériaux qui essayèrent de se battre furent tués dès les premières minutes de la bataille. La suite fut comme se frayer un chemin à travers les ronces : un travail pénible qui vous sciait les épaules, les biceps et le dos. Mais les hommes des plaines continuèrent leur tâche et nettoyèrent une zone assez importante. Au fur et à mesure, ils gagnaient en efficacité, trouvant les coups et les angles les plus efficaces : les frappes aveugles et frénétiques sur les bras et les jambes étaient épuisantes, il suffisait d’un seul coup asséné avec précision à la gorge ou à la tête pour abattre un homme – et inutile de frapper plus fort que nécessaire, cela ne servait qu’à se fatiguer pour rien. Une fois que vous adoptez le bon rythme, la tâche devient moins difficile.

En fin de compte, l’attaque fut interrompue à cause d’un malentendu idiot. Les chevaux de la cavalerie impériale, chassés au début de l’engagement, s’enfuirent dans la plaine couverte de chiendent et y restèrent un moment ; mais le chiendent – amer et peu raffiné – n’était pas leur nourriture de prédilection et les animaux commencèrent à avoir faim. Ayant l’habitude de se déplacer en bande, ils se regroupèrent et reprirent le chemin du camp. Tandis qu’ils approchaient, ils furent percutés au galop par la monture d’un homme des plaines qui avait été désarçonné. Le choc provoqua la panique dans leurs rangs et ils se précipitèrent à fond de train vers la lumière. Deux hommes des plaines se tenaient à la périphérie du camp et entendirent la galopade ; ils crurent qu’il s’agissait de la cavalerie ennemie et donnèrent l’alerte avant de s’éloigner. En quelques minutes, l’attaque fut terminée – les Impériaux ne s’en rendirent compte qu’un bon moment après le départ des assaillants.

Ce fut une des défaites les plus importantes jamais infligées à l’armée impériale. Il y eut près de quatre mille morts pendant l’attaque – dont deux mille officiers et sergents –, et plus de vingt mille blessés dont la plupart – touchés à la tête et aux épaules – perdaient trop de sang. Il fallut un long moment avant que les sous-officiers trouvent un supérieur en état de prendre le commandement des survivants : au début de l’assaut, la plupart des officiers dînaient dans des mess séparés à l’intérieur de grandes tentes que les hommes des plaines n’avaient eu aucun mal à identifier. La majorité des chevaux tirant les chariots de ravitaillement avait été tuée également, et ce fut la première cause de mortalité.

Confrontés au choix de transporter le matériel ou leurs camarades blessés et incapables de marcher, les soldats décidèrent d’abandonner la plus grande partie des provisions sur place. Ils estimèrent qu’ils n’étaient pas loin des navires et qu’il faudrait se débrouiller jusqu’à ce qu’ils les rejoignent. Beaucoup d’officiers et de sergents étaient morts et personne ne remarqua que c’était une mauvaise idée. Le lendemain, les hommes des plaines attaquèrent de nouveau la colonne qui rebroussait péniblement chemin. Ils rencontrèrent à peine plus de résistance que la veille, mais néanmoins assez pour les dissuader d’engager le combat au corps à corps. Ils se contentèrent de rester à moyenne distance et de décocher des flèches sans descendre de cheval – ce n’était pas la méthode la plus efficace à court terme, mais son rapport coût-efficacité était des plus intéressants en matière de pertes. Les rescapés de la cavalerie impériale essayèrent de les repousser, mais ils ne survécurent pas assez longtemps pour y parvenir. Il ne restait que quelques centaines de chevaux parmi quatre mille hommes, et ce sont des cibles de grande taille. Les fantassins légers et les archers – dont le travail consistait à éliminer ce genre d’importuns dans de telles circonstances – commirent une grave erreur de jugement ; ils estimèrent que quitter le camp et s’enfoncer dans l’obscurité était une solution plus sûre que rester sur place. Ce furent les mottes couvertes de chiendent qui causèrent leur perte. Ils trébuchèrent dessus, tombèrent et se foulèrent les chevilles ou les genoux ; quand Sildocai les trouva et les encercla d’un cordon d’archers, beaucoup étaient déjà étendus à terre, incapables ou refusant de faire un pas de plus. La plupart moururent allongés sur place, le reste fut taillé en pièce le lendemain.

Cinquante mille hommes avaient débarqué des navires îliens, mais seuls quinze mille repartirent sous le regard des soldats de Sildocai venus sur la côte assister à leur départ. Au moins la moitié des trente-cinq mille autres erraient encore dans les plaines et, comme Ispel l’avait si bien remarqué, il était très difficile de trouver à manger dans ces régions – à moins d’avoir la chance d’être une chèvre. Sildocai retourna au camp de Temrai et la flotte rentra sur Île.

Sildocai attribua la victoire à un souvenir rapporté de la prise de Périmadeia. Il s’agissait d’un petit livre intitulé De l’utilisation de la cavalerie pendant une campagne prolongée en terrain découvert et écrit par un certain Suidas Bessemin – un des rares historiens militaires de la Cité qui avaient étudié en détail les campagnes du commandant des illustres cavaliers périmadeiens, Bardas Maxen.

Le préfet d’Ap’ Escatoy apprit la nouvelle de la bouche du courrier le plus rapide et le plus expérimenté du corps des messagers impériaux – qui avait quitté Île vingt minutes après l’arrivée du premier navire de rescapés. Le préfet réagit avec le plus grand calme : il s’assura en personne qu’on fournissait à l’estafette le meilleur cheval des étables de la cavalerie pour qu’elle gagne le bureau des Provinces de Rhoezen ; puis il commanda un thé au jasmin avec des gâteaux au miel et fit appeler ses conseillers. Enfin, il s’assit pour affronter une longue journée et une nuit de préparatifs sages et réalistes.

Bardas Loredan apprit la nouvelle du courrier militaire envoyé par le sous-préfet d’Île trois heures après que l’information fut parvenue là-bas. L’homme dut lui répéter trois fois le message. Bardas renvoya alors tout le monde de sa tente et passa la nuit assis dans l’obscurité. Quand il se décida à sortir, il ne semblait pas inquiet outre mesure. Il ordonna d’accélérer le rythme de marche et de poster quelques sentinelles et quelques postes de garde supplémentaires.

Gorgas Loredan apprit la nouvelle par son agent au bureau du fondé de pouvoir shastellien. L’homme s’assura que le courrier officiel ferait un détour vers le sud avec les dépêches commerciales. Une fois au courant, Gorgas s’empara d’une grande hache dont il avait dû changer le manche lui-même et passa la matinée dans le bûcher à fendre du bois. Puis il envoya à son tour trois courriers, le premier – présentant ses lugubres condoléances et une offre de soutien – partit pour Île ; le second suivit le même chemin, mais accompagné d’une cinquantaine d’hommes à la mine patibulaire et identifiés par leur visa comme des «  négociateurs commerciaux  » ; le troisième messager – le meilleur qui lui restait – prit la route du camp de Temrai, à l’autre extrémité des plaines.

