I
La couronne de fer
Charlemagne déploya une telle activité pendant la plus grande partie de son règne, il mena simultanément tant d'actions dans les domaines militaire, diplomatique, législatif et culturel, que cette abondance est un embarras pour l'historien. S'il respecte systématiquement la chronologie, il court le risque de déconcerter le lecteur en lui infligeant une inévitable confusion. Il est donc nécessaire de désenclaver les faits – dont certains sont au surplus la conséquence directe ou indirecte des autres – et de les regrouper par thèmes et par périodes. Pour donner un exemple : la guerre contre les Saxons dura de 772 à 804, cependant que Charlemagne était amené à combattre par ailleurs les Lombards, les Maures d'Espagne, les Avars, les Slaves, les Danois, les Bretons, mais trouvait aussi le temps de réformer l'administration, la justice, l'Église, l'enseignement des clercs et des laïcs, de parfaire sa propre culture, de débattre des questions théologiques avec les « académiciens » du palais, et de recevoir les ambassadeurs ! C'est cet homme extraordinaire – dont je souligne dès à présent la vitalité et le génie multiforme – qu'il faut tenter de saisir dans sa complexité, dans son ubiquité, endossant chaque année sa tenue de guerre, en voyage quasi perpétuel, ne s'accordant qu'un peu de repos pendant les mois d'hiver, mû par l'ambition du conquérant, mais aussi par une insatiable curiosité d'esprit, tour à tour et parfois tout ensemble longanime, cruel, bonhomme, majestueux, dévot, amateur de femmes, tendre avec celles-ci et avec ses enfants, ami chaleureux, bref étreignant la vie à pleines mains pour lui faire rendre tout ce qu'elle peut donner à un mortel : la gloire, la puissance et l'amour, avec le paradis au bout ! Un roi qui devient empereur, un empereur qui rivalise avec les basiléus, pour finir dans le calendrier des saints ! Il est vrai qu'en le canonisant l'Église acquittait une dette de reconnaissance : elle oublie rarement ses zélés serviteurs.
Que seraient devenus l'État pontifical et l'indépendance du pape si, dans les années 772-773, le roi des Lombards était parvenu à ses fins ? Qu'en eût-il été de la prééminence spirituelle de l'évêque de Rome ? Le roi Didier ne respectait même pas la donation consentie naguère par Pépin. Ses troupes occupaient l'exarchat de Ravenne et la Pentapole. Elles envahissaient à nouveau le duché romain. Ses avant-gardes approchaient de la Ville éternelle et Didier sommait le pape Hadrien Ier de lui ouvrir les portes, faute de quoi il la prendrait d'assaut. Le défunt Étienne III se fût affolé, mais Hadrien était d'une autre trempe, il ne perdit pas la tête. Il parvint à rameuter les soldats du duché de Rome et mit la ville en état de défense. En même temps, il expédiait, par mer, un envoyé à Charlemagne. Cet envoyé se nommait Pierre. Il était chargé de rejoindre le roi des Francs en toute hâte et de l'exhorter à secourir le Saint-Siège, en rappelant les interventions de Pépin le Bref.
Didier ne redoutait pas les Francs. Depuis la répudiation de Désirée, il affectait une attitude de défi à l'encontre de Charlemagne. Donnant asile à la veuve de Carloman et à ses fils, il avait essayé d'obtenir du pape le couronnement des deux enfants comme successeurs de leur père. Hadrien comprit que le roi des Lombards voulait dresser les neveux contre l'oncle et brouiller le Saint-Siège avec Charlemagne ; il opposa un refus. En agissant ainsi, Didier perdait toute chance d'obtenir la neutralité du roi des Francs. Mais il méconnaissait ses talents de chef de guerre. De plus il avait une confiance excessive en sa propre armée. Elle comptait, il est vrai, un grand nombre de cavaliers, l'élevage des chevaux prospérant en Lombardie. Elle était aussi disciplinée qu'on pouvait l'être à cette époque. Didier n'avait pas à craindre les désertions : quiconque s'abstenait de répondre à la convocation du roi s'exposait à de dures sanctions. Les guerriers lombards étaient bien armés, en majorité dotés de cuirasses. Leurs épées et leurs lances étaient de bonne qualité. Partout où ils avaient combattu, ils s'étaient signalés par leur bravoure : les Byzantins en savaient quelque chose ! Par surcroît la barrière des Alpes protégeait la Lombardie de toute incursion : il suffisait de fortifier les « cluses », c'est-à-dire les passages. Enfin le roi Didier détenait de grandes richesses, lui permettant de récompenser les guerriers les plus valeureux et d'acheter du matériel.
