Épilogue

Pas d’échappatoire

En février 2011, quelques jours après sa rupture avec LINK, Shin prend l’avion pour l’État de Washington, tout au nord de la côte ouest du pays. Il s’installe avec Harim chez ses parents, à Sammamish, une banlieue de Seattle au pied de la chaîne des Cascades.

Son déménagement soudain me surprend. Je m’inquiète aussi, comme ses amis de Los Angeles, d’une décision impulsive sans autre raison que de couper les ponts.

En fin de compte, ça simplifie nos rencontres. Il se trouve que je suis originaire de l’État de Washington. Quand j’ai quitté Tokyo et le Washington Post, je me suis réinstallé à Seattle pour écrire ce livre, si bien que lorsque Shin me téléphone chez moi et me dit, dans son anglais à lui, qu’il est mon voisin, je l’invite à venir prendre le thé.

Notre travail en commun est presque terminé, et Shin a tenu parole : il m’a permis d’évoluer dans les coins les plus sombres de son passé. J’ai pourtant besoin de plus encore : d’une meilleure idée de ce qu’il veut à l’avenir. Il est installé avec Harim sur le canapé de mon salon depuis un moment quand je lui demande si je pourrais leur rendre visite chez eux. J’ai envie de rencontrer les parents de Harim.

Shin et Harim, trop polis pour dire non, prennent prétexte du désordre régnant là-bas et disent qu’il faudra qu’ils trouvent un jour propice. Ils m’appelleront. De plus, sans l’exprimer clairement, ils indiquent qu’ils préféreraient que mes longs interrogatoires prennent fin – au plus vite !

À eux deux, ils ont fondé une ONG : North Korea Freedom Plexus. Afin de la financer, ils espèrent des dons et ont prévu de multiplier les interventions. Leur ambitieuse mission est d’ouvrir des foyers pour accueillir les réfugiés qui passent en Chine et d’introduire clandestinement des pamphlets contre le régime en Corée du Nord. C’est dans ce but, m’explique Shin, qu’il s’est rendu deux fois dans la zone frontalière et qu’il a l’intention d’y retourner. Quand je lui demande s’il n’a pas peur d’être enlevé ou arrêté en Chine, où les agents nord-coréens pourchassent et kidnappent les transfuges, il dit qu’il est protégé par son passeport sud-coréen et qu’il se montre toujours très prudent. Cette réponse ne satisfait pourtant pas ses amis, qui le supplient de ne plus aller dans le pays.

Lowell et Linda Dye – ce couple de Columbus, dans l’Ohio, qui a lu mon premier article sur Shin en 2008 et qui a contribué au paiement de sa venue aux États-Unis – ont été déçus et inquiets quand ils ont appris qu’il avait quitté LINK et qu’il était parti s’installer à Seattle. Les familles Dye et Kim, à Riverside, en Californie, ont prévenu Shin : créer une nouvelle ONG est risqué ; il serait plus efficace de continuer à travailler au sein d’une organisation déjà établie et bien financée.

Shin s’est rapproché des Dye. Il les appelle ses « parents » et prend leurs inquiétudes au sérieux. Après son installation à Seattle, il a accepté une invitation à leur rendre visite à Columbus, où il est demeuré deux semaines, tandis que Harim restait à Seattle.

Les Dye voulaient aider Shin à élaborer un projet d’avenir. Lowell, qui est consultant en gestion, estime qu’il a besoin d’un agent pour le conseiller dans ses choix, d’un gestionnaire pour son argent et d’un avocat, mais, à Columbus, Shin et lui n’ont pas vraiment discuté sérieusement, en partie parce que Shin avait décidé de vivre selon l’heure de Seattle et qu’il dormait donc tard le matin et parlait tard le soir à Harim grâce à Skype.

« Il nous a dit qu’il aimait sincèrement Harim, m’a confié Lowell. C’est comme ça. Elle le rend heureux. »

Au retour de Shin à Seattle, je l’ai revu avec Harim. Leur maison était encore trop en désordre pour me recevoir, se sont-ils excusés, si bien que nous avons pris un café au Starbucks. Quand j’ai demandé où en était leur relation, Harim a rougi, souri et regardé Shin avec amour.

Shin n’a pas souri. Il ne voulait pas en parler. J’ai insisté, je lui ai rappelé qu’il m’avait souvent dit ne pas se croire capable d’éprouver de l’amour, certainement pas de se marier. Est-ce qu’il avait changé d’avis ?