Temrai apprit la nouvelle de Sildocai lorsque le groupe d’attaque regagna la forteresse en un temps record – plus vite encore que les chariots du service impérial des dépêches.

— Combien ? demanda-t-il.

Il secoua la tête quand on lui répéta les chiffres. Puis il retourna surveiller le renforcement des portes intérieures et resta d’une humeur massacrante toute la journée.

Le gouverneur de la province apprit la nouvelle le matin du quatorzième anniversaire de sa fille aînée. Il annula aussitôt les festivités prévues – ainsi qu’il convenait de faire dans de telles circonstances – et écrivit une longue lettre au préfet d’Ap’ Escatoy. Il l’assura de sa profonde compassion, de son soutien, de sa confiance inébranlable et de son écœurement total face à cette défaite. Il s’engagea à lui fournir une nouvelle armée de cent cinquante mille fantassins, soixante mille cavaliers et un véritable support d’artillerie – ces troupes seraient envoyées dans les deux mois. Il en profita aussi pour s’enquérir poliment d’une peinture sur soie de Marjent, promise un mois plus tôt par le préfet et toujours pas reçue. Il écrivit ensuite une autre lettre au bureau de l’Administration centrale – dans la province de Kozin, à huit semaines de cheval de là – pour demander si le préfet devait être jugé, juste remplacé ou maintenu dans ses fonctions. Et comme le gouverneur était aussi un homme de cœur, il changea la date d’anniversaire de sa fille en priant l’astronome général de la province d’insérer dans le calendrier un mois intercalaire spécial et non récurrent – nommé «  Défaite et Nouvelle Détermination  » et commençant à minuit le jour de l’annonce de la défaite. Dans l’ensemble, on trouva le geste élégant et délicat ; on parla même de conserver ce nouveau mois indéfiniment.

Gannadius apprit la nouvelle au dîner, la veille de l’arrivée des navires des rescapés sur Île. Un survivant de l’infanterie légère impériale avait remonté la côte seul avant de se perdre et de s’égarer vers le nord. Il rencontra alors un groupe de messagers commerciaux de Shastel qui rapportaient d’importantes informations sur l’évolution probable du prix du cuivre de Bustrofidon sur le marché au comptant. Étant donné l’extrême importance de leurs renseignements, ils avaient pris le risque de couper à travers une zone de conflit. En apercevant le soldat impérial se précipiter vers eux sur la route, leur première réaction fut d’hésiter entre lui tirer dessus et s’enfuir. Quand ils comprirent ce qui s’était passé, ils pressèrent encore davantage l’allure – ils durent abandonner le rescapé derrière eux, car ils n’avaient pas de chevaux pour l’emmener – et réussirent ainsi à informer la citadelle avant la fin des échanges de la journée. Un acte héroïque qui rapporta des dividendes à la branche commerciale de l’ordre. La nouvelle ne parut pas surprendre Gannadius outre mesure et, lorsqu’il partit se coucher, ses collègues assis à la Grande Table murmurèrent : le vieil homme avait-il déjà appris la défaite de l’empire par un autre biais – mais comment cela était-il possible ? Ce mystère entraîna un accroissement notable du respect et de l’animosité envers cet érudit périmadeien et sorcier probable – qui continua à vaquer à ses tâches quotidiennes comme si de rien n’était.

Quand la nouvelle parvint à la province de Voesin – une partie de l’empire déjà agitée et peu fiable –, elle déclencha une révolte mineure. Le jour du marché, un homme surgit de nulle part sur la grand-place de Rezlain et annonça qu’il était le messie choisi et envoyé par Dieu pour libérer son peuple de l’esclavage. Il traînait derrière lui un jeune homme craintif et visiblement demeuré qui se révéla être le dernier descendant de l’ancienne maison royale de Voesin. Environ six mille personnes se joignirent aux rebelles avant l’arrivée de la cavalerie ; bien qu’il y ait parmi eux un tiers de femmes, d’enfants et de vieillards, ils parvinrent à résister six jours. Il fallut faire venir une compagnie de trébuchets d’Ap’ Betnagur pour ensevelir leur camp sous une montagne de projectiles de trente-cinq kilos.

Les assignés à résidence chez la famille Auzeil furent sans doute les derniers Îliens à apprendre la nouvelle. Elle leur parvint aux premières heures du jour sous la forme d’un banc emprunté à la taverne Foi et Intégrité, quatre maisons plus loin. Le siège fracassa un panneau de la porte d’entrée. Les soldats de faction jaillirent de leur bivouac et se précipitèrent à travers la cour pour s’enquérir de la situation. Quand ils arrivèrent, une dizaine d’hommes en armes avait déjà fait irruption dans le hall. La suite ne fut pas un combat au sens strict du terme ; un Impérial réussit à gravir la moitié de l’escalier principal lorsqu’une flèche se planta entre ses épaules et le rappela en bas. Cette tentative de fuite fut la seule action qui échappa un instant au contrôle et à l’efficacité sans faille des assaillants.

Ils découvrirent Venart caché sous son lit.

— Je vous avais dit qu’il fallait commencer par là, commenta Vetriz tandis qu’ils le tiraient pour le faire sortir.

Elle n’avait guère fait mieux en s’accroupissant derrière les rideaux.

Les inconnus annoncèrent alors à Venart qu’il était le nouveau chef de l’armée de résistance îlienne – qui était prête à reprendre la ville avant de rejeter l’ennemi à la mer.

— Par tous les dieux ! Mais qui êtes-vous ? demanda Venart. (Il essaya en vain de libérer son col de la poigne de l’homme qui lui avait parlé.) Et qu’est-ce que vous croyez être en train de faire ?

L’inconnu sourit.

— Nous sommes vos alliés. Gorgas Loredan nous a envoyés à votre secours. Secouez-vous ! La glorieuse révolution ne peut pas attendre pendant que vous enfilez vos chaussettes.

— Gorgas Loredan ? réussit à articuler Venart avant que les inconnus l’entraînent dehors.

Dans l’intervalle, un autre libérateur avait surpris Eseutz Mesatges essayant de s’enfuir en glissant le long d’une gouttière et l’avait aussi ramenée dans la cour.

— Vous pouvez lui demander, à elle, dit le chef du commando. Elle faisait partie de ceux qui lui ont parlé lors de la réunion.

— Eseutz ? Venart était abasourdi. Quelle réunion ?

Eseutz se tortilla pour s’habiller. Quand elle avait entendu l’enfoncement de la porte d’entrée, elle avait attrapé les premiers vêtements qui lui tombaient sous la main ; par malheur, il s’agissait de la tenue de princesse guerrière qui nécessitait presque l’intervention d’une servante bien en muscles pour l’enfiler.

— Je ne sais pas de quoi il parle, dit-elle.

