Travailleur
Des tracteurs apportent chaque jour la nourriture sur le lieu de travail : des montagnes de bouillie de maïs et de grosses marmites de soupe au chou. Shin a quinze ans et s’échine au milieu de milliers de prisonniers. On est en 1998. Ils construisent un barrage hydroélectrique sur le Taedong, qui forme la frontière sud du Camp 14. Le projet est suffisamment urgent pour s’assurer qu’on remplit trois fois par jour l’estomac des esclaves – dans les cinq mille prisonniers adultes et deux cents élèves du lycée du camp – afin qu’ils exécutent le travail. Les gardes leur permettent aussi de pêcher des poissons et d’attraper des grenouilles dans la rivière.
Pour la première fois de sa vie, Shin mange bien, et ça dure toute une année.
Le gouvernement nord-coréen a décidé que le camp, avec sa longue clôture électrifiée et ses usines qui fabriquent des uniformes militaires, de la verrerie et du ciment, avait besoin d’une source locale d’électricité, et vite !
« Hé ! Hé ! Attention ! Ça tombe ! Ça s’écroule ! »
Shin hurle la mise en garde. Il charriait des bassines de béton mouillé quand il a remarqué qu’un mur nouvellement édifié se fissurait et commençait à s’effondrer. En dessous, une équipe de huit prisonniers termine un autre mur.
Il crie aussi fort qu’il le peut, mais c’est trop tard.
Tous les ouvriers – trois adultes, trois gamines et deux garçons de quinze ans – sont tués. Plusieurs ont été écrasés à tel point qu’ils sont méconnaissables. Le garde chargé de les superviser n’arrête pas pour autant le travail après l’accident. À la fin du service, il ordonne simplement à Shin et à quelques autres de dégager les corps.
Les montagnes de Corée du Nord sont sillonnées de torrents et de rivières. Leur potentiel hydroélectrique est tel que quatre-vingt-dix pour cent de l’électricité de la péninsule coréenne, avant la division, venait du Nord1.
Sous la dynastie de la famille Kim, cependant, le gouvernement nord-coréen n’a ni construit ni entretenu une couverture électrique nationale fiable reliée aux barrages hydroélectriques, dont beaucoup sont situés dans des régions reculées. Quand l’Union soviétique a cessé de fournir du pétrole bon marché à la fin des années 1990, les générateurs d’électricité à essence qui alimentaient la capitale ont crachoté pour la dernière fois et se sont arrêtés de fonctionner. La lumière s’est éteinte dans presque tout le pays. C’est encore le plus souvent le cas.
Les photographies par satellite de la péninsule coréenne à la nuit tombée montrent un trou noir entre la Chine et la Corée du Sud. Il n’y a pas assez d’énergie même pour fournir du courant à Pyongyang, où le gouvernement tente de chouchouter l’élite. En février 2008, quand je me suis rendu pour trois jours et deux nuits à Pyongyang, avec une forte délégation de journalistes étrangers, afin de couvrir le concert de l’Orchestre philharmonique de New York, le gouvernement a réussi à allumer les lumières dans presque toute la ville. Dès l’orchestre et la presse partis, la ville a de nouveau été plongée dans l’obscurité.
Il est donc tout à fait logique que la construction d’usines hydroélectriques de petite taille, ou de taille moyenne, capables de fournir du courant à l’industrie locale et bâties à la main en application d’une technologie primaire, ait été une priorité depuis la fin des années 1990. Dans un délire d’utilisation des travailleurs esclaves, on en a construit des milliers.
En plus d’éviter un effondrement complet de l’économie, les barrages servent l’idéologie de la famille qui dirige le pays. Comme le racontent ses hagiographes, la plus belle réalisation intellectuelle de Kim Il Sung – sa théorie du Juche – est d’affirmer que la fierté nationale va de pair avec l’autosuffisance.