Pierre, l'envoyé du pape, avait atteint sans encombre Marseille. Il rencontra Charlemagne à Thionville, en mars 773, et lui exposa la situation en termes pathétiques. Il l'invita à imiter son père. Il lui rappela que le pape Étienne II l'avait jadis sacré à Saint-Denis et qu'il lui avait décerné le titre de patrice de Rome, c'est-à-dire de défenseur des Romains et de l'État pontifical. Il évoqua aussi les intrigues de Didier relatives aux fils du défunt Carloman et la ferme réponse du pape Hadrien. Charlemagne l'écouta avec bienveillance et promit son aide. Toutefois, rendu prudent par l'expérience et ne sous-estimant nullement les forces de l'adversaire, il envoya trois émissaires en Italie : à la fois pour vérifier les dires de l'envoyé pontifical, étudier avec soin la situation et offrir à Didier un dédommagement de 14 000 sous d'or s'il consentait à lever le siège de Rome et à rendre les villes qu'il occupait. Didier rejeta cette offre avec mépris. Il se moquait de la menace franque. Bien plus il brûlait de régler ses comptes avec son ex-gendre.
L'armée franque se concentra à Genève en juillet 773. Charlemagne la divisa en deux corps, dont l'un fut placé sous le commandement de son oncle Bernard. Le franchissement des Alpes présentait les plus grandes difficultés, bien que l'on fût à la belle saison. L'armée composée de fantassins et de cavaliers portant de pesantes cuirasses était encombrée de chevaux de remonte, de lourds chariots chargés de bagages, de provisions et de matériel de siège. Les hommes récriminaient, encouragés par le « parti lombard ». Mais Charlemagne avait assez d'autorité pour empêcher les désertions. Les mécontents, les hésitants se résignèrent à le suivre. Il n'ignorait pas que Didier l'attendait au sortir des défilés et qu'il faudrait livrer bataille avant meme d'envahir la Lombardie. Il savait aussi que les « cluses » avaient été fortifiées et bien pourvues de défenseurs. Il prit la route du Mont-Cenis avec le premier corps de bataille. Son oncle Bernard emprunta le chemin du Grand-Saint-Bernard. On imagine ces deux colonnes progressant lentement dans les défilés, avec les chevaux, les chariots, risquant par surcroît à tout instant d'être attaquées par l'ennemi. Charlemagne tenta une dernière démarche. Il invita à nouveau le roi des Lombards à rendre les villes qu'il détenait et à mettre fin au siège de Rome. Il maintenait son offre de dédommagement. Il se contentait même de la parole de Didier et de l'envoi de trois otages seulement en garantie. On peut se demander s'il n'abusait pas son adversaire en lui laissant croire qu'il redoutait un affrontement, ou s'il donnait une satisfaction toute théorique au « parti lombard ». Ce qui est certain, c'est qu'il avait déjà arrêté son plan. Ayant pris langue avec des montagnards, il connaissait l'existence d'un itinéraire détourné. Ces guides improvisés conduisirent une troupe d'élite, sans doute formée de volontaires, par des chemins jugés impraticables. Lorsque le gros de l'armée franque se trouva en face des Lombards, le corps de volontaires surgit brusquement et prit l'ennemi à revers. Plus tard Louis XIII aura recours à la même ruse de guerre et qui produira les mêmes effets ! Les Lombards se crurent perdus et abandonnèrent la défense des « cluses ». Il fut impossible d'arrêter leur fuite, de les reformer. Les deux armées franques opérèrent leur jonction et s'avancèrent en Lombardie sans avoir à combattre. Renonçant, et pour cause, à livrer une bataille rangée, Didier s'était enfermé dans Pavie et son fils Adalgise dans la cité de Vérone. Ces deux villes, bien remparées et pourvues de fortes garnisons, étaient à même de soutenir un long siège. La capitale de la Lombardie passait même pour imprenable. Adalgise et Didier gardaient confiance, malgré la débandade de leur armée. C'était compter sans la duplicité bien connue des Lombards, « race fétide », écrivait naguère le pape Étienne II ! Leurs « gastalds » (l'équivalent des comtes francs) se rendaient au lieu de résister à l'envahisseur. Ils préféraient conserver leur emploi. En outre Didier n'était pas un monarque héréditaire, mais élu : son pouvoir manquait d'assise. Les Francs arrivèrent