III

Le col de Roncevaux

Les Maures (ou Sarrasins) occupaient la péninsule Ibérique, à l'exception du petit royaume des Asturies à l'extrême nord-ouest, royaume où s'étaient réfugiés ceux des chrétiens qui avaient échappé à l'invasion arabe. Le roi des Asturies luttait pied à pied pour défendre l'indépendance de son État. Charlemagne n'avait pas oublié la victoire de Poitiers ni la difficile libération de la Provence. Il révérait la mémoire de Charles Martel, son grand-père. Pépin le Bref avait reconquis Narbonne et la Septimanie. Cependant, malgré la barrière des Pyrénées, la frontière avec l'Espagne (ou plutôt avec l'émirat de Cordoue) restait exposée aux razzias. Charlemagne savait que les émirs de Cordoue n'avaient point renoncé à occuper cette province, non seulement en raison de sa prospérité, mais parce qu'elle formait une tête de pont dans le royaume franc, une base logistique à partir de laquelle il était aisé de lancer des colonnes de pillards. Mais il n'ignorait pas non plus les rivalités politiques qui affaiblissaient militairement l'émirat. Or, à l'assemblée de Paderborn, se présenta une délégation sarrasine, conduite par le gouverneur de Barcelone, Soliman ben Alarabi. Ce dernier était en rébellion ouverte contre l'émir de Cordoue. Il se mit sous la protection de Charlemagne et s'engagea à lui livrer les principales places fortes du nord de l'Espagne, dont Pampelune et surtout Saragosse. On dut trouver étrange que le roi très chrétien consentît à recevoir les pires ennemis du catholicisme et s'abaissât à négocier avec eux. Mais, jadis, Pépin le Bref n'avait-il pas reçu les envoyés du calife de Bagdad ? Charlemagne vit dans la proposition de Soliman une occasion inespérée de consolider la frontière d'Aquitaine. Il conçut le projet d'établir une Marche dont les points d'appui seraient Pampelune, Saragosse et Barcelone. L'opération semblait réalisable, à condition toutefois que Soliman tînt ses promesses. La campagne fut donc rapidement décidée. Les guerriers avaient toute confiance dans les talents de stratège de Charlemagne. En outre la perspective de régler leurs comptes avec les Maures d'Espagne et de faire main basse sur leurs richesses ne leur déplaisait pas. Ils se souvenaient eux aussi des sinistres razzias, des pillages et des massacres en terre franque !

Charlemagne célébra les fêtes de Pâques à Chasseneuil (en Charente) et, laissant la reine Hildegarde qui était enceinte du futur Louis le Pieux, partit pour l'Espagne. On était à la fin d'avril 778. Charlemagne avait rassemblé une armée considérable, composée d'Austrasiens, de Neustriens, de Bourguignons, de Provençaux, de Lombards, et bien entendu d'Aquitains. Il avait convoqué ses vassaux les plus importants. Il emmenait aussi plusieurs des grands officiers de son palais. Ce qui tend à prouver que, tout en faisant fond sur les promesses de Soliman, il ne sous-estimait pas les difficultés. Il avait divisé son armée en deux corps, dont l'un devait entrer en Espagne par la Navarre et l'autre, par la Septimanie. Le franchissement des cols pyrénéens était alors aussi malaisé que celui des cols alpins. En direction de la Navarre les défilés présentaient un danger supplémentaire. C'était en effet la contrée que les Basques habitaient. Ils n'étaient pas sûrs. Leur soumission à l'autorité franque n'était que de surface. Ils avaient été les meilleurs soldats de Waïfre d'Aquitaine, les derniers fidèles d'Hunald. Ils virent, sans plaisir, Charlemagne entrer en Espagne, mais les Francs étaient trop nombreux pour être attaqués, fût-ce au détour d'une gorge ! Ils s'abstinrent donc, provisoirement, de manifester leur hostilité.

