I
Le lignage de Charlemagne
Charlemagne n'était pas un homme nouveau, mais un continuateur. Il sortait d'une lignée déjà illustre. Ses aïeux, son père lui léguèrent non seulement un royaume et d'immenses richesses, mais les instruments de sa réussite, je veux dire une pensée politique, une méthode de gouvernement et des ambitions clairement définies. Les lignes de force de son règne étaient déjà tracées. Il fut assez intelligent pour les suivre et assez heureux pour « dilater » son royaume aux dimensions d'un empire. De même que, plus tard, Hugues Capet récoltera les fruits des travaux des Robertiens, Charlemagne récolta ceux des Pipinnides. Il est presque dommage que sa personnalité et sa gloire occultent celles de ses ancêtres, surtout de Pépin le Bref, son père.
J'ai évoqué dans un précédent ouvrage1 les causes et les étapes de la désagrégation du pouvoir des Mérovingiens et, simultanément, de l'ascension des maires du palais et de l'aristocratie ; je n'y reviendrai pas. Je rappellerai simplement que, faute de budget d'État, les descendants de Clovis s'étaient appauvris en payant les services de leurs leudes par des donations de terres ; qu'en même temps la funeste coutume franque de partager le royaume à la mort de chaque roi affaiblissait le pouvoir royal et engendrait de sanglantes querelles. L'aristocratie profitait, abusait de l'émiettement de la puissance publique, et ne cessait d'augmenter sa fortune foncière. Elle se donna pour chefs les maires du palais, naguère simples intendants, lesquels se haussèrent promptement au rang de vice-rois, avant d'assumer seuls la totalité du pouvoir. Les rois dits « fainéants » n'étaient que des captifs, si l'on veut des symboles, que l'on utilisait artificieusement. Il va sans dire que leur déchéance suscita des luttes d'influence ; que les grandes familles se disputèrent la mairie du palais.
Les Pipinnides étaient l'une de ces familles.
Deux noms émergent de la sinistre chronique du VIIe siècle : Arnoul de Metz et Pépin de Landen. Les aïeux de Charlemagne sont sortis du mariage de Begga, fille d'Arnoul, et d'Ansegisel, fils de Pépin. Arnoul possédait des domaines considérables situés dans la Woëvre et dans la région de Worms. Il fut « nourri » à la Cour du roi d'Austrasie et devint intendant des domaines royaux. Il avait une foi très vive et rêvait de se faire moine. Sa famille s'empressa de le marier et il eut plusieurs enfants, dont Begga. Pépin – qui fut tardivement nommé Pépin de Landen et qu'il est plus exact d'appeler Pépin l'Ancien ou Pépin Ier, – avait lui aussi une grosse fortune foncière. Ses terres se trouvaient dans la Husbaye, le Namurois et le Brabant. De plus il avait épousé une riche héritière, Itta, fille de Modoad (qui devint évêque de Trèves).
Deux reines mérovingiennes se disputaient alors le pouvoir : Frédégonde et Brunehaut, l'une ancienne servante, l'autre princesse de Tolède. Après la mort de Frédégonde, Clotaire II, son fils, poursuivit la lutte ; régnant sur la Neustrie, il cherchait à s'emparer de l'Austrasie. Brunehaut tentait désespérément de sauver l'héritage de ses petits-fils, mais elle avait trop longtemps humilié les aristocrates austrasiens. Ils se liguèrent contre elle et s'allièrent à Clotaire II en 613. Brunehaut ayant été abandonnée par ses troupes, capturée et suppliciée affreusement, Clotaire II était désormais maître de la Neustrie et de l'Austrasie. Il lui fallait cependant récompenser ceux qui avaient permis sa victoire sur Brunehaut, au premier rang desquels figuraient Arnoul et Pépin. Il donna à Arnoul l'évêché de Metz qui était vacant. À cette époque, les évêques étaient également administrateurs et agents du roi. Or Metz était la capitale du royaume d'Austrasie, de