devant Pavie en septembre 773. Charlemagne se contenta de bloquer étroitement la ville, espérant la réduire par la famine. Il se porta ensuite devant Vérone avec une partie de son armée. Le prince Adalgise y commandait. Il était résolu à se défendre. Les défections anéantirent ses efforts. Il parvint de justesse à fuir avant la reddition. La reine Gerberge et ses fils, leur protecteur Aucher tombèrent entre les mains de Charlemagne. Ce dernier retourna ensuite à Pavie. Mais, au lieu de tenter un assaut dont le résultat paraissait douteux, et qui eût saigné l'armée, il préféra achever la conquête de la Lombardie. En avril 774, le siège de Pavie durant toujours, il décida de faire ses Pâques dans la Ville éternelle. Ce fut du moins le prétexte qu'il invoqua, associant des motifs politiques précis à une indiscutable ferveur chrétienne. Le pape n'avait point invité le roi des Francs à se rendre à Rome, mais il ne pouvait empêcher un pèlerin de prier sur le tombeau de saint Pierre. Certes, il avait appelé Charlemagne au secours et ce dernier avait généreusement répondu à cet appel. Mais le pape Hadrien comprenait qu'après la chute de Pavie l'Italie aurait un nouveau maître, auréolé de surcroît par ses récentes victoires. Qu'adviendrait-il alors de l'affection zélée du roi très chrétien et de la donation de Pépin le Bref ? De plus les cités du duché de Spolète et certaines villes de la Tuscie, secouant le joug lombard, venaient de se donner spontanément au Saint-Siège. Le duché de Spolète avait un nouveau titulaire, à la dévotion d'Hadrien. Le duc de Bénévent abandonnait la cause de Didier et regardait lui aussi vers Rome. Ce renversement de situation augmentait la perplexité du pape. Il était heureux d'être délivré de la menace lombarde, mais il redoutait de déplaire à Charlemagne et se méfiait de son ambition. Dès le 2 avril, avant d'autoriser le roi des Francs à entrer dans Rome, il exigea le renouvellement solennel de leur pacte d'alliance et d'amitié. Puis il mit tout en œuvre pour le séduire. Le Liber pontificalis rend compte de la réception fastueuse qu'il lui réserva. Charlemagne fut accueilli, à trente milles de Rome, par une escorte d'honneur de l'armée pontificale. Quand il fut à un mille, parurent les milices avec leurs officiers en tenue d'apparat, puis les écoliers de la ville agitant des palmes et des branches d'olivier, et chantant des cantiques. Quand s'approchèrent les porte-croix des sept provinces ecclésiastiques, Charlemagne descendit de cheval. Il n'était plus qu'un simple pèlerin. On le vit gravir lentement l'escalier qui conduisait à la basilique Saint-Pierre. Il baisa humblement chacune des marches. Le pape Hadrien l'attendait devant le triple porche de bronze. Il embrassa Charlemagne et, lui prenant la main, le mena vers la basilique séparée du porche par un vaste atrium. « Béni soit celui qui est venu au nom du Seigneur ! » entonnait le chœur. Pendant quatre jours Charlemagne assista aux offices de Pâques en compagnie d'Hadrien. Tout le cérémonial avait été réglé à la manière subtile et minutieuse des ecclésiastiques. Le pape tenait à honorer l'illustre pèlerin, autant que faire se pouvait. Il n'empêche que ce dernier était logé hors de la ville, à tout hasard ! Bien entendu, les journées n'étaient pas entièrement vouées à la prière et aux festins. On négociait. Les inquiétudes d'Hadrien s'apaisèrent. Le glorieux roi des Francs reconnaissait la suzeraineté pontificale sur le duché de Spolète. Il l'étendit même au duché de Bénévent et à la Vénétie. La donation de Pépin le Bref fut remplacée par un nouvel acte rédigé en bonne et due forme par le notaire royal Ithier. Charlemagne et ses grands jurèrent de le respecter. Une copie de l'acte fut solennellement placée sur le tombeau de saint Pierre. La possession d'un véritable État conférait au pape rang de souverain et, dans le contexte de l'époque, assurait sa prééminence sur la chrétienté. L'acte de 774, quand bien même on connaît les difficultés qu'il engendra par la suite, est capital dans l'histoire de l'Église. C'est à partir de cette date que Rome devint la vraie capitale de la chrétienté, et le pape, chef indiscuté de l'Église occidentale.