— Tu mens ! s’exclama Venart. Par tous les dieux ! arrête de faire l’idiote et dis-moi ce qui s’est passé !

— D’accord, avoua-t-elle avec colère. (Elle essaya d’atteindre la lanière rebelle d’une épaulette qui lui pendait dans le dos.) C’est vrai, j’ai parlé avec Gorgas Loredan. Il a rencontré plein de gens pour leur dire qu’il fallait s’unir pour soutirer davantage d’argent au bureau des Provinces en leur louant nos navires.

— C’était son idée ?

— Je suppose, répondit Eseutz. En tout cas, il l’a suggérée à tous les propriétaires de bateaux qui voulaient bien l’écouter. Seuls les dieux savent pourquoi.

Venart secoua la tête. Non, toute cette histoire lui échappait, mais il avait la sensation désagréable qu’il y avait une certaine logique derrière, une logique trop sournoise pour qu’il la comprenne.

— Ainsi, c’est sa faute, dit-il. Tout ce qui est arrivé, l’occupation et le reste. C’est arrivé parce qu’il a manigancé tout ça.

— Ne faites pas un complexe d’infériorité, l’interrompit le chef du commando. C’est surtout la faute de votre peuple. Parce que vous êtes avares et très, très stupides. Mais c’est exact, Gorgas a mis cette idée dans vos pathétiques petites cervelles ; et maintenant que l’armée impériale a été balayée, il va vous aider à vous en sortir.

Eseutz attrapa l’homme par le bras.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par : «  l’armée impériale a été balayée  » ?

— Vous ne savez pas ? (Le chef éclata de rire.) Vous devez remercier le roi Temrai pour votre libération. Je n’arrive pas à le croire ! Vous n’êtes pas au courant ? Depuis deux jours, il y a des émeutes sans interruption dans les rues de la ville et le sous-préfet ne peut rien y faire – pas avec la moitié de sa garnison blessée dans les combats et l’autre qui garde les navires vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour les empêcher de quitter le port. (Il envoya un solide coup de coude dans les côtes de Venart et sourit.) Maintenant, vous feriez mieux de vous presser un peu, ô grand chef ! Sinon, vous allez arriver en retard à votre propre révolution.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ? répéta Eseutz. Leur armée, balayée ? C’est impossible !

— Balayée, je vous dis ! Quarante mille morts ! Ils ont été attaqués dans les plaines et taillés en pièces. Je dois l’avouer : je ne croyais pas que le peuple des plaines en soit capable. S’emparer de Périmadeia, c’était pas mal, soit – mais ma grand-mère et son chat auraient pu le faire. Par contre, écraser une armée impériale… Ça, c’est un exploit. (Il leva les yeux : ses hommes avaient trouvé Athli et la ramenaient.) Ce qui nous fait quatre ! Bon ! ça ira comme ça. On va aller aux entrepôts de Faussa. Il y a là-bas pour dix mille sols de hallebardes et de piques que le vieux Faussa a oublié de déclarer au sous-préfet lors des confiscations. Une fois qu’on les aura distribuées dans les rues, le spectacle pourra commencer.

Pour Venart Auzeil, la situation avait quelque chose de familier et d’inquiétant. Il se trouvait à Périmadeia la nuit de sa chute et la vue d’hommes en armes courant dans les rues lui rappelait des souvenirs très précis.

— Mais aujourd’hui, ils sont de notre côté, se dit-il.

Et c’était la vérité : il suffisait de les regarder avec un peu d’attention pour remarquer qu’ils n’avaient jamais tenu une arme de leur vie. Mais une bardiche ou une hache d’armes ne se manie pas comme une harpe ou un tour de joaillier : nul besoin d’être un expert pour s’en servir, et si l’ennemi ne se rassemble pas pour vous affronter, c’est bien suffisant.

En dehors de quelques patrouilles malchanceuses et des sentinelles postées à l’extérieur des bâtiments importants, il n’y avait pas le moindre soldat en vue. Selon le chef du commando, ils étaient soit barricadés dans la maison des entrepreneurs-marchands, soit entassés dans les navires ancrés au Drutz. Cette information inquiéta Venart.

— Nous ne pouvons pas les laisser là sans rien faire, dit-il. Comment va-t-on les déloger ?

Le chef du commando sourit et attrapa une lanterne accrochée à l’extérieur d’une taverne.

— Sans problème, répondit-il. Regardez et prenez des notes.

Une foule importante et bruyante entourait la maison des entrepreneurs-marchands, mais elle restait à une distance prudente du bâtiment depuis que les archers impériaux avaient fait la démonstration de la portée effective de leurs arbalètes.

— Nous avons de la chance, remarqua le chef du commando. Ils ont envoyé tous les archers avec l’armée de campagne et ils ne sont pas revenus des plaines. Il ne leur reste que des arbalétriers qui ne peuvent tirer qu’une fois toutes les trois minutes.

Venart était impressionné par la taille de la foule. Il n’aurait jamais pensé que ses compatriotes seraient aussi prompts et décidés à risquer leur vie pour leur liberté. D’un autre côté, il fallait reconnaître qu’ils n’avaient pas grand-chose à perdre.

— Ils sont bien à l’intérieur, confirma quelqu’un au chef. (Il s’agissait sans doute d’un autre homme de Gorgas, car Venart ne l’avait jamais vu auparavant, et il avait une mine trop féroce pour être îlien.) Vous avez trouvé de l’huile ?

Le chef secoua la tête.

— Pas besoin. Bon ! prépare un cordon. Je veux des hallebardes et des haches d’armes dans les deux premiers rangs, des haches et des marteaux derrière. Garde-les bien en retrait, parce que ça va sacrément chauffer.

Il avait raison. L’huile, la poix ou le soufre auraient été superflus. Dès que les premières torches atterrirent sur le chaume du toit, la maison des entrepreneurs-marchands s’embrasa comme du petit bois sec, projetant un cercle de lumière aussi brillant que la lune jusqu’aux bâtiments de l’autre côté de la place. Les Îliens furent bouleversés de voir cet édifice partir en fumée : depuis cent ans, toute la population surveillait le chaume de près afin qu’il ne prenne pas feu et l’incendier délibérément n’aurait jamais effleuré l’esprit de quiconque.