« Il faut qu’on travaille, avant toute chose, dit-il, mais, une fois le travail achevé, il y a un espoir de progrès. »

Leur relation n’a pas duré. Six mois après avoir emménagé avec Harim, Shin m’a téléphoné et m’a annoncé qu’ils se séparaient. Il n’a pas voulu me dire pourquoi. Le lendemain, Shin s’est envolé pour l’Ohio afin de vivre chez les Dye. Il ne savait pas bien ce qu’il ferait après. Il retournerait peut-être en Corée du Sud.

 

À l’époque où Shin était encore dans la région de Seattle, il m’a invité dans une église pentecôtiste américano-coréenne de la banlieue nord de la ville. Il allait y faire une intervention et semblait particulièrement désireux que je vienne l’écouter.

Quand j’arrive, quelques minutes en avance, un dimanche soir froid et pluvieux, Shin m’attend. Il prend ma main dans les siennes, me regarde dans les yeux et me demande de m’asseoir au premier rang. Il s’est habillé de façon plus formelle que d’habitude : costume gris, chemise bleue ouverte, mocassins noirs bien cirés. L’église est pleine.

Après une hymne et une prière menée par le pasteur, Shin s’avance et dirige la suite de la soirée. Sans notes, sans la moindre trace de nervosité, il parle pendant une heure entière. Il provoque d’emblée l’auditoire d’immigrants coréens, accompagnés de leurs enfants adultes élevés en Amérique, en affirmant que Kim Jong Il est pire que Hitler : alors que Hitler s’est attaqué à ses ennemis, Kim tue ses compatriotes au travail dans des lieux comme le Camp 14.

Maintenant qu’il a mobilisé l’attention de la congrégation, il se présente comme un prédateur qui a été conçu et élevé dans le camp afin d’espionner sa famille et ses amis – tout en n’en éprouvant aucun remords. « Je ne savais qu’une chose : je devais m’en prendre aux autres pour survivre », assène-t-il.

Dans le camp, quand son maître a battu à mort une camarade de classe de six ans parce qu’elle avait cinq grains de maïs dans sa poche, Shin confesse à son auditoire que ça ne lui a « pas fait grand-chose ».

« Je ne savais rien de l’empathie ni de la tristesse. On nous formait dès la naissance à ne pas être capables d’éprouver des émotions humaines normales. Maintenant que je suis sorti, j’apprends ce que sont les émotions. J’ai pu pleurer. Je sens que je deviens humain. »

Shin ne cache pourtant pas qu’il lui reste un long chemin à parcourir. « Je me suis échappé physiquement, explique-t-il, mais je ne me suis pas échappé psychologiquement. »

Vers la fin de son intervention, il décrit la manière dont il a rampé sur le corps de Park en train de brûler. Il l’avoue : ses motivations pour fuir le Camp 14 n’étaient pas nobles. Il n’aspirait ni à la liberté ni à des droits politiques. Il avait juste envie de manger de la viande.

Ce discours me laisse interdit. Comparé à l’orateur timide et incohérent que j’ai vu six mois plus tôt en Californie du Sud, Shin est méconnaissable. Il a maîtrisé le mépris qu’il éprouve pour ses actes et l’a utilisé pour mettre en accusation l’État qui a empoisonné son cœur et tué sa famille.

J’ai appris plus tard que cette confession était le résultat calculé d’un long travail sur lui. Shin avait remarqué que les séances de questions pendant lesquelles il ne donnait que des réponses approximatives ennuyaient les gens. Il avait donc décidé d’appliquer enfin un conseil qu’il refusait de suivre depuis des années : construire son discours, l’adapter à son auditoire et le mémoriser pour parler sans notes. Tout seul dans une pièce, il avait conçu un exposé parfait.

Cette préparation a été payante. Ce soir-là, l’auditoire s’agitait sur les bancs, les visages exprimaient la gêne, le dégoût, la colère, le choc, des joues luisaient de larmes. Quand Shin a terminé, quand il a dit à l’assemblée qu’un homme, s’il refuse d’être réduit au silence, peut aider à libérer des dizaines de milliers de personnes retenues aujourd’hui encore dans les camps de travail de Corée du Nord, l’église a retenti d’applaudissements.

Dans ce discours, sinon dans sa vie, Shin a pris le contrôle de son passé.