Charlemagne arriva sous les murs de Pampelune, qui ouvrit ses portes sans opposer la moindre résistance. De son côté, Soliman s'était emparé de Saragosse ; il avait même battu une armée de l'émir de Cordoue. Huesca fit sa soumission. À l'ouest Girone et Barcelone s'étaient pareillement rendues. Les deux armées franques purent alors faire leur jonction et marcher de conserve vers Saragosse. Charlemagne comptait y entrer sans combat, puisque Soliman en était désormais le maître. La possession de cette ville puissamment fortifiée était déterminante pour lui. Saragosse contrôlait le cours de l'Èbre et les routes vers les Pyrénées. Il comptait en faire le principal poste frontière. Ce fut alors que Soliman retourna sa veste, soit qu'il fût saisi de remords et répugnât à livrer la ville aux chrétiens, soit que ses partisans l'eussent abandonné. Charlemagne ne put prendre la ville. On ne sait pas d'ailleurs exactement ce qui se passa, si l'armée franque fut ou non battue. Le mutisme des chroniqueurs, ou leurs explications embarrassées, autorisent toutes les hypothèses. Ce qui est certain, c'est que Charlemagne ne pouvait se permettre un siège en règle. Il venait de recevoir des nouvelles désastreuses des frontières de l'est : la Saxe entrait à nouveau en combustion ; le pire était qu'elle venait de se donner un chef suprême ; toute la région du Rhin était à feu et à sang ! L'armée franque remonta vers le nord-ouest. Avant de s'engager dans les Pyrénées, Charlemagne fit démanteler les remparts de Pampelune. L'avant-garde et le principal corps de bataille passèrent sans difficulté. Les Basques ne s'intéressaient qu'à l'arrière-garde escortant les chariots chargés de matériel, de vivres et de butin. Ils s'embusquèrent de part et d'autre du col de Roncevaux et se ruèrent soudain sur les Francs. Ces derniers ne purent se déployer selon leur tactique habituelle ni utiliser leur cavalerie. Ils furent submergés par le nombre et périrent jusqu'au dernier, après une défense héroïque. Les Basques pillèrent les chariots et, à la faveur de la nuit, se dispersèrent. Cette bataille eut lieu le 15 août 778, si l'on se réfère à l'épitaphe d'Egghiard. C'était l'échanson de Charlemagne et l'un des commandants de l'arrière-garde. Anselme, comte du palais, et le préfet de la Marche de Bretagne, Roland, s'étaient sacrifiés avec lui. Charlemagne fut, semble-t-il, alerté trop tard. Il put faire enterrer les morts, mais non châtier les Basques disséminés dans leurs repaires. D'ailleurs il ne lui était guère loisible de s'attarder. Mieux valait dans la conjoncture remettre à plus tard le châtiment des coupables et les projets touchant à la Marche d'Espagne. À Saragosse, Soliman avait été tué. L'émir de Cordoue reprit la ville. Il en fut de même de Barcelone et de Huesca. Le bilan de la campagne se soldait donc par un échec.

L'épisode de Roncevaux fit grand bruit. L'orateur des Annales royales écrit : « Ce cruel revers effaça presque entièrement dans le cœur du roi la joie des succès qu'il avait obtenus en Espagne. » Curieuse manière de nuancer la vérité, mais le chroniqueur en question devait rédiger une histoire officielle du règne de Charlemagne… Le fait qu'Éginhard ait consacré un chapitre entier à l'affaire de Roncevaux souligne au contraire l'importance exceptionnelle qu'elle revêtit aux yeux des contemporains. Le voici dans son intégralité :

« Tandis que la guerre contre les Saxons se continuait assidûment et presque sans relâche, le roi, qui avait réparti ses troupes sur les points favorables de la frontière, marche contre l'Espagne à la tête de toutes les forces qu'il peut rassembler, franchit les gorges des Pyrénées, reçoit la soumission de toutes les villes et de tous les châteaux devant lesquels il se présente, et ramène son armée sans avoir éprouvé aucune perte, si ce n'est toutefois qu'au sommet des Pyrénées il eut à souffrir un peu de la perfidie des Basques. Tandis que l'armée des Francs, engagée dans un étroit défilé, était obligée, par la nature du terrain, de marcher sur une ligne étirée et resserrée, les Basques, qui s'étaient embusqués sur la crête de la montagne (car l'épaisseur des forêts dont ces lieux sont couverts favorise les embuscades), descendent et se précipitent tout à coup sur la queue des bagages, et sur les troupes d'arrière-garde chargées de couvrir tout ce qui précédait, et les culbutent au fond de la vallée. Ce fut là que s'engagea un combat opiniâtre dans lequel tous les Francs périrent jusqu'au dernier. Les Basques, après avoir pillé les bagages, profitèrent de la nuit, qui était survenue, pour se disperser rapidement. Ils durent, dans cette rencontre, tout leur succès à la légèreté de leurs armes et à la disposition des lieux où se déroula l'action. Les Francs au contraire, pesamment armés et placés dans une situation défavorable, luttèrent avec trop de désavantages. Egghiard, maître d'hôtel du roi, Anselme, comte du palais, et Roland, préfet des marches de Bretagne, périrent dans ce combat. Il n'y eut pas moyen, dans le moment, de tirer vengeance de cet échec, car, après ce coup de main, l'ennemi se dispersa si bien qu'on ne put recueillir aucun renseignement sur les lieux où il aurait fallu le chercher. »