Pendant un temps qui sembla une éternité, rien ne se passa. Venart en vint à se demander si les Impériaux étaient à l’intérieur, au garde-à-vous à leur poste tandis qu’ils brûlaient vifs. D’après ce qu’il avait vu d’eux, cela ne l’aurait pas surpris outre mesure. Puis la porte principale et les portes latérales parurent exploser. Un flot de soldats jaillit à l’extérieur, leurs armes et armures réfléchissant les rayons du soleil. On aurait dit une coulée blanche de métal en fusion sortant du creuset pour se déverser dans les moules. Venart ne vit aucun moyen de l’arrêter : ses compatriotes armés de quelques pointes montées sur de longs manches ne seraient jamais capables d’un tel exploit. Il voulut détourner les yeux et sentit sa peau se hérisser à l’idée des lames tranchantes qui allaient s’abattre sur des corps sans armure. Mais tout se passa si vite qu’il n’eut pas le temps de regarder ailleurs. D’abord, l’impétueuse vague de lumière s’écrasa contre une barrière de piques qu’elle renversa sans difficulté ; mais la masse des corps de ses adversaires absorba son élan comme le rembourrage matelassé des armures absorbe le choc des coups. La charge ralentit avant de s’arrêter, refroidissant, se solidifiant en individus distincts. À cet instant, Venart comprit que l’issue était inévitable. Rassemblés les uns contre les autres, sans espace pour manier leurs armes, les soldats furent écrasés comme un œuf dans un poing serré – la mince coquille de leur armure ne put résister à la douce pression qui s’exerçait tout autour, elle était incapable de passer cette épreuve. Les Impériaux furent jetés à terre et leurs casques arrachés ; ils furent ensuite massacrés à coups de marteau, de hache, de pelle, de bêche, de pioche et de binette, jusqu’à ce que les plaques de métal brillant soient réduites à un tas de ferraille jonchant le sol et piétiné par la marée humaine. Quand tout fut terminé, un grand silence s’abattit.

Alors, c’est fini, songea Venart.

La foule reflua du cercle de lumière et descendit la colline en direction du Drutz. Venart se demanda comment cette étrange entité, cette enclume douce et flexible, avait pu se soumettre si facilement quand les premiers soldats impériaux étaient apparus dans les rues, le jour où on avait placardé le décret d’annexion d’Île. Le bout de papier était encore accroché – enfin, quelques lambeaux qui brûlaient à toute allure pour se transformer en cendre –, mais tout le reste semblait différent et Venart ne parvint pas à identifier les causes de ce changement. Puis il regarda de côté en direction du chef du commando, l’émissaire choisi avec soin par Gorgas Loredan. Grâce à des signes adressés à ses hommes postés à la périphérie de la foule, il dirigeait sans effort la marée humaine.

La touche des Loredan, se dit Venart. Bien sûr ! Voilà la cause du changement.

Le lieutenant Menas Onasin était à la tête de l’armée parce que tous les autres officiers étaient morts. Il regarda la mer par-dessus son épaule.

Et voilà, songea-t-il. Nous pouvons mourir debout ou bien noyés. On n’a que l’embarras du choix, c’est certain.

Ils lançaient des pierres – de grosses pierres tranchantes, des pavés, des bras et des têtes arrachés aux statues alignées sur la promenade du Drutz. L’homme qui était à ses côtés avait été tué par un crâne en marbre – une curieuse façon de mourir, avec des connotations burlesques fort désagréables. Comme il ne disposait pas d’archers pour riposter, Onasin n’avait d’autre choix que de rester là et de subir ce déluge meurtrier. Il avait essayé à cinq reprises de charger la foule et, chaque fois, il était parti à la tête d’une compagnie pour revenir à la tête d’un peloton. Comment combattre la mer ou une tempête de sable ?

Sa principale erreur avait d’abord été de quitter la sécurité des navires. À ce moment, cette décision avait paru sensée : les bateaux sont comme les toits de chaume, inflammables. Il n’avait pas réalisé qu’il lui faudrait combattre sur deux fronts – la foule sur les quais et les équipages mutins sur le pont des vaisseaux – et coincé entre le feu au-dessus de sa tête et la mer à ses pieds.

Affronte-les sur la terre ferme, avait-il songé. On aura au moins la possibilité de se tenir debout et de se servir de nos armes.

Quelqu’un s’était emparé d’un des trébuchets légers que les Impériaux avaient montés sur le gaillard avant des navires et tirait au hasard. Le premier projectile tomba trop court, à quelques mètres du premier rang d’émeutiers ; les second, troisième et quatrième s’abattirent dans l’eau. Si le servant de la machine de guerre procédait avec un minimum de méthode, le cinquième s’écraserait au beau milieu des soldats d’Onasin et ce dernier ne pouvait rien y faire. Cette situation lui rappela des souvenirs : ce n’était pas la première fois qu’il se tenait immobile tandis que des amateurs toujours plus précis lui lançaient des pierres sur la tête ; il était périmadeien, un rescapé de la prise de la Cité ; les bombardements de Temrai lui avaient appris qu’en de telles circonstances, il valait mieux se rouler en boule et ne plus bouger.

Pour le cinquième tir, ils utilisèrent un torse – tout ce qu’il restait du chef-d’œuvre de Renvaut Razo Le Triomphe de l’esprit humain ; la sculpture s’était dressée dans la cour de la Bourse du Cuivre depuis qu’Onasin l’avait vue pour la première fois – il était encore un garçon de neuf ans que son père avait emmené ici pour lui faire un cadeau spécial. Il se souvenait très bien de la statue : énorme et dramatique, avec une tête beaucoup trop petite par rapport à son corps colossal aux seins comme deux montagnes ; il en avait fait la remarque à son père et celui-ci lui avait intimé l’ordre de se taire ; il avait gardé le secret depuis. Aujourd’hui, des morceaux du Triomphe de l’esprit humain étaient éparpillés tout autour de lui. Il n’y avait pas seulement le torse – qui avait écrasé sept soldats en armure comme des scarabées –, mais aussi les bras, les mains et des éclats de drapé – sans parler de la tête trop petite qui avait aplati un homme et arraché la jambe d’un autre. Onasin se souvint des deux femmes à la mine sérieuse qui avaient observé la statue pendant une éternité. Il avait discrètement écouté leurs explications : d’après elles, c’étaient la fluidité et la puissance des mouvements qui rendaient cette œuvre si spéciale. Il avait attendu vingt ans pour comprendre ce qu’elles avaient voulu dire par là. Elles avaient raison : propulsée par un trébuchet, l’énergie du legs de Razo à la postérité partait comme une flèche et délivrait des coups à ébranler les montagnes.

L’ennemi chargea de nouvelles machines de guerre. Les soldats de l’empire étaient réputés dans le monde entier pour ne jamais se rendre – sous aucun prétexte ; c’était fort dommage, car après la chute de quelques nouveaux projectiles, les hommes commenceraient à paniquer et des brèches s’ouvriraient alors dans leurs rangs. À ce stade des événements, la vague humaine qui leur faisait face déferlerait sur eux et les pousserait du quai dans la mer – et l’armure d’Onasin était beaucoup trop lourde pour qu’il envisage de nager. Une reddition serait une excellente option maintenant, mais il avait déjà essayé deux fois et ses adversaires n’avaient pas voulu le croire.