sorte qu'Arnoul assuma les fonctions de maire du palais. Lorsque, pour calmer l'opposition austrasienne, Clotaire II envoya à Metz son fils Dagobert, Arnoul fut tout naturellement chargé d'éduquer le jeune prince. Il fut son maître à penser et son guide politique. Évêque, maire du palais, précepteur, Arnoul n'avait guère le temps de méditer. Sa foi, de plus en plus vive, le tourmentait et il ne suffisait plus à la tâche. Pépin devint donc maire du palais, avec l'assentiment plus ou moins forcé de Clotaire II. Arnoul tenta vainement de résilier sa charge. Il dut attendre la mort de Clotaire pour renoncer à l'évêché de Metz et se retirer dans un monastère. Quand il mourut, on le considérait déjà comme un saint. À l'avènement de Dagobert, Pépin Ier perdit la mairie du palais d'Austrasie. Le nouveau roi connaissait trop bien les méthodes et l'ambition de son ancien maître ! Mais, comme son père, il se heurta au particularisme des Austrasiens et se résigna à leur donner un roi en la personne de son fils Sigebert. Il crut pouvoir exploiter les rivalités entre les grandes familles austrasiennes et, par là, tenir Pépin en lisière. Il partagea la mairie entre Cunibert, évêque de Cologne, et Adalgésil, rival des Pipinnides. En outre il choisit l'un de ses fidèles, Otton, comme précepteur de Sigebert. Mais, lorsque Dagobert mourut, en 639, Pépin Ier refit surface. Il s'empressa de réclamer, au nom de Sigebert, une partie du trésor royal à la régente Nantilde et obtint gain de cause. Aega, maire du palais de Neustrie et conseiller de la reine mère, estimait impossible d'administrer également l'Austrasie. Pépin put donc recouvrer la mairie de Metz sans coup férir, mais il mourut en 640.
Il laissait un fils, Grimoald. Si fragile que fût alors le pouvoir royal, la charge de maire du palais n'était pas encore héréditaire. Sigebert, roi d'Austrasie, ne choisit pas comme maire du palais le fils de Pépin Ier, au grand désappointement de Grimoald et de ses amis, mais Otton, son précepteur. Peu après, le duc de Thuringe se révolta. Grimoald participa loyalement à la campagne contre les Thuringiens. L'expédition tourna mal et Sigebert ne dut son salut qu'à l'intervention de Grimoald. Ce dernier gagna la faveur du jeune roi, fit discrètement assassiner Otton et s'empara de la mairie du palais. Ce crime politique ne l'empêchait point d'être religieux. Il comprit en tout cas l'importance du movement monachiste et mesura parfaitement l'influence politique de l'Église. Il peupla donc les évêchés et les abbatiats de membres de sa famille et de sa clientèle. Il s'assurait ainsi de leur soutien, mais, en même temps, il comptait sur l'efficacité de leurs prières. Ces dignitaires ecclésiastiques qui lui devaient leur promotion étaient en somme ses intercesseurs auprès du Roi des rois. Il en sera de même de ses successeurs, y compris de Charlemagne. Leur politique religieuse aura pareillement un double but : soutien temporel et, par le biais des prières, assurance de salut.
Le roi Sigebert n'avait pas d'enfants. Grimoald manœuvra si bien qu'il persuada le jeune roi d'adopter son propre fils sous le nom bien mérovingien de Childebert ! Mais, comme il arrive parfois en pareil cas, la reine mit au monde un fils, le futur Dagobert II. Quand Sigebert mourut, en 656, Dagobert II aurait dû lui succéder. Grimoald le fit tondre et conduire dans un monastère irlandais. Son fils, Childebert l'Adopté, devint roi d'Austrasie. Grimoald conserva évidemment sa charge de maire du palais. Ce coup de force était prématuré. Il lui aliéna les sympathies, réveilla les rivalités et surtout émut les Neustriens. Ces derniers attirèrent Grimoald et Childebert l'Adopté dans un piège. Le père et le fils furent massacrés.