Ayant accompli ce « pèlerinage », Charlemagne regagna Pavie. Didier n'avait pu rompre le blocus. La faim et la maladie décourageaient les défenseurs. Les habitants étaient au bord de la rébellion. Le prince Adalgise battait la campagne avec une poignée de partisans ; il ne pouvait aider efficacement son père. Au début de juin (774), Didier se résigna à la capitulation. Il sortit de la ville avec la reine Ansa et implora la clémence du vainqueur. Charlemagne fit son entrée dans la ville. Il était accompagné par sa nouvelle épouse (la troisième !), la reine Hildegarde. C'était une toute jeune femme, issue d'une famille franque. Il l'aimait extrêmement et l'avait épousée, selon le droit canon, après la répudiation de Désirée. Le roi des Lombards s'étant rendu sans conditions, Charlemagne ne consentit pas à traiter avec lui. Didier avait trop souvent et trop gravement violé ses promesses pour que l'on pût croire à sa bonne foi. Lui laisser son trône, c'était exposer le pape à une nouvelle agression. Charlemagne l'estima déchu de ses droits, en raison même de la défaite qu'il venait de subir ! Le 5 juin, il coiffa donc ce qu'il est convenu d'appeler la couronne de fer1. Il était désormais roi de Lombardie, tout en conservant le titre sans équivoque de défenseur de Rome ! Adalgise mit bas les armes, mais, au lieu de se rendre, il s'enfuit à Byzance pour y attendre des jours meilleurs. Le basiléus le nomma patrice et le garda près de lui, dans l'espoir de l'utiliser contre le roi des Francs.
Charlemagne sut tempérer sa victoire par la modération. Il laissa leurs biens aux Lombards et leurs fonctions à ceux des galstads qui s'étaient abstenus de le combattre. Le trésor de Didier suffit à récompenser ses guerriers ! Il pardonna aux habitants de Pavie et de Vérone, mais laissa des comtes francs et des garnisons dans les principales villes. Ensuite il regagna triomphalement la France.
Ainsi la puissance lombarde s'était effondrée comme un château de cartes. Les pertes franques étaient insignifiantes. Charlemagne avait vaincu quasi sans combattre. Il n'avait pas livré une seule bataille rangée et Pavie avait succombé sans assaut. Cette facilité suggère que les Lombards n'avaient pas su se faire accepter par les autochtones, en dépit de leurs efforts ; qu'en outre le pouvoir de leurs rois était miné de l'intérieur. On aurait pu croire que, seuls, les Romains les haïssaient. Il était clair désormais que c'était le peuple italien tout entier qui les supportait difficilement et n'attendait qu'une occasion de secouer leur joug. Quant à certains dignitaires lombards, ils ne pardonnaient pas à Didier, ci-devant duc de Toscane, son élévation à la royauté. Peut-être le prince Adalgise laissait-il cependant quelques regrets. En somme Charlemagne était considéré comme un libérateur. Il pouvait croire son nouveau royaume pacifié, et d'autant que le pape célébrait pompeusement ses louanges.
Mais la conquête avait été trop rapide, marquée par trop de soumissions suspectes. L'archevêque de Ravenne, Léon, supportait mal son assujettissement au pape. Il trouva un appui intéressé auprès de Rodgaud, duc de Frioul, et de la famille de celui-ci. Il fit fond sur le nationalisme d'Hildegaud, duc de Spolète, et d'Archis, duc de Bénévent. L'éloignement de Charlemagne, dont on avait appris les difficultés avec les Saxons, l'enhardissait jusqu'à l'imprudence. Tenant pour nulle la donation faite par Charlemagne au pape Hadrien, il revendiqua l'indépendance de l'exarchat de Ravenne, dont il se prétendit le chef. Hadrien fit prévenir Charlemagne et lui demanda secours. Son envoyé fut assez habile pour convaincre le roi des Francs de la nécessité d'intervenir promptement : la révolte de l'archevêque de Ravenne et de Rodgaud risquait de faire tache d'huile. Charlemagne partit pour l'Italie dans les premiers mois de 776, avec une armée réduite mais composée de soldats d'élite. L'archevêque Léon n'avait pas attendu son arrivée pour se soumettre et solliciter son pardon. Le duc de Frioul s'opiniâtra, bien que sa situation fût sans espoir. Ni le duc de Spolète ni celui de Bénévent ne le soutinrent en quoi que ce fût. Une à une, ses villes tombèrent. Lui-même fut assassiné avec sa famille. Charlemagne confisqua les biens des rebelles et installa des comtes francs dans les cités du Frioul. Les Lombards venaient de comprendre qu'il ne leur restait plus qu'à obéir au nouveau roi d'Italie.
Didier et Ansa avaient été enfermés dans le monastère de Corbie. Le ci-devant roi y mourut « dans les veilles, les oraisons, les jeûnes, et en faisant beaucoup de bonnes œuvres ». Ansa fut alors autorisée à rentrer en Lombardie. On ignore ce que devinrent la reine Gerberge et les fils de Carloman. Il est probable qu'eux aussi disparurent dans l'ombre d'un couvent, où se perdirent leurs traces.