Une nouvelle charge briserait aussi leur formation, mais tout bien considéré, Onasin préférait mourir l’épée à la main plutôt que noyé ou écrasé. Il lança donc les ordres adéquats et les trois premiers rangs s’alignèrent. Les marches d’un escalier – celui qui menait au bureau des douanes – s’abattirent alors sur le crâne des soldats de devant. Onasin leva un bras et fit un pas en avant, juste sur la trajectoire d’une brique. Le projectile rebondit sur son gorgerin, mais enfonça suffisamment le métal pour l’empêcher de tourner la tête.

Malédiction ! pensa-t-il.

Et il baissa le bras pour donner le signal d’avancer.

Ensuite, il ne chercha même pas à imaginer qu’il contrôlait encore la situation. L’élan des soldats derrière lui le propulsa en avant comme un morceau de bois sur une vague, et il se contenta de courir afin de ne pas tomber et être piétiné. Tandis qu’il était poussé par ses camarades, il vit la pointe de la hallebarde juste devant lui ; bien sûr, il fut incapable de ralentir et encore moins de s’écarter. Le soldat derrière lui le lança sur l’extrémité effilée de la lame comme un cuisinier enfilant des morceaux de viande sur une broche. Onasin se sentit catapulté en avant tandis que la pointe pénétrait enfin le ventre de sa cuirasse ; puis il fut arrêté net quand la partie transversale de la lame stoppa son élan. La pression dans son dos était tout aussi importante et il se retrouva écrasé entre l’homme qui le suivait et l’extrémité de la hallebarde ; en conséquence, la pointe ne fit que s’enfoncer plus profond dans son ventre comprimé.

Il resta donc coincé, car la force de la foule rivalisait sans difficulté avec celle de la charge des soldats. Onasin s’aperçut qu’il avait les yeux fixés sur le visage de l’homme à la hallebarde. Les traits de ce dernier étaient marqués par la panique et une expression qui dénotait sans le moindre doute une gêne intense – ce qui était somme toute assez normal : que peut-on dire à un parfait étranger qui vient de s’empaler sur l’arme que vous teniez par hasard entre les mains ? S’il avait encore eu un peu de contrôle sur les muscles de son visage, Onasin aurait été tenté de sourire, et peut-être même de faire un clin d’œil.

Ce furent les trébuchets qui le sauvèrent. Dix d’entre eux étaient maintenant en batterie et tiraient à l’unisson. Une salve écrasa soudain les hommes qui le suivaient. La pression exercée par ses soldats cessa et il se sentit poussé en arrière ; puis son pied buta contre quelque chose et il trébucha. Il s’affala sur le dos en arrachant par la même occasion la hallebarde des mains de son adversaire. Maintenant, c’était ce dernier qui était poussé en avant ; Onasin sentit la semelle d’une botte contre sa mâchoire tandis que l’homme avançait en essayant de garder l’équilibre. Puis une douleur aiguë lui déchira l’épaule alors qu’un autre rebelle la piétinait. Il finit par perdre le compte et s’endormit.

Quand il se réveilla, il s’aperçut qu’il regardait droit dans les yeux d’un homme, mais ce dernier était bel et bien mort. D’ailleurs, il n’y avait que des cadavres autour de lui. Il était dans une fosse commune. Il ouvrit la bouche pour crier, mais seul un petit vagissement en sortit. Il essaya alors d’agiter ses bras et ses jambes qui se révélèrent à peine plus coopératives que sa gorge et ses poumons. Ses efforts furent néanmoins récompensés : il entendit quelqu’un crier.

— Attendez ! On en a encore un de vivant ici !

Il ne sut pas trop comment on le sortit de la fosse profonde aux parois abruptes. Il songea que quelqu’un avait sans doute sauté à l’intérieur, sur les véritables cadavres. Ce devait être une tâche fort désagréable – en tout cas, il n’aurait pas aimé l’accomplir. Il essaya de remercier son sauveteur tandis qu’on le hissait, le visage tourné vers le sol. Mais si quelqu’un l’entendit, il ne le fit pas savoir.

— Regardez-moi un peu ça ! dit un homme qu’il ne pouvait pas voir. (On le retourna sur le dos.) Il ne va jamais s’en tirer avec un trou pareil dans la bedaine.

— Méfie-toi, dit une autre voix. J’ai connu un type qui s’était fait encorner par un putain d’énorme taureau. Quand on l’a dégagé, tu pouvais voir à travers son ventre, le pauvre gars. Mais il a quand même survécu.

— D’accord, dit le premier. Mets-le avec les autres. Si on trouve un médecin qui n’a rien de mieux à faire…

— Tu peux toujours rêver.

Mais en fin de compte, un médecin au visage triste vint nettoyer et panser les blessures d’Onasin. Il était impossible de deviner les raisons de son accablement ; peut-être étaient-ce les horreurs dont il avait été témoin, ou bien la faible probabilité d’être un jour rémunéré pour ses services. À ce moment-là, la bataille était terminée : les ennemis avaient été tués ou capturés et les incendies éteints. Les Îliens déambulaient avec lassitude dans les rues, dégageant les débris, réparant les dégâts et trébuchant sur les cadavres qui avaient échappé à l’attention des brigades de fossoyeurs. Après avoir rempli deux fosses profondes, ils avaient décidé de faire au plus simple et chargé les corps à bord de deux énormes céréaliers pour les jeter au large.

Onasin se retrouva sur un navire identique réquisitionné pour faire office de geôle. La situation aurait été bien pire s’il s’était agi d’un camp de prisonniers de guerre impérial. Il surprit quelques conversations entre les gardes : les Îliens justifiaient leur comportement charitable en affirmant que leurs captifs étaient des otages potentiels de valeur, mais Onasin savait que ce n’était qu’une excuse. Après tout, c’était la première guerre des Îliens : ils débutaient tout juste dans le métier.

— C’est une tragédie, soupira le préfet d’Ap’ Escatoy. Un terrible et malheureux gaspillage – et en vain, par-dessus le marché.

L’administrateur en chef hocha la tête avec un air attristé.

— C’est à vous fendre le cœur, dit-il en essuyant le miel maculant le bout de ses doigts avec un chiffon humide. Et comme vous l’avez fait remarquer, cela ne leur a rien apporté. Au mieux, ils n’ont fait qu’aggraver leur situation.

— Il n’y a pas le moindre doute sur ce point, dit le préfet. Et en accomplissant un tel acte, je crains qu’ils aient perdu le bénéfice de la compassion que j’éprouvais à leur égard. Je sais que la rancune est un sentiment détestable, mais dans des circonstances semblables, je crois que je vais me laisser aller à ce luxe. Ils paieront pour ce qu’ils ont fait.

— Vous parlez au sens figuré, bien entendu.

Un sourire sinistre se dessina sur les lèvres du préfet.