Comme l’a expliqué le Grand Leader :
Établir le Juche signifie, en résumé, être maître de la révolution et de la reconstruction de son propre pays. Cela signifie s’accrocher à une position indépendante, rejeter la dépendance vis-à-vis des autres, utiliser son propre cerveau, croire en sa propre force, montrer l’esprit révolutionnaire de l’autosuffisance et ainsi résoudre ses problèmes seul et sous sa seule responsabilité, en toutes circonstances2.
Tout cela, naturellement, n’est pas possible, même en rêve, dans un pays aussi mal gouverné que la Corée du Nord. Il a toujours dépendu des largesses des gouvernements étrangers et, si l’approvisionnement est coupé, la dynastie Kim s’effondrera très probablement. Même les meilleures années, il ne peut nourrir sa population. La Corée du Nord n’a pas de pétrole, et son économie n’a jamais été en mesure de produire assez d’argent pour acheter sur les marchés mondiaux le pétrole et la nourriture dont elle a besoin.
La Corée du Nord aurait perdu la guerre de Corée et disparu en tant qu’État sans l’aide des Chinois, qui ont combattu les États-Unis et d’autres forces occidentales et ont conduit à une impasse. Jusque dans les années 1990, l’économie de la Corée du Nord était en grande partie soutenue par des subsides venant d’Union soviétique. De 2000 à 2008, la Corée du Sud a soutenu le Nord – et s’est acheté un semblant de coexistence pacifique – par d’énormes cadeaux, comme des engrais et de la nourriture, ou par de généreux investissements, le tout sans poser de conditions préalables.
Depuis la réduction de cette aide, Pyongyang est de plus en plus dépendant de la Chine pour le commerce, l’aide alimentaire et le pétrole. Un signe flagrant de l’influence croissante de la Chine : dans les mois qui ont précédé l’émergence officielle, en 2010, de Kim Jong Eun en tant que successeur choisi par Kim Jong Il, le vieux Kim, malade, s’est rendu deux fois à Beijing, où des diplomates assurent qu’il a demandé à son voisin de soutenir son projet de succession.
Niant la réalité, la Corée du Nord se fait le champion de l’autosuffisance, l’objectif sine qua non du pays pour devenir une « grande nation prospère et puissante » d’ici 2012, lors de la célébration du centième anniversaire de la naissance de Kim Il Sung.
Dans ce but fantasmagorique, le gouvernement enrôle régulièrement les masses pour des tâches misérables drapées dans de nobles slogans. La propagande se montre très créative : la famine a été présentée comme la « Marche exigeante », une lutte patriotique que les Nord-Coréens devaient gagner grâce au slogan « Mangeons deux repas par jour » – leur source d’inspiration.
Au printemps 2010, alors que la disette redevenait critique, le gouvernement a lancé un programme national, « Retour à la ferme », afin de convaincre les citadins de s’installer à la campagne et de cultiver la terre. Ces citadins devaient devenir les piliers permanents du « Combat pour la plantation de riz », campagne annuelle qui envoyait de surcroît des employés de bureau, des étudiants et des soldats loin des villes, pour deux mois au printemps et pour deux semaines à l’automne. En hiver, on exigeait des citadins qu’ils collectent leurs excréments (et ceux de leurs voisins) en vue des plantations du printemps.
Parmi les autres tâches patriotiques que les Nord-Coréens ont été incités à entreprendre, il y a : « Élevons des poissons plus nourrissants ! », « Augmentons l’élevage des chèvres et créons plus de prairies en accord avec le Parti ! » et « Faisons pousser plus de tournesols ! ». La réussite de ces propagandes d’incitation a été mitigée, au mieux, surtout quand il s’agissait des efforts très impopulaires du gouvernement pour exhorter les citadins de naissance à entreprendre de durs travaux physiques à la campagne.
Concernant le projet de barrage au Camp 14, il n’y avait pas de problème de motivation.
Shin en est témoin : dès que les gardes ont annoncé une nouvelle « compétition d’efforts » pour construire le barrage hydroélectrique, des milliers de prisonniers adultes ont quitté leurs usines pour gagner des dortoirs improvisés près de la rive nord du Taedong. Shin et ses camarades de classe sont aussi sortis de l’école. Tous travaillent, mangent et dorment sur le site de construction du barrage, à environ dix kilomètres au sud-est du centre du camp.