On crut que c'en était fait des Pipinnides. Le chef de leur Maison était désormais Pépin de Herstal, ou Pépin le Moyen, ou plutôt Pépin II, neveu du défunt Grimoald. Il eut la sagesse de rentrer dans l'ombre, d'attendre le moment propice pour réapparaître et reconquérir les positions perdues. À vrai dire, il gardait toutes ses chances. La confusion était extrême et générale. Sur le trône de Neustrie, les enfants-rois se succédaient. La régente Bathilde avait investi son fils cadet, Childéric II, du royaume d'Austrasie avec pour maire du palais un certain Wulfoad. Le terrible Ebroïn était alors maire du palais de Neustrie, mais il gouvernait de fait l'Austrasie. Il évinça la reine Bathilde dont l'influence contrecarrait ses plans et l'enferma au monastère de Chelles. Son despotisme suscita bientôt l'opposition des grands. Il fut déposé, mais parvint à reprendre le pouvoir. De leur côté, les Austrasiens secouaient le joug ; ils rappelèrent d'Irlande Dagobert II, naguère tonsuré sur ordre de Grimoald, et en firent leur roi. Dagobert fut assassiné dans la forêt de Woëvre. Pépin II devint alors maire du palais d'Austrasie. Mais Ebroïn travaillait à unifier le royaume franc ; il ne pouvait souffrir d'autre autorité que la sienne. Le conflit était inévitable entre les deux maires. La première rencontre entre Austrasiens et Neustriens eut lieu près de Rethel, à Lucofao. Pépin II eut le dessous, mais parvint à s'enfuir, cependant que son frère Martin était pris et mis à mort (680). Ebroïn ne profita pas longtemps de sa victoire. Il fut assassiné peu après. Son meurtrier trouva refuge auprès de Pépin. Ce dernier entama des pourparlers avec Waraton, nouveau maire du palais de Neustrie. Ils échouèrent, d'où un nouveau conflit armé et une seconde défaite de Pépin II, à Namur. Mais les Neustriens se lassèrent de la tyrannie de Waraton et de celle de Gislemar, son fils. Ils appelèrent les Austrasiens à l'aide. Pépin II remporta enfin une éclatante victoire à Tertry, près de Saint-Quentin, en 687. Il captura Thierry III, roi de Neustrie, et fit main basse sur le trésor royal. Il était désormais le seul maître des trois parties composant le royaume franc : l'Austrasie, la Neustrie et la Burgondie. Il assuma la réalité du pouvoir sous le nom des enfants-rois. Le centre politique s'était, par voie de conséquence, déplacé de la Seine à la Meuse, puisque Pépin résidait de préférence en Austrasie. Il n'était officiellement que maire du palais d'Austrasie. Il avait trop d'habileté pour ne pas ménager les susceptibilités et ne pas tenir compte des particularismes. Il donna aux Burgondes un maire du palais en la personne de Drogon, son fils aîné. Norbert, un de ses parents, devint maire de Neustrie. Drogon comme Norbert étaient assujettis à son autorité. Poursuivant la politique de Pépin Ier, il attribua les évêchés les plus importants aux membres de sa famille, ce qui lui permit de séculariser une partie des biens d'Église pour récompenser ses fidèles, sans s'appauvrir lui-même. Simultanément une astucieuse politique matrimoniale lui gagna l'adhésion de plusieurs grandes familles, supprimant par là même d'éventuels compétiteurs.
L'ordre régnait à l'intérieur, bien que l'Aquitaine évoluât vers l'indépendance. C'étaient les frontières de l'est qui donnaient le plus de tablature à Pépin II. Poursuivant leurs progrès, les Frisons occupaient Utrecht et Vechten, entraînés par un chef ambitieux et énergique, Radbod. Pépin II dut conduire plusieurs expéditions avant de parvenir à les vaincre. Afin de faciliter la christianisation des vaincus, il soutint l'action de Willibrord, missionnaire anglo-saxon, qui devint évêque d'Utrecht. Cet exemple fit tache d'huile dans toute la région du Rhin. Il est aussi la préfiguration de ce que sera la politique de christianisation systématique des successeurs de Pépin II.
Le duc des Alamans manifestait des velléités d'indépendance. Pépin agit avec souplesse, puis contraignit les Alamans à rentrer dans l'obéissance. Vis-à-vis des ducs bavarois, il s'abstint d'intervenir militairement, mais resserra par des mariages ses liens avec la puissante famille des Agilolfinges, au surplus d'origine austrasienne. Notons au passage que la Bavière jouira d'une autonomie de fait jusqu'à son annexion par Charlemagne.