— Ce sera malheureusement le cas. J’aimerais qu’il y ait une autre solution, mais il n’y en a pas. (Il secoua la tête.) Non, nous ne pouvons pas ignorer cette situation. Il nous faut la régler. À cause de cette maudite bataille, j’ai perdu la subvention de réaménagement – et par la même occasion, la chance de reconstruire Périmadeia. C’est fini ! Et personne n’en a retiré le moindre bénéfice. Mais en y réfléchissant un peu, ce n’est pas aussi tragique que cela : la tragédie implique une certaine noblesse dont cette pagaille est exempte. Ce n’est que du pur gaspillage, rien d’autre. (Il attrapa un coin de la nappe et la frotta entre ses paumes, comme s’il essuyait les désagréments de la vie qui lui collaient aux mains.) Enfin, ce qui est fait est fait. Maintenant, c’est à nous de tirer le meilleur parti de la situation à laquelle nous sommes confrontés. Soyons pragmatiques, pratiques et positifs.

Un petit sourire se dessina sur ses lèvres. Ces derniers mots étaient sans doute une maxime ou une référence quelconque. Le préfet avait la manie d’émailler ses discours de citations pleines d’à-propos, mais assez obtuses. Les gens prudents gardaient à l’esprit que ses paroles n’étaient pas nécessairement de lui. Mais l’administrateur fut incapable de se rappeler d’où ces mots étaient tirés. Il hocha donc la tête et grimaça un sourire, comme s’il appréciait le raffinement de son supérieur.

— Et nous devrions commencer par la guerre, poursuivit le préfet. Nous devons avant tout nous assurer que nous ne subirons plus la moindre défaite. Expédiez une dépêche au capitaine Loredan pour lui ordonner de rester sur place et de ne rien faire. Qu’il se contente d’empêcher Temrai de glisser entre ses lignes et de s’enfuir. Je veux que le véritable coup de grâce soit porté par la nouvelle armée, celle que le bureau des Provinces nous envoie. Il ne suffit pas de battre les hommes des plaines, il faut les noyer sous le nombre et les écraser si nous voulons relativiser cette défaite.

— Je suis d’accord, dit l’administrateur. Et à propos d’Île ? La situation va être délicate, ne croyez-vous pas ? Il va nous falloir trouver des navires quelque part.

Le préfet haussa les épaules.

— De toute façon, nous aurons besoin de ces navires pour mener la guerre. Mais dans l’absolu, cette affaire îlienne pourrait nous coûter plus cher que Temrai et la perte de toute une armée.

Il tourna la tête et resta immobile sur sa chaise pendant une seconde ou deux, observant une crécerelle posée sur un citronnier dans la cour en contrebas. Le rapace tenait un petit oiseau encore vivant dans une de ses serres et essayait tant bien que mal de le tuer sans lâcher la branche sur laquelle il était perché.

— En un sens, un revers aussi sérieux que celui infligé par Temrai peut avoir des aspects positifs. Et parfois, il peut même être… Eh bien, presque souhaitable. N’oublions pas qu’il n’y a aucune gloire à triompher d’un adversaire faible et insignifiant. Une défaite majeure – à condition qu’elle soit suivie sans tarder d’une victoire totale – permet de conférer à l’ennemi une certaine stature. Et bien sûr, cela aide à maintenir le niveau des troupes ; il n’y a rien de tel qu’une bonne gifle de temps en temps pour vous remettre les pieds sur terre. Mais cette histoire avec les Îliens… Comme je l’ai dit, nous n’avons rien à y gagner. Il y a une énorme différence entre une défaite sur la route qui mène à une victoire inéluctable et se faire chasser comme des malpropres d’un endroit supposé conquis et faisant partie de notre… collection, si je peux me permettre ce terme. Et pour couronner le tout, personne n’ignore que les Îliens ne sont ni des adversaires habiles ni de grands guerriers – et encore moins de bons sauvages dont nous sommes en droit d’admirer les qualités primitives, etc. Ce ne sont que des mirmidons gras, bouffis de suffisance et plus ou moins odieux qui vivent en achetant bon marché pour revendre très cher.

Le préfet commençait à s’énerver. Rien ne le laissait deviner sur son visage ou dans sa voix, mais il avait retiré l’anneau de son auriculaire et le faisait tourner comme s’il enfonçait une vis. Quand il en arrivait là, le sage qui connaissait cette manie trouvait une excuse et quittait la pièce pendant un moment.

— Enfin ! Inutile de nous énerver sur ce point. Cela ne nous mènera nulle part et risque même de nous faire commettre de nouvelles erreurs. Je pense donc que nous devrions les oublier un moment, au moins jusqu’à la fin de la guerre.

L’administrateur hocha la tête.

— Je partage votre avis. En fait, il se trouve que je me suis penché sur ce problème. Je pense qu’il serait bon de leur laisser le temps de réfléchir à leurs actes, puis de leur adresser un message leur proposant de racheter leur vie. (À ces mots, le préfet haussa un sourcil.) Bien sûr, il faudra qu’ils nous envoient la tête des meneurs avant tout, en gage de bonne volonté. J’ai toujours pensé qu’il était préférable de laisser les rebelles exécuter leurs chefs plutôt que de s’en charger ; vous ne pouvez pas transformer en martyr l’homme que vous avez vous-même décapité.

— C’est une théorie intéressante, concéda le préfet.

— Ensuite, reprit l’administrateur, nous imposons nos volontés : nous acceptons leur misérable reddition à condition qu’ils mettent leur flotte à notre disposition – équipages compris. Après tout, c’était le but de l’opération et, en fin de compte, c’est sur ce point que nos supérieurs du bureau des Provinces nous jugeront. Nous avons besoin des Îliens pour manœuvrer les navires ; si nous les massacrons jusqu’au dernier, nous aurons les bateaux, mais personne pour les gouverner. En suivant mon plan, nous disposerons de marins conscients que leurs compatriotes et les membres de leur famille sont retenus en otages et que leurs vies dépendent de leur bonne conduite et d’un travail satisfaisant…

— Ainsi, l’interrompit le préfet en se caressant le menton, nous réussissons quand même à tirer quelque chose de positif de cette pagaille. Je vous remercie. Je pense en toute honnêteté que vous m’avez redonné confiance dans les mérites d’envisager une situation avec détachement.

— Je vous en prie, dit l’administrateur. Un de mes grands bonheurs consiste à transformer un désastre en aubaine. (Il sourit.) Et par bonheur, c’est un plaisir que j’ai rarement l’occasion de savourer.

Le préfet pencha la tête en arrière et fixa le plafond.

— «  Mon Dieu, plonge mes ennemis dans le désarroi ; et si tu dois y plonger mes amis, accorde-moi la grâce d’être leur sauveur.  » Vous savez, plus je me fais vieux, plus j’en viens à apprécier Deltin. Mais il est vain de le faire lire aux jeunes, et chacun doit avoir un but.

L’administrateur hocha la tête.

— Ainsi donc, l’affaire est réglée. Cette matinée se révèle fort productive. Et maintenant, si nous trouvions un moyen de reconstruire Périmadeia malgré la perte de la subvention du bureau des Provinces, nous aurions bien mérité notre repas…

Le préfet ouvrit les yeux et le regarda.