L’activité au barrage – dont les photos satellites révèlent la structure en béton assez imposante coupant le large fleuve, avec des turbines et des déversoirs le long de la rive nord – ne s’arrêtait ni le jour ni la nuit. Des camions apportaient du ciment, du sable et des pierres. Shin n’y a aperçu qu’un seul bulldozer diesel. Presque tous les travaux d’excavation et d’édification ont été l’œuvre d’ouvriers munis de pelles, de seaux et de leurs mains nues.
Shin a déjà vu des prisonniers mourir dans le camp – de faim, de maladie, des coups reçus, à moins qu’ils n’aient été exécutés en public –, mais ça n’a jamais été la routine d’une journée de travail.
La plus importante perte de vies humaines au barrage s’est produite peu après qu’on a commencé les grands travaux de construction. Pendant la saison des pluies, la crue soudaine du Taedong, en juillet 1988, a emporté des centaines d’adultes et d’élèves. Shin les a regardés disparaître depuis un monticule, sur la rive, où il transportait du sable. On lui a demandé de venir confirmer l’identité des élèves morts et de les enterrer.
Trois jours après la décrue, il se souvient d’avoir évacué sur son dos le corps boursouflé d’une fille. Au début, celui-ci était souple, mais il s’est bientôt raidi, les bras et les jambes écartés. Pour faire entrer le cadavre dans la tombe étroite creusée à la main, il a dû briser les membres.
Les eaux ont arraché leurs vêtements à certains des élèves noyés. Quand Hong Joo Hyun découvre le corps nu d’une camarade de classe parmi les débris de l’inondation, il retire sa propre chemise pour la soustraire aux regards. Ironie de la situation : pendant le nettoyage du site, Shin et ses camarades entrent en compétition pour savoir qui trouvera le plus de cadavres car, pour chaque corps qu’ils enterrent, les gardes les récompensent d’un ou de deux plats de riz.
Le Taedong, dans sa portion longeant le Camp 14, est trop large et trop rapide pour geler pendant l’hiver nord-coréen, ce qui permet de continuer la construction du barrage pendant une année entière. En décembre 1998, on ordonne à Shin d’entrer dans le fleuve pour prélever des pierres à un endroit peu profond. Incapable de supporter le froid et sans l’approbation de son garde, il se joint à plusieurs autres élèves qui tentent de sortir de l’eau.
« Si vous mettez un pied au sec, je vous laisse tous mourir de faim, compris ? » hurle leur garde.
Pris de frissons incontrôlables, Shin continue le travail.
Les élèves sont surtout affectés aux plus basses besognes. Ils apportent, par exemple, des barres d’acier de renfort aux détenus plus âgés, qui les attachent ensemble avec de la ficelle ou du fil de fer, au fur et à mesure que le barrage s’élève du lit du fleuve en un damier de blocs de béton. Aucun des élèves n’a de gants et, en hiver, leurs mains restent parfois collées à l’acier glacé. Donner une de ces barres à un ouvrier signifie souvent arracher la peau de ses paumes et de ses doigts.
Shin se souvient que, lorsqu’un de ses camarades, Byun Soon Ho, s’est plaint d’avoir de la fièvre et de ne pas se sentir bien, un garde lui a infligé une leçon sur les avantages du stoïcisme.
« Soon Ho, tire la langue ! » a-t-il ordonné.
Puis il a dit au jeune garçon d’appliquer sa langue sur la barre gelée. Ce n’est que près de une heure plus tard que Soon Ho, les larmes aux yeux, la bouche ensanglantée, est parvenu à détacher sa langue du métal.
