V
Pépin d'Italie
J'ai indiqué plus haut que, profitant d'une accalmie pendant la guerre saxonne, Charlemagne avait séjourné en Italie pendant l'hiver et le printemps de 780-781. Les récriminations du pape quant aux restitutions promises, la situation passablement confuse, les intrigues d'Adalgise appuyé par les Byzantins, celles du duc de Spolète, rendaient ce voyage nécessaire. Charlemagne avait été contraint de le différer depuis 778. La reine Hildegarde (qui vivait encore), la famille royale l'accompagnaient, notamment Carloman, son fils cadet. Le 15 avril 781, pour la fête de Pâques, le pape Hadrien « baptisa » le jeune Carloman et lui attribua le prénom de Pépin. Il lui donna ensuite l'onction royale et le couronna roi d'Italie. Ainsi Charlemagne semblait renoncer à régner sur l'ancien royaume lombard. Il en confiait le gouvernement à son fils Pépin. Cette initiative inattendue apaisa l'opinion. On crut en avoir fini avec l'oppression des Francs ! Le couronnement de Pépin équivalait à une libération. Du moins on s'en persuadait. En réalité rien ne fut changé. Charlemagne laissa près de Pépin le conseiller Adalhard, son parent. Adalhard était connu pour son habileté et pour sa fermeté. Officiellement précepteur du jeune roi, il était en fait régent du royaume. Il était aussi aux ordres de Charlemagne ; c'était à lui qu'il devait rendre compte. D'ailleurs Charlemagne continua à s'intituler, comme par le passé, roi des Francs et roi des Lombards, à légiférer, à nommer et à révoquer les fonctionnaires. La seule différence fut qu'il associait le nom de son fils à ses décisions. Cependant les Italiens avaient l'impression d'être quasi indépendants, puisqu'on leur avait donné leur propre roi. De plus Pépin grandissant au milieu d'eux, parlant leur langue, apprenant leurs usages, s'imprégnant de leur mentalité, ils étaient en droit d'espérer que, plus tard, le jeune monarque deviendrait un véritable Italien. Pour l'heure, Charlemagne restait le maître.
Il l'était même doublement, car il avait réussi à subordonner le pape à son autorité. Apprenant sa venue à Rome, Hadrien manifesta la plus grande joie. « De même, avait-il écrit, qu'aux temps heureux du bienheureux Silvestre, pontife romain, la sainte Église catholique, apostolique et romaine, fut élevée et exaltée par le grand, le très pieux empereur Constantin, de sainte mémoire, et jugée par lui digne de recevoir le pouvoir sur ces régions d'Occident ; de même qu'en ces temps heureux, où vous et moi nous vivons, la sainte Église de Dieu, c'est-à-dire celle du bienheureux apôtre Pierre, croisse et exulte, et qu'elle soit toujours exaltée davantage, afin que toutes les nations qui entendront cela puissent dire : Seigneur, conserve le roi et exauce-nous en ce jour où nous t'aurons invoqué, car voici qu'il a surgi un nouvel et très chrétien empereur Constantin, par lequel Dieu a jugé la sainte Église du bienheureux Pierre, prince des apôtres, digne de recevoir toutes choses… »
Le pape Hadrien ne ménageait pas les flatteries à Charlemagne, mais ce n'était point fortuitement qu'il le comparait à l'empereur Constantin. Ces « toutes choses » que Dieu jugeait l'Église « digne de recevoir », c'étaient les villes dont la restitution à l'État pontifical avait été promise en 774, par acte notarié, mais n'avait pas été suivie d'effet ! Pour faire bonne mesure, le pape rappelait à Charlemagne l'existence de la lettre fameuse par laquelle Constantin avait prétendument donné l'Italie au Saint-Siège et même une sorte de suzeraineté sur l'Occident. La lettre était un faux, Hadrien la croyait vraie. Lorsque Charlemagne fut arrivé à Rome, le pape le pria d'exécuter ses promesses. Il prétendait qu'une partie de la Toscane, les duchés de Spolète et de Bénévent, la Sabine et la Corse, appartenant jadis au patrimoine de saint Pierre, lui avaient été dérobés par les rois lombards. Charlemagne regrettait la donation souscrite en 774 ; il la jugeait imprudente et excessive. Il lui était cependant difficile de violer son serment, d'oublier qu'une copie de cette donation avait été solennellement déposée sur le tombeau de l'apôtre. De