CHARLES L'EUROPÉEN
Ce fut trente ans après sa mort que son petit-fils, Nithard, comte et abbé de Saint-Riquier, lui décerna le qualificatif de Grand. De Charles le Grand (Karolus Magnus), nous avons fait Charlemagne : j'adopterai cette dénomination afin d'éviter les confusions, et bien qu'elle ne lui ait jamais été appliquée de son vivant.
Que Charlemagne ait été de cette poignée d'hommes supérieurs sans lesquels l'histoire du monde serait différente, cela est d'évidence. Mais il eut le rare privilège de commencer une seconde vie dès qu'il eut cessé d'être. Non seulement ses peuples le pleurèrent, y compris, paraît-il, ses ennemis de la veille, mais il entra de plain-pied dans la légende. Sa disparition entraîna tant de malheurs que son règne apparut comme un âge d'or, en dépit de ses inachèvements. La paix romaine avait duré quatre siècles. La paix carolingienne n'excéda pas quatre décennies, mais elle laissait d'ineffaçables traces, en tout cas une nostalgie d'autant plus vivace qu'elle était confuse, surtout dans le cœur des humbles. Quant aux princes, sa grandeur abolie les fascinait. Insensiblement Charlemagne devint l'empereur à la barbe fleurie : celui de La Chanson de Roland et des autres Chansons de Geste. Il était dès lors et pour jamais l'empereur assis sur un trône d'or, à l'ombre d'un pin, au milieu de ses preux, parmi lesquels l'orgueilleux Roland, le sage Olivier et l'archevêque Turpin, tel que le décrivit le vieux trouvère Turold. On lui prêta des victoires imaginaires. Sa gloire était désormais plus scintillante que les joyaux de sa couronne. Est-ce à dire que l'admirable Chanson de Roland dénatura sa personnalité ? Elle fut plutôt comme la dorure qui ajoute à une statue un éclat précieux.
D'ailleurs Charlemagne restait, d'une certaine manière, assis sur son trône impérial, car sa destinée posthume ne ressemble à nulle autre ! Les empereurs allemands se réclamèrent de lui, se voulurent ses continuateurs, en tout premier lieu Otton III. Il fit exhumer l'illustre dépouille, prit la croix d'or pendant au cou de celle-ci et remplaça le suaire qui l'enveloppait par une superbe pièce de soie byzantine. Au témoignage du comte Lomello, il eût aussi retiré une dent ! De surcroît Otton III voulut reposer aux côtés de son « aïeul ». Le grand empereur devint alors l'objet d'un véritable culte de la part des habitants d'Aix-la-Chapelle. Frédéric Barberousse fit encore mieux. Il obtint du pape Pascal Ier (à la vérité un anti-pape) la canonisation de Charlemagne ! À la fin de 1165, le corps fut enlevé de son sarcophage de marbre et placé dans un reliquaire. En 1215, Frédéric II et les habitants d'Aix substituèrent à la châsse précédente un somptueux reliquaire en forme de basilique. Mais Charlemagne n'en avait pas fini avec ces macabres remuements ! On lui enleva un bras pour le placer dans un autre reliquaire. On l'exhuma en 1843 sur ordre de Frédéric-Guillaume de Prusse, puis en 1861, en 1871, en 1906 sur ordre du kaiser Guillaume II. On mesura ses ossements. Les médecins les scrutèrent, établirent leurs rapports, opinèrent gravement. Tout ce remue-ménage ne pouvait déplaire aux mânes du vieux chef dont l'existence n'avait été qu'une succession de voyages, de campagnes militaires, de colloques, d'assemblées, au point qu'on lui attribuait le don d'ubiquité.
Les Français ne pouvaient être en reste ! Leurs rois se réclamaient eux aussi de Charlemagne. Ils se voulaient même « empereurs en leur royaume » et portaient volontiers leur candidature au Saint Empire. Philippe Auguste, Philippe le Bel, Charles V invoquaient fièrement le souvenir du grand aïeul. Les Capétiens directs se donnèrent un mal infini pour démontrer leur ascendance carolingienne, fût-elle de complaisance. C'était une statuette de Charlemagne qui surmontait le sceptre de Charles V conservé à Reims. Aux heures noires de la guerre de Cent Ans, Jeanne d'Arc apaisait les craintes de Charles VII en lui disant que saint Louis et saint Charlemagne priaient pour le salut du royaume. Saint Charlemagne était devenu le patron de nos écoliers et l'Université de Paris célébrait sa fête en grande pompe. Il en était de même des écoliers allemands. On attribua au vieil empereur un blason où l'aigle de Germanie s'accolait aux lys de France. Puis le culte décrut mais le souvenir de Charlemagne ne s'effaça pas pour autant. Il trouva, si je puis dire, un autre emploi. On l'utilisa à des fins politiciennes. Pour ne citer que cet exemple, ce fut l'empire carolingien que Napoléon Ier prétendit ressusciter. « Je suis Charlemagne, écrivait-il en 1806 à l'intention du pape, parce que, comme Charlemagne, je réunis la couronne de France à celle des Lombards. » De nos jours, si les esprits cultivés ont plaisir à humer dans la vieille Chanson de Roland l'âme épique de la France, les politiques voient, au-delà de la légende de Charlemagne, l'œuvre qu'il a réalisée et les moyens qui furent les siens. Ce n'est point par hasard que les promoteurs de l'Europe se réfèrent à lui, consciemment ou non, ostensiblement ou discrètement ! La confédération qu'ils élaborent a plus d'un point de ressemblance avec l'empire carolingien. Puissent-ils ne pas oublier que Charlemagne, conscient des différences entre les peuples soumis à son autorité, sut créer un idéal commun, une civilisation commune et, surtout, le premier sentiment d'une fraternité sans frontières ! Le fait que l'édifice impérial se soit disloqué trente ans après la mort de son architecte ne doit pas être un constat d'échec, non plus que le signe d'une fatalité inexorable. Il montre seulement que Charlemagne en était la clef de voûte. On ne saurait le tenir pour responsable des insuffisances de ses successeurs. L'union harmonieuse entre l'humanisme, le rationalisme et la spiritualité qui caractérisa son règne, prend aujourd'hui un relief saisissant. Cette union apparaît comme la meilleure chance de l'Europe, peut-être du monde s'il veut toutefois garder visage humain.