— Ne me dites pas que vous avez une idée ?

— À peine quelques pistes qui se dessinent peu à peu dans ma tête, répondit l’administrateur. Et non, je ne vais pas vous les présenter pour le moment. Après tout, cela ne servirait à rien d’en parler tant que je ne suis pas certain qu’elles sont exploitables – je ne ferais que nuire à ma réputation d’esprit ingénieux et imaginatif.

— Je vous comprends, admit le préfet avec un sourire ironique. Mais vous avez une idée derrière la tête – ou tout au moins une idée d’idée.

L’administrateur fit un petit geste de la main.

— J’en ai toujours une. Mais j’essaie de me comporter en médecin prudent : je prends soin de faire disparaître mes erreurs avant que quelqu’un les voie.

Le messager se mit en route l’après-midi même avec l’ordre de rejoindre le capitaine Loredan dans les plus brefs délais. On lui expliqua qu’il était impératif de le contacter avant que le capitaine réagisse à la nouvelle du désastre. C’était de la plus haute importance pour la sécurité de l’empire tout entier.

Ce que son supérieur entendait par là, c’était : «  Dépêchez-vous, ne vous attardez pas en route, ne vous arrêtez pas pour passer une journée avec un vieil ami rencontré par hasard, ne traînez pas dans les magasins, ne faites pas de tourisme ni de détours pour livrer une lettre personnelle ou un échantillon commercial.  » Mais le responsable des dépêches était un homme éloquent aux tournures de phrase énergiques et le messager était jeune et assez consciencieux. En conséquence, ce dernier se mit en route dans un nuage de poussière, une carte fourrée dans sa botte et trois jours de rations dans un sac qui ballottait contre son dos.

Il semble qu’il y ait une immuable loi de la nature : plus vous vous dépêchez, plus les circonstances s’acharnent à vous ralentir par tous les moyens. Le jeune homme arriva au gué de la rivière de l’Aigle en un temps fort honorable, mais le cours d’eau était en crue – c’était la première fois depuis trente ans pendant la saison sèche ; par conséquent, le messager dut retourner sur ses pas et se diriger en amont vers le pont de Boisnoir. Mais il n’y avait plus de pont : un imbécile avait récupéré des pierres sur le pilier le plus proche de la berge et, un beau matin, tout l’ouvrage s’était tranquillement effondré avant de former un barrage. Avant d’être emporté, celui-ci avait retenu assez d’eau pour en saturer les dunes de la rive voisine et les transformer en bourbier. Le gué de Boisnoir était donc impraticable lui aussi – comme le messager le comprit à ses dépens lorsque son cheval s’enfonça jusqu’aux cuisses dans le sol traître. Il passa la plus grande partie de la matinée à essayer de dégager sa maudite monture avant de l’abandonner là et de se diriger à pied vers le sud en direction du poste frontalier le plus proche.

À ce stade des événements, il était presque fou de rage et de frustration. Ce fut donc avec un soulagement considérable qu’il aperçut une petite caravane de marchands de Colleon, Belhout et Tornoys prenant un raccourci vers Ap’ Escatoy. Il lui fallut encore deux heures de palabres – pendant lesquelles il crut s’étouffer de colère – pour persuader les commerçants de lui céder une monture en échange d’un assignat émis par le bureau des Provinces – d’autant plus qu’il était conscient de payer l’animal au double de sa valeur. Par malheur, le seul cheval décent appartenait à un ressortissant de Belhout qui eut beaucoup de mal à comprendre le concept de papier-monnaie – son peuple refusait avec obstination de lire et d’écrire pour des raisons d’ordre moral. Au bout du compte, le messager utilisa l’assignat pour acheter de l’or à un bijoutier de Colleon, or qui servit ensuite à payer le marchand de Belhout. Mais le Colleonien ne vendait son métal précieux qu’à l’once, ce qui signifiait que le jeune homme devait en acquérir quatre fois plus que nécessaire… Quand il se remit enfin en route, il avait un jour et une demi-nuit de retard sur son horaire – et il était toujours du mauvais côté de la rivière.

Mais il avait encore sa carte. Il s’assit donc sous un épineux tordu par le vent, prit un petit morceau de ficelle pour mesurer les distances et chercha un itinéraire de rechange. Il ne tarda pas à en trouver un : il pouvait continuer à suivre la rive ouest de l’Aigle jusqu’à ce qu’elle devienne la rive nord ; il s’épargnait ainsi la peine de traverser la rivière. Ce chemin était aussi plus direct et lui permettrait de rattraper la majeure partie de son retard s’il gardait un rythme soutenu. Le problème, c’était que ce trajet le menait à moins d’une heure à cheval du camp fortifié de Temrai.

Le jeune homme réfléchit aux risques. D’après son supérieur, il n’y aurait aucune différence entre arriver en retard et ne pas arriver du tout. Il était seul et savait mener un cheval à vive allure ; sa selle était de fabrication belhoutienne et il pouvait lui-même se faire passer pour un cavalier de Belhout en se débarrassant de sa cotte de mailles, de son casque et en s’enveloppant la tête dans son manteau. Au pis aller, il risquait d’être arrêté et le message ne parviendrait jamais à son destinataire – et les conséquences seraient tout aussi néfastes qu’un retard. Il réfléchit au problème à l’envers : s’il n’empruntait pas ce chemin, il n’arriverait sans doute jamais dans le délai imparti ; s’il prenait le risque, il avait une chance raisonnable de joindre le capitaine Loredan à temps. Vu sous cet angle, il n’avait pas vraiment le choix.

Le jeune homme était un messager, pas un diplomate, un historien ou un érudit intéressé par les mœurs étranges des peuplades lointaines ; il ignorait donc que certaines tribus du peuple des plaines avaient un vieux différend avec les habitants de Belhout – une sombre histoire de vendetta à moitié oubliée à propos de la possession d’un puits.

Un groupe d’éclaireurs le rattrapa après une longue poursuite enivrante qui dura plus d’une heure et ramena sa tête pour la planter en haut d’une pique sur le remblai qu’ils érigeaient près de la forteresse – jusqu’à ce que Temrai l’aperçoive et exige qu’on l’enlève. La lettre ne fut découverte que plus tard, quand les hommes se partagèrent les biens du messager. Son nouveau propriétaire l’emporta chez lui et la donna à sa femme en lui disant de se servir du parchemin pour raccommoder un trou dans son pantalon de pluie. Son épouse était analphabète, elle aussi, mais elle savait que le lion à trois têtes était le sceau du bureau des Provinces. Elle harcela son mari jusqu’à ce qu’il donne la lettre à son chef d’équipe qui la montra au chef de section qui l’emporta aussitôt à Temrai. Quand Temrai la lut, une brusque colère s’empara de lui, puis il sombra dans le silence.