Si travailler au barrage est dangereux, Shin trouve aussi cela enthousiasmant. Le premier avantage, c’est la nourriture. Elle n’est pas particulièrement savoureuse, mais au fil des mois, la quantité ne diminue pas. Shin se souvient que les heures des repas, sur le site du barrage, ont été les meilleurs moments de son adolescence. Il regagne l’énergie dont la prison souterraine l’avait privé. Il est capable de faire le travail qu’on lui demande. Il reprend confiance dans sa capacité de survie.
Vivre près du chantier octroie aussi à Shin un semblant d’indépendance. Pendant l’été, des centaines d’élèves dorment dehors sous une toile de tente. Quand ils ne triment pas, ils se promènent – tant qu’il fait jour – partout dans le Camp 14. Pour le travail accompli, Shin a gagné une recommandation de son chef d’équipe qui lui permet de quitter le site pour quatre nuits de visite à son père. Comme ils ne sont pas réconciliés, Shin ne passe qu’une nuit avec lui.
Il est affecté au barrage depuis presque un an quand son temps d’études secondaires se termine, fin mai 1999. Le collège n’a guère été plus qu’un lieu où s’échiner comme un esclave, à ramasser des pierres, désherber et construire un barrage, mais la fin officielle des études signifie que, à seize ans, il est devenu un ouvrier adulte. Il est prêt à se voir assigner un travail permanent dans le camp.
Environ soixante pour cent de la classe de Shin est envoyée dans les mines de charbon, où les morts accidentelles sont courantes, à cause des éboulements, des explosions et des empoisonnements par les émissions de gaz. Beaucoup de mineurs se retrouvent affligés de silicose après quinze années de travail sous terre. La plupart d’entre eux meurent entre quarante et cinquante ans, sinon avant. Shin considère qu’être désigné pour la mine équivaut à une condamnation à mort.
La décision concernant « qui va où » revient au maître, l’homme qui, deux ans plus tôt, a sauvé la vie de Shin en lui fournissant de la nourriture et en mettant fin aux mauvais traitements que lui infligeaient ses camarades. Le maître annonce les affectations sans donner aucune explication ; il se contente de dire aux élèves où ils vont passer le reste de leur vie. La lecture des attributions de poste à peine terminée, de nouveaux responsables – contremaîtres des usines, des mines et des fermes – font leur apparition et entraînent leur nouvelle main-d’œuvre.
Le maître envoie Hong Joo Hyun à la mine. Jamais Shin ne le reverra.
Moon Sung Sim, la gamine qui à onze ans a perdu son gros orteil sous un wagonnet de charbon, est envoyée dans un atelier de confection.
Hong Sung Jo, l’ami qui a sauvé Shin de ses tortionnaires en confirmant qu’il avait bien informé le garde sur les projets d’évasion de sa mère et de son frère, est aussi envoyé dans une mine. Jamais Shin ne le reverra, lui non plus.
S’il y a une logique derrière ces décisions, Shin ne la comprend pas. Il pense que ça se résume aux lubies du maître, qui est resté indéchiffrable jusqu’au bout. Il est possible qu’il ait bien aimé Shin, ou qu’il ait eu pitié de lui. Peut-être aussi lui a-t-on ordonné de veiller sur le jeune garçon. Shin n’en sait rien.
Quoi qu’il en soit, le maître lui sauve encore la vie. Il est envoyé pour le reste de ses jours dans la porcherie du Camp 14, où deux cents hommes et femmes élèvent environ huit cents cochons ainsi que des chèvres, des lapins, des poulets et quelques vaches. La nourriture de ces animaux est cultivée dans les champs entourant les enclos à bestiaux.
« Shin In Geun, tu pars pour le ranch, lui dit le maître. Travaille dur ! »
Nulle part ailleurs au Camp 14 il n’y a davantage de nourriture à voler.
1- Andrea Matles Savada, éd., North Korea : A Country Study, Washington D.C., GPO pour la Library of Congress, 1993.
2- Yuk-Sa Li, éd., Juche ! The Speeches and Writings of Kim Il Sung, New York, Grossman Publishers, 1972, p. 157. Cité in Stanford Journal of East Asian Affairs, n° 1, printemps 2003, p. 105.