Dans la merveilleuse Chanson de Roland, dont l'épisode de Roncevaux est le point culminant, Roland est devenu le propre neveu de l'empereur à la barbe fleurie. Il est fiancé à la belle Aude. Sous la plume du vieux Turold les Basques félons se métamorphosent en Maures accourus d'Espagne. « J'ai vu les païens, s'écrie le sage Olivier. Jamais personne au monde n'a pu en voir plus ! Ils sont devant nous cent mille avec leurs écus, revêtus de leurs heaumes lacés et de leur armure blanche, droites leurs lances et luisants leurs sombres épieux ! Vous aurez bataille comme jamais vous n'avez eue, seigneurs français. Dieu vous donne sa force ! Tenez vos positions pour que nous ne soyons vaincus ! Les Français répondent : Honte à qui fuira ! Il n'en manquera pas un devant la mort !… »

Le parallèle avec la relation d'Éginhard est saisissant. Olivier adjure Roland de sonner du cor pour appeler à l'aide. « Je ferais folie, réplique Roland, et perdrais ma renommée en douce France. Durandal va frapper de grands coups et sa garde sera trempée de sang. C'est pour leur malheur que ces félons de païens sont venus dans ce défilé. Je vous promets que tous sont jugés à mort. »

Le combat s'engage. Roland voit mourir ses amis, les uns après les autres. Il est trop tard quand il se résigne à sonner du cor. Blessé à mort, il s'étend sous un pin et tourne son visage vers l'Espagne : « De plusieurs choses le souvenir lui revient : de toutes les terres qu'il a conquises, de la douce France, des hommes de son lignage, de Charlemagne, son seigneur qui l'a élevé. Il ne peut s'empêcher de soupirer et de pleurer, mais il pense à son salut, se repent de ses fautes et demande pardon à Dieu : “Vrai Père, qui jamais ne mentit, qui ressuscita saint Lazare et sauva Daniel des lions, sauve aussi mon âme de tous les périls auxquels les péchés que j'ai commis en ma vie l'exposent !” Et saint Gabriel vient prendre le gant que le moribond offre à Dieu.

Charlemagne a entendu le son du cor. Il redoute le pire et marche en grande hâte. Il voit soudain l'herbe ensanglantée, les corps des guerriers privés de vie. Il trouve entre deux arbres celui de Roland. Il ne peut retenir sa douleur, met pied à terre, étreint le cadavre de son neveu et s'évanouit. Quand il reprend connaissance, il dit : “Roland, mon ami, que Dieu mette ton âme parmi les fleurs du paradis…” »

Cette belle histoire enchanta, que dis-je ! exalta des générations. Elle devint une sorte de bible de la chevalerie et donna naissance à la légende de Charlemagne. Elle reste un mirage auquel il est facile de céder, par le cœur sinon par l'esprit, car elle recèle encore on ne sait quelle mystérieuse palpitation et garde trace de ce que fut la France de ce temps-là, une terre désormais lointaine, au large de notre vie quotidienne.

Pour en revenir à la Marche d'Espagne, car la prose succède inéluctablement aux vers, Charlemagne différa sa vengeance pendant plus de trente ans, attendit jusqu'en 812 pour établir enfin une zone fortifiée entre l'Aquitaine et l'émirat de Cordoue.