— C’est merveilleux ! s’écria-t-il lorsqu’on lui demanda ce que contenait la missive. Ils ordonnent à Loredan de nous laisser tranquilles et il faut que nous interceptions la lettre avant qu’il la reçoive. Encore un exploit de cet ordre et nous sommes perdus.

— Et si nous nous chargions de la lui faire parvenir ? proposa quelqu’un. On pourrait refermer le sceau avec une lame chauffée. Peut-être que personne ne remarquerait qu’on l’a déjà ouverte.

Temrai éclata de rire.

— Les hommes du bureau des Provinces ne sont pas aussi idiots que tu le crois. Les courriers impériaux doivent connaître cinq niveaux de codes de sécurité – un par classe de lettre. S’ils sont incapables de donner le bon en arrivant à destination, ils sont étranglés sur place et on part du principe qu’ils ont apporté un faux. Les sceaux impériaux sont recouverts de laque quand la cire a refroidi ; si tu essaies de les trafiquer avec une lame chauffée, la laque brûle et le sceau n’est plus identifiable. J’ai aussi entendu dire que pour les messages très importants, ils utilisent une encre qui change de couleur une fois exposée à la lumière ; ainsi, même si tu parviens à mettre la main sur un sceau de rechange, le destinataire saura aussitôt si la lettre a déjà été ouverte. Non, nous avons fait assez de dégâts pour aujourd’hui, inutile d’aggraver un peu plus la situation ; ne donnons pas à Loredan l’occasion de penser que nous mijotons quelque chose. (Il roula le parchemin et le glissa dans un cylindre de cuivre qui lui échappa des mains et tomba par terre.) Si j’étais superstitieux, je renoncerais sans doute maintenant. Quelqu’un a un avis à faire connaître ?

— Nous pourrions abandonner l’idée de nous battre, dit Sildocai, le héros de la dernière victoire. Si la construction de cette forteresse les amène à penser que nous allons rester sur place, elle aura rempli son rôle. Pendant ce temps, nous pouvons rassembler nos affaires et nous esquiver à la faveur de la nuit ; nous irons vers le nord et nous essaierons de franchir les montagnes avant qu’ils nous rattrapent. Ensuite, il faudrait qu’ils soient fous pour continuer à nous suivre. N’écarte pas cette idée, Temrai. Je sais que de l’autre côté de cette chaîne, la région est horrible, froide, humide et désolée – c’est pourquoi personne n’y vit et que ça ne vaut pas le coup de l’envahir. Mais si nous allons là-bas, nous pourrons au moins survivre tandis que, si nous restons ici, nous allons sans doute tous mourir. En matière de choix, je dirais qu’il s’impose.

— C’est ce que nous avions l’intention de faire quand nous avons quitté les plaines de Périmadeia, remarqua quelqu’un d’autre. Nous étions alors tous d’accord. Pas grand-chose n’a changé depuis.

Temrai secoua la tête.

— Je ne partage pas cet avis, dit-il. Aujourd’hui, il y a Loredan et son armée juste de l’autre côté de la rivière du Cygne. Si nous essayons de nous enfuir, il nous rattrapera. Nous devrons alors combattre à terrain découvert et nous ne pourrons pas utiliser les trébuchets.

— Mais nous sommes beaucoup plus nombreux qu’eux, remarqua Sildocai. Regardons les choses en face : nous venons de démontrer que nos cavaliers sont capables de tailler leur infanterie lourde en pièces. Et tu pars du principe qu’ils nous rattraperont, ce qui n’est pas certain du tout.

— Ils le feront, tu peux en être sûr.

— Ce que tu dis n’a aucun sens, protesta un autre. Nous venons de remporter une grande victoire, d’accord ? Et je ne dis pas ça pour toi, Sildocai, mais nous savons tous qu’elle n’a fait qu’aggraver notre situation de manière catastrophique. Imaginons que nous restions ici et que nous réussissions par miracle à repousser l’attaque de Loredan ; eh bien, qu’à cela ne tienne : ils enverront juste d’autres troupes – comme cette putain de monstrueuse armée que Loredan est censé recevoir. Il ne sert à rien de nous battre : pour chaque ennemi que nous abattrons, trois le remplaceront. Qu’est-ce que tu suggères ? Que nous tuions tous les hommes adultes de l’empire ? Et même si nous le pouvions, ils sont si nombreux que nos enfants seraient devenus des vieillards avant d’avoir achevé cette tâche. Nous ne pouvons pas gagner, et quand on ne peut pas gagner, il ne reste plus que la capitulation ou la fuite. Tentons au moins notre chance avec la seconde, Temrai. Tant que nous en avons encore la possibilité. Nous n’avons rien à perdre.

Temrai secoua la tête sans arrêter de réfléchir.

— Non, dit-il. Nous restons sur place. Si nous nous enfuyons de l’autre côté des montagnes, il nous poursuivra. Il sera toujours derrière nous. Alors, nous allons l’affronter ici et nous remporterons la victoire. Ensuite, nous déciderons quoi faire. (Il fronça les sourcils comme s’il essayait d’entendre quelque chose.) Les Impériaux savent qu’ils risquent une défaite ici ; c’est la raison pour laquelle ils ont tenté d’arrêter Loredan. Nous allons donc faire ce qu’ils ne veulent pas que nous fassions. C’est la première règle de la guerre.

Sildocai leva les yeux, surpris.

— Tu as changé de discours, je me trompe ? Il y a un instant, tu disais que c’était une catastrophe d’avoir intercepté cette lettre.

Temrai sourit.

— J’ai eu quelques minutes pour y réfléchir. Je pense maintenant que c’est une occasion à saisir. C’était une catastrophe parce que je n’avais pas eu le temps d’examiner la situation sous tous les angles. Non, dans cette dépêche, le bureau des Provinces spécifie noir sur blanc que leurs troupes ne doivent engager le combat sous aucun prétexte, car l’empire ne peut plus se permettre la moindre défaite. Tu l’as dit toi-même il y a quelques minutes, nous sommes beaucoup plus nombreux qu’eux et Loredan attaquera une position fortifiée avec des effectifs inférieurs en nombre. Nous pouvons remporter cette bataille.

— Nous avons donc décidé qu’il va nous attaquer ? demanda quelqu’un. Pour ma part, je ne pense pas qu’il le fera, et pour les motifs que tu viens d’énoncer.

— Bien sûr qu’il va nous attaquer, répliqua Temrai. Sinon, ils n’auraient pas envoyé un message pour le lui interdire. Non, il va venir et c’est tant mieux. Nous le battrons et ensuite, nous partirons.

— Tu as tort…, commença Sildocai.

Temrai leva la main.

— Faites-moi confiance, dit-il. C’est tout ce que vous avez à faire. Je sais que je peux le battre, je l’ai déjà fait, alors que je n’avais pratiquement aucune chance de réussir. Je peux le refaire. Ne me demandez pas comment je le sais, je le sais, un point c’est tout.

À partir de là, il n’y avait guère d’intérêt à poursuivre la discussion.