Pépin II vieillissait. Son fils aîné, Drogon, était mort depuis quelques années. Son fils cadet, Grimoald (II), avait été assassiné. Il pouvait désigner comme successeur l'un des fils naturels qu'il avait eus d'une concubine : Childebrand ou Karl. Et, sinon, l'un des fils de Drogon. Ce fut un bâtard de ce dernier qu'il choisit : Théudoald, un enfant de six ans. Il avait fait ce choix à l'incitation de son épouse Plectrude, laquelle espérait régenter le royaume franc. Pépin II mourut le 16 décembre 714.
Il est probable que la maladie avait affaibli ses qualités intellectuelles. Comme il était prévisible, la solution qu'il avait adoptée s'avéra désastreuse. Plectrude s'était flattée de gouverner l'Austrasie et la Neustrie. Elle faillit connaître le sort tragique de la reine Brunehaut. Les Neustriens se rebellèrent contre son autorité. Ils battirent son armée en forêt de Cuise, près de Compiègne, en 715, se donnèrent un nouveau maire du palais, Ragenfeld, puis un simulacre de roi, en tirant Chilpéric II de son monastère. Dans sa haine des Austrasiens, Ragenfeld s'allia à leurs adversaires les plus dangereux : les Saxons et les Frisons. Il envahit l'Austrasie, s'avança jusqu'à Cologne, où résidait Plectrude. Il s'empara même d'une partie du trésor laissé par Pépin II.
Ce fut alors que Karl (dont nous avons fait Charles Martel) entra dans l'histoire. Plectrude le redoutait au point qu'elle l'avait fait jeter en prison pour le mettre hors d'état de nuire. Charles Martel s'évada, ramassa quelques partisans et contre-attaqua. Les Frisons l'ayant refoulé dans les Ardennes, il harcela sans répit les Neustriens, qui évacuèrent Cologne. Ces premiers succès lui gagnèrent des appuis. Il put reprendre l'offensive en 718 et écrasa les Neustriens à Cambrai. Ragenfeld s'enfuit à Paris, mais resta maire du palais. Charles Martel s'empara de la mairie d'Austrasie et se fit remettre ce qui restait du trésor des Pipinnides. Pour lui, ce n'était qu'une étape. Se sentant incapable de résister à son rival, Ragenfeld s'allia avec Eudes d'Aquitaine, trop heureux de profiter de cette occasion pour faire reconnaître l'indépendance de sa principauté. Les Aquitains rejoignirent les Neustriens à Soissons. Leur but commun était d'envahir l'Austrasie. Charles Martel les balaya. Ragenfeld s'enfuit à Angers. Eudes se replia sur l'Aquitaine, avec le roi Chilpéric II et son trésor. Charles n'abusa pas de la victoire. Le rude guerrier fit place au négociateur. Il laissa Ragenfeld se constituer un duché dans la région du Mans. Il traita avec Eudes d'Aquitaine qui restitua le petit roi Chilpéric et le trésor. Le roi fictif d'Austrasie étant mort, Charles reconnut Chilpéric comme roi des deux royaumes, ce qui simplifiait les choses ! Quant à lui, il était devenu le véritable maître, nommant les comtes et les évêques de son choix, reprenant à son compte la politique de ses devanciers, s'emparant aussi, par personnes interposées, des sièges ecclésiastiques et accentuant la sécularisation des biens d'Église pour agrandir sa clientèle ! Ce qui ne l'empêchait pas de créer des monastères et de soutenir les missionnaires.