plus il venait quelque peu en quémandeur. Il ne pouvait exiger que le pape couronnât de force Carloman-Pépin. Il ne s'agissait pas en effet d'une simple cérémonie. En sacrant le jeune prince, Hadrien le reconnaissait pour roi d'Italie. C'était donc un appréciable service qu'il rendait à Charlemagne. Néanmoins ce dernier n'était nullement disposé à rétrocéder le sud de la péninsule au Saint-Siège. Il estimait, à juste raison, que le pape n'avait pas les moyens, en cas de conflit, de défendre un territoire aussi vaste, non plus que de tenir en lisière les ducs de Spolète et de Bénévent et, encore moins, d'affronter l'empereur byzantin. Mais il se devait de faire un geste. Il lui octroya la Sabine et un canton de la Toscane lombarde. C'était une mince satisfaction. Hadrien cessa, provisoirement, de se plaindre. Mais il n'était pas moins opiniâtre que son interlocuteur… Au surplus il n'était point réellement maître de l'État pontifical, ni même de Rome. Le roi des Francs restait patrice romain, c'est-à-dire défenseur de la Ville éternelle. Ce titre correspondait à des devoirs précis, mais aussi à un ensemble de droits. Charlemagne aimait sincèrement le pape Hadrien ; il avait pour lui un respect teinté d'affection. Pour autant la politique n'était pas perdue de vue. Le pape abreuvait d'éloges le roi des Francs. Mais il était bel et bien devenu, malgré lui, une sorte de vassal, un auxiliaire de la politique royale. Certes, il ne pouvait se permettre d'indisposer son puissant protecteur. Celui-ci l'avait délivré de l'oppression lombarde ; l'État pontifical n'était plus menacé par personne. L'Église bénéficiait de l'ordre carolingien, des avantages de la sécurité et de la paix. En revanche le pape devait épouser en tout les vues de Charlemagne, l'aider dans l'administration de l'Italie, au besoin le renseigner. Il était devenu, au plan civil, « le comte de Rome ». Cela n'empêchait pas Charlemagne de glorifier en lui le chef de la chrétienté.
Alors qu'il se trouvait à Rome, il avait reçu une ambassade byzantine, envoyée par l'impératrice Irène. Ces ambassadeurs venaient demander la main de la princesse Gertrude (une des filles de Charlemagne) pour le jeune basiléus Constantin VI. Charlemagne chérissait tellement ses filles qu'il lui répugnait de les marier. Il consentit pourtant aux fiançailles de Gertrude. On convint même qu'elle apprendrait le grec, ainsi que les personnes de sa suite. L'initiative d'Irène comblait d'aise le roi des Francs, et pour plusieurs raisons ! D'abord, il se sentait honoré par cette demande en mariage. Jusqu'ici les empereurs byzantins dédaignaient les monarques d'Occident, tous plus ou moins issus du monde barbare. Héritiers des Césars romains, ils n'avaient point renoncé, comme on l'a dit, à leur ancienne suprématie. Les rois d'Occident n'étaient donc à leurs yeux que des usurpateurs. Les basiléus n'avaient guère apprécié la fulgurante ascension de Pépin le Bref et surtout la conquête de la Lombardie par son fils. Byzance possédait encore la Sicile et le sud de l'Italie, le duché de Naples, Venise et ses îles, ainsi que l'Istrie. Elle entendait conserver ces territoires, d'ailleurs protégés par des forteresses nombreuses et des troupes vigilantes. La subordination de la papauté à Charlemagne aggravait l'inquiétude des basiléus. Ils étaient alors en pleine querelle iconoclastique. Le basiléus Léon IV était mort en 780, laissant un fils en bas âge : Constantin VI. Sa veuve, l'impératrice Irène, assumait la régence. Son gouvernement n'était pas seulement de transition. Elle s'adjugeait les pouvoirs d'un véritable empereur et renversait la politique de ses prédécesseurs. Elle rétablit le culte des images. Les iconoclastes furent évincés et poursuivis. Par voie de conséquence, il lui fallait se rapprocher du pape et de son protecteur, l'illustre roi des Francs. D'où la demande en mariage de Gertrude !
Quant à l'acceptation de Charlemagne, elle s'explique aussi aisément. Elle privait le duc de Bénévent de l'appui éventuel de Byzance et mettait le patrice Adalgise (fils de l'ancien roi Didier) hors d'état d'entreprendre quoi que ce fût.
