IV
La tutelle de Bertrade
Didier, roi des Lombards, devait son élection (757) au pape Étienne II. Il avait à cette occasion renouvelé les engagements souscrits par son prédécesseur envers le Saint-Siège. De plus il avait promis de livrer un certain nombre de villes, parmi lesquelles Ancône, Bologne et Ferrare. Ces promesses n'avaient pas été tenues, ou très incomplètement. L'État pontifical, tel qu'il résultait de la donation de Pépin, fermait aux Lombards la route de l'Italie du Sud. Pendant le pontificat de Paul Ier (757-767), Didier ne bougea pas ; il redoutait une intervention du roi des Francs. Cependant l'ambition grandissait en lui de reconquérir, de façon ou d'autre, l'exarchat de Ravenne et la Pentapole. Ces deux provinces (voir la carte d'Italie) séparaient de la Lombardie les duchés vassaux de Bénévent et de Spolète. Didier était un prince intelligent et habile. Il était aidé dans sa tâche par sa femme, la reine Ansa, et par son fils Adalgise qui avait l'affection des Lombards et qui était associé au trône depuis 759. Il n'ignorait pas qu'il existait chez les Francs un parti qui lui était favorable. Il agit en douceur, et sur deux plans ! Ses agents intriguèrent discrètement à Rome et dans l'entourage même du pape. En outre, pour prendre l'État pontifical à revers, il maria la princesse Adalperge, l'une de ses filles, au duc de Bénévent Arichis. Le duché de Bénévent, par ses dimensions, formait une véritable principauté. Simultanément, il négocia le mariage de sa fille Liutberge avec Tassilon de Bavière. Bien que vassal de Pépin, Tassilon l'avait lâché au cours de sa lutte contre Waïfre d'Aquitaine. Il avait compris que, tôt ou tard, le duché de Bavière risquait d'être traité comme la malheureuse Aquitaine ! Il avait donc intérêt à contracter l'union proposée avec la princesse lombarde et à embrasser le parti de Didier. Peu de temps avant la mort de Pépin, Paul Ier mourut et fut remplacé par Philippe Ier qui ne régna que quelques mois. Il eut pour successeur Constantin II. Didier aida les Romains à renverser ce dernier. Il comptait lui substituer un pape à sa dévotion. La manœuvre échoua. Ce fut Étienne III qui fut élu. Didier tablait toutefois sur l'esprit coopératif du primicier Christophe et de son fils Serge, qui étaient les principaux conseillers du nouveau pontife. La mort de Pépin le Bref le combla d'aise. Il ne douta plus désormais d'arriver à ses fins, faisant fond sur les difficultés que le changement de règne et le partage du royaume franc ne manqueraient pas de susciter ! Il est très probable que ses envoyés agirent sur Carloman, sur ses conseillers et sur la reine Bertrade. Didier s'était mis en tête de marier son fils Adalgise avec la princesse Gisèle, sœur de Charles et de Carloman, et la dernière de ses filles, Désirée, avec Charles. Le mariage de Charles avec une princesse lombarde était assurément le meilleur moyen d'éviter une intervention franque en Italie. Le fait que Charles fût déjà marié – sans doute selon le rite germanique – avec Himilitrude qui lui avait donné un fils, n'arrêta pas Didier. Le pape Étienne III s'émut. Il avait perçu la menace qui pesait sur l'État pontifical. Il savait que, sans l'appui des Francs, cet État ne pourrait survivre. Il écrivit à Charles et à Carloman pour leur rappeler les promesses de leur père et les engagements qu'il avait souscrits envers le Saint-Siège. Il les mit en garde contre une alliance avec le perfide roi des Lombards, alliance qu'ils n'avaient point le droit de contracter, en leur qualité d'héritiers de Pépin. Il rappelait qu'il était contraire aux usages de leur famille d'épouser des étrangères ; qu'au surplus ils étaient déjà mariés. Cette lettre dont la fermeté masquait à peine l'angoisse ne produisit aucun effet. La reine Bertrade était gagnée à la cause de Didier.