Doué d'une vitalité que l'on retrouvera dans Charlemagne, il déployait une activité débordante. La frontière de l'est restait fragile. Charles attaqua les Frisons à la fois par la terre et par la mer – ce qui était une innovation ! –, les écrasa et détruisit leurs temples païens. Il rétablit vigoureusement la domination franque sur l'Alémanie. En revanche et malgré deux expéditions militaires, il ne put soumettre la Bavière. De même ne put-il que contenir les Saxons en érigeant quelques places fortes. Son plus beau titre de gloire est évidemment sa victoire sur les Arabes à Poitiers, en 732. J'ai exposé, dans l'ouvrage déjà cité, les circonstances de cette mémorable bataille dont le moins que l'on puisse dire est qu'elle stoppa l'avance des Arabes. L'aide que Charles Martel avait apportée au duc Eudes d'Aquitaine avait été décisive. Elle mettait fin au prurit d'indépendance des Aquitains. Après la mort d'Eudes, Charles contraignit le nouveau duc Hunald (le légendaire Huon de Bordeaux) à lui jurer fidélité. Après la bataille de Poitiers, les Arabes n'avaient point lâché prise. Charles Martel descendit la vallée du Rhône, les chassa de Provence, les battit sur la Berre et, ne pouvant s'emparer de Narbonne, dévasta la Septimanie.
Le roi Thierry IV, succédant à Chilpéric, mourut en 737. Charles Martel ne le remplaça pas ; cependant il s'abstint de se faire reconnaître roi : il se souvenait de l'échec de Grimoald ! Bien qu'il fût maître absolu des Francs, il restait attentif et prudent. Le pape Grégoire III se tourna vers lui. Il savait que les campagnes d'évangélisation du futur saint Boniface et de Pirmin (moine d'origine espagnole) dans la région du Rhin n'auraient pas été possibles sans son appui et sans sa protection. Il savait aussi que le vice-roi des Francs s'était ouvert la route des Alpes, les passages vers l'Italie ! Le Saint-Siège se trouvait alors dans une situation périlleuse. D'une part, l'iconoclastie des empereurs de Byzance avait provoqué une rupture avec Rome. D'autre part, l'ambition du roi des Lombards, Liutprand, constituait une menace sérieuse pour l'État pontifical. Grégoire III n'avait en somme pas le choix. Ne pouvant plus tabler sur la protection du basiléus, il joua la carte de Charles Martel et sollicita son aide contre le roi des Lombards. Ce fut en vain qu'il multiplia lettres et présents, envoya même au vice-roi des Francs les clés de Saint-Pierre, distinction flatteuse. Charles Martel reçut l'ambassade pontificale avec de grands honneurs, mais s'abstint de s'engager. Il était l'allié du roi des Lombards : Liutprand l'avait en effet aidé à chasser les Arabes de Provence. Toutefois l'appel au secours de Grégoire III, le rapprochement entre le Saint-Siège et Charles Martel, étaient significatifs.
Charles Martel approchait de la soixantaine. Il régla sa succession par un partage selon la coutume franque et mourut en octobre 741. On l'inhuma à Saint-Denis, près des rois mérovingiens. Il laissait deux fils légitimes, Carloman et Pépin, et un fils naturel, Griffon. L'œuvre qu'il avait accomplie était déterminante. Non seulement il avait transformé en vice-royauté héréditaire les deux mairies du palais, mais il avait réunifié le Regnum Francorum2, reconquis la Provence, assujetti l'Aquitaine et consolidé la frontière de l'est. Pourtant cette œuvre n'était à bien des égards qu'une esquisse. Dans une certaine mesure le partage du royaume risquait de la ruiner. Seule, une bonne entente entre Carloman et Pépin préserverait l'unité si chèrement acquise.
Le lecteur mesurera le chemin parcouru par les aïeux de Charlemagne depuis Pépin de Landen, en passant par la mésaventure de Grimoald, par la remontée hardie de Pépin de Herstal, jusqu'au bond prodigieux de Charles Martel. Quand on regarde de près le comportement des Pipinnides, on ne peut s'empêcher de discerner, ici et là, des traits de caractère qui seront précisément ceux du grand empereur : l'activité incessante, la vaillance, l'habileté, la prudence, le réalisme. Le plus extraordinaire est surtout dans la persistance d'une volonté politique évidente, de l'ambition non dissimulée de conquérir la première place. Ces princes mirent deux siècles à la réaliser. Pareille continuité donne à rêver ! On pense à la lente croissance d'un arbre qui pousse ses rameaux à toutes les aires de l'horizon, avant de se couvrir de fleurs bientôt métamorphosées en fruits.