Elle voulait l'alliance lombarde, bien qu'elle dût à la papauté son élévation au trône avec Pépin. Elle voyait dans cette alliance le moyen de réconcilier ses fils et d'assurer la paix en Occident. C'est ce que l'on a dit parfois, mais le comportement de Bertrade est équivoque et l'on ne saurait rien affirmer. En tout cas, que Bertrade ait ou non voulu la paix entre les princes, elle servait indirectement les ambitions de Didier. Le roi des Lombards la « manipulait ». Elle sut convaincre Charles d'épouser la princesse Désirée, en lui montrant les prétendus avantages de cette union. Charles se laissa abuser et donna son accord. Il accepta de sacrifier Himilitrude à la raison d'État. Cependant il avait donné le nom de Pépin au fils qu'elle avait mis au monde. La tradition carolingienne voulait que le fils aîné reçût le nom de son grand-père. Il en avait été ainsi de Charles, dont le grand-père était Charles Martel. Ce qui tend à prouver que Pépin (qui sera plus tard Pépin le Bossu) était un enfant légitime et Himilitrude, plus qu'une simple concubine. Cédant aux instances de sa mère, Charles se rendait parfaitement compte qu'il rompait avec la politique de son père ! Bien plus, il consentit à se rapprocher de Tassilon, bien que l'attitude de celui-ci fût inacceptable et qu'il se méfiât de lui. Pouvait-il, intelligent comme il l'était, ne pas comprendre que Tassilon travaillait à l'indépendance de la Bavière ? Bertrade, mère abusive, sut endormir ses soupçons, l'abuser de promesses illusoires.
Ayant gain de cause, elle se mit en route pour l'Italie. Elle passa toutefois par l'Alsace et rencontra Carloman à Selz. Puis elle se rendit en Bavière, où elle eut une entrevue avec Tassilon. Au cours de l'été 770, elle était en Lombardie, à la Cour du roi Didier. Elle trouva même le temps d'aller à Rome prier sur le tombeau de saint Pierre. Elle rentra ensuite en France, ramenant dans ses bagages Désirée, la princesse lombarde. Himilitrude, victime des combinaisons politiques de la reine mère, fut répudiée. Charles épousa Désirée pour les fêtes de Noël (770). Dès lors Didier fut persuadé qu'il parviendrait à réunifier l'Italie à bref délai. L'État pontifical était encerclé ; il avait perdu l'appui des Francs et le pape Étienne III manquait de caractère. Didier était alors à son apogée ; il pouvait se permettre de jeter le masque. En mars 771, il se dirigea vers Rome sous le prétexte d'y faire ses dévotions, avec une armée ! Le primicier Christophe et son fils Serge avaient naguère servi les intérêts lombards, mais, décelant les véritables intentions de Didier, ils s'étaient repris. Quand l'armée lombarde fut signalée, ils rameutèrent leurs partisans et firent irruption dans le palais du Latran. Didier y avait un complice : le conseiller Afiarta. Christophe et Serge s'emparèrent de ce personnage. Cependant Didier était entré dans Rome, sans coup férir. Étienne III fut pris de panique. Il sacrifia Christophe et Serge qui furent livrés aux Lombards. Afiarta leur creva les yeux et leur trancha la langue. Leurs partisans furent enfermés dans des monastères. Didier put se croire maître de Rome. Étienne III osa écrire à Charles et à sa mère que ses conseillers Christophe et Serge avaient tenté de l'assassiner ; qu'ils étaient entrés au Latran les armes à la main et que, sans le prompt secours du roi des Lombards, il eût péri. Et il ajoutait que Didier avait promis de lui rendre les villes qu'il détenait encore.
Charles aperçut alors la faute politique qu'il avait commise. Il comprit qu'en épousant Désirée il avait non seulement trahi le pape mais sa propre cause. La reine Bertrade perdit tout crédit et, si Charles ne lui retira pas son affection, il s'abstint désormais de la consulter. Elle ne joua plus aucun rôle. Désirée fut répudiée et renvoyée à son père à la fin de 771. Éginhard feint d'ignorer les causes de cette répudiation. Le moine de Saint-Gall la met sur le compte de la stérilité. Elle fut une mesure politique. En congédiant Désirée, Charles signifiait clairement au roi des Lombards qu'il condamnait ses projets et prenait la défense du pape. Agissant de la sorte, il rejoignait la ligne politique de son père. C'était un coup d'arrêt pour l'ambition de Didier.
Deux événements imprévisibles survinrent coup sur coup : la mort de Carloman et celle du pape Étienne III. Carloman mourut quasi subitement le 4 décembre 771, dans les environs de Laon. On l'inhuma selon ses désirs à Saint-Rémi de Reims. Il laissait une veuve, la reine Gerberge, et deux fils. Ces derniers, bien qu'ils fussent en bas âge, pouvaient prétendre à l'héritage de leur père et régner sous la tutelle de Gerberge. Leur oncle Charles se trouvait à Corbeny, lorsqu'il apprit la mort de son frère. Ce lui fut un jeu de rallier à sa cause les principaux conseillers de Carloman : les comtes Adalard et Warin, l'abbé Fulrad, l'archevêque Wachaire. Et, comme l'écrit Éginhard, « il fut fait roi du consentement de tous les Francs ». Ce qui veut dire qu'il se fit reconnaître roi par les officiers et les fidèles du défunt Carloman. La reine Gerberge parvint à s'enfuir avec ses deux fils. Elle gagna l'Italie sous la protection du duc Aucher (l'Ogier des Chansons de Geste) et trouva asile auprès du roi des Lombards. Certains historiens crurent qu'elle était proche parente de Didier, ce qui est faux : Gerberge était issue de la noblesse franque.
Étienne III mourut en janvier 772. Les Romains le méprisaient en raison de sa lâcheté. Ils le rendaient responsable de l'intrusion des Lombards dans la Ville éternelle. L'élection d'Hadrien Ier1 les combla d'aise. Il appartenait à l'une des premières familles de Rome. On vantait sa piété et sa charité. On le savait surtout résolu à défendre l'État pontifical et à ne point laisser les Barbares occuper Rome, car on haïssait viscéralement les Lombards. Didier sous-estima le pape Hadrien. Il se flatta de le manœuvrer aussi aisément qu'il l'avait fait d'Étienne III. Feignant la soumission, il sollicita perfidement son alliance. Ses envoyés affirmèrent qu'il était prêt à tenir ses promesses. Hadrien connaissait les ruses des Lombards et l'absence de scrupules de leur roi. Il consentit pourtant à l'envoi d'une ambassade à Pérouse. Didier crut la partie gagnée. Il n'attendit même pas l'arrivée des députés pontificaux pour réoccuper Comacchio, Ferrare et Fuenza. Ses troupes ravageaient déjà les environs de Ravenne. Afiarta s'était engagé à lui livrer Hadrien, en cas de besoin ! Le nouveau pape conserva son sang-froid. Il fit arrêter Afiarta en raison de ses crimes, et mit le roi des Lombards en demeure d'évacuer l'exarchat de Ravenne et de restituer les villes qu'il détenait indûment. Mais Didier se moquait des menaces d'Hadrien et du sort d'Afiarta ! Il oubliait un détail : Charles venait de réunifier le royaume franc ; il était désormais le souverain le plus puissant d'Occident et se préparait à mériter le beau nom de Charlemagne (Charles le Grand).
Il faut reconnaître que, de 768 à 772, mis à part l'expédition d'Aquitaine, rien ne laissait présager le glorieux destin qui serait le sien. Il donnait au contraire l'impression de manquer de caractère, d'être incertain, influençable, quelque peu naïf. La mort de Carloman venait de le révéler à lui-même.