Le duc de Bénévent, qui se nommait Arichis, était pour Charlemagne un vassal incertain. Il n'avait reconnu la suzeraineté franque que du bout des lèvres. Le duché de Bénévent formait un État d'un seul tenant, fort ancien, fort peuplé, structuré à la façon lombarde, orné de belles églises et défendu par de solides places fortes dont Salerne était la principale. Arichis régnait depuis trente ans. Il avait épousé Adelperge, fille de Didier. Le prince Adalgise était donc son beau-frère. Arichis avait accueilli les dignitaires lombards dépossédés de leurs charges et de leurs biens. Il avait quelque peu trempé dans la rébellion du duc de Frioul, Rotgaud. Sans méconnaître l'autorité des Francs, il menait sa propre politique et entretenait avec Byzance des relations suivies, son beau-frère lui servant d'intermédiaire. Bref, il faisait figure de chef de l'opposition. Par surcroît, son titre de duc lui paraissant au-dessous de son rang, il s'était arrogé celui de prince et, s'il n'osait revendiquer l'héritage de Didier, il se posait en continuateur de l'ancien roi. Charlemagne n'ignorait rien de ses prétentions, de ses agissements. Il temporisait, redoutant qu'Arichis demandât l'appui des Byzantins. Privé de leur appui, le duc de Bénévent ne pouvait affronter l'armée franque. Les fiançailles de Gertrude avec Constantin VI ruinaient donc ses espérances. Charlemagne le laissa tranquille ; les Saxons lui donnaient assez de tablature ! Après la reddition de Widukind, il avait les mains libres. Il fit son entrée à Rome au début de janvier 787, avec le cérémonial habituel. Son fils, Pépin d'Italie, l'accompagnait, indispensable prête-nom ! Il offrit au pape Hadrien quelques territoires dans le duché de Bénévent, afin d'apaiser ses scrupules et se prépara à envahir la terre d'Arichis. Pour ce voyage, au lieu d'une simple escorte, il avait emmené une armée. Son but était évidemment d'abattre la puissance du duc de Bénévent, du moins de le contraindre à une entière soumission. Arichis ne manquait ni de vaillance ni de talents militaires. Il avait de bons soldats, des fils et des conseillers dévoués. Son peuple l'aimait. Mais que pouvait-il devant l'armée franque ? Il était isolé, sans alliés, sans amis. Il s'empressa d'envoyer à Rome son fils aîné, Romuald, avec des présents. Romuald supplia Charlemagne de ne pas envahir le Bénévent. Il déclara que son père était prêt à se soumettre. Le pape, les grands dissuadèrent Charlemagne d'ajouter foi aux promesses d'Arichis. L'armée se mit donc en marche. Elle établit son camp dans la région de Capoue. Arichis se jugea perdu. Il avait abandonné sa capitale de Bénévent et s'était réfugié dans la forteresse de Salerne. Mais il se sentait aussi peu capable de livrer une bataille rangée que de soutenir un long siège. Il réitéra son offre de soumission, implora le roi des Francs d'épargner son État, en clair d'empêcher les dévastations et les pillages ordinairement infligés aux pays conquis ! Il livra son second fils, Grimoald, et douze nobles en otages. Il demanda toutefois la faveur de ne pas comparaître en personne. Charlemagne y consentit. Les envoyés se rendirent à Salerne pour y recevoir le serment d'Arichis, lequel s'engagea à verser un tribut annuel de 20 000 sous d'or. Satisfait, Charlemagne regagna la Francie.
Comme on le constate, il pouvait se montrer clément, voire indulgent. Il est vrai que les Bénéventais étaient chrétiens, alors que les Saxons étaient païens. Il y avait une grande différence entre les uns et les autres aux yeux du roi des Francs. Cependant il s'était réjoui un peu trop vite. Après son départ, Arichis entra en pourparlers avec les Byzantins. L'impératrice saisit l'occasion. Elle accepta de céder le duché de Naples à Arichis, à condition qu'il se reconnût son vassal. Ce dernier s'empressa d'accepter. Ce fut alors que son fils aîné Romuald mourut, et qu'il mourut lui-même en août 787.
Pour Charlemagne, cette double disparition était opportune. Elle réduisait à néant l'alliance avec les Byzantins, d'autant qu'il détenait en otage Grimoald, second fils d'Arichis. Il envoya des délégués à Bénévent, pour y recevoir le serment de fidélité de la population. Les grands cédèrent à l'intimidation ou, craignant pour leur vie, s'enfuirent du duché. La régence était assurée par Adelperge, en attendant le retour de Grimoald. Adelperge était, et pour cause, hostile aux Francs. Elle n'avait aucunement l'intention de jurer fidélité à leur roi. Son frère Adalgise venait de débarquer à Salerne, à l'incitation de l'impératrice Irène. Il l'encourageait à résister. Le pacte d'alliance avec les Byzantins fut renouvelé. Pour donner le change, une députation du Bénévent vint demander à Charlemagne le retour de Grimoald. Le roi y consentit, bien que le pape l'eût informé du complot qui se tramait. Il exigea toutefois que Grimoald lui jurât fidélité avant de repartir et que, pour mieux marquer sa soumission, il inscrivît son nom sur les monnaies de Bénévent et datât ses actes de son propre avènement. C'était prendre un risque considérable, mais Charlemagne aimait faire confiance, fût-ce à ses adversaires. Il leur donnait en somme une chance ! Or, contrairement à son père et malgré les conseils de sa mère, Grimoald respecta scrupuleusement son serment. Il y eut quelque mérite ! L'impératrice Irène, voyant ses plans s'écrouler, expédia une flotte en Sicile. Le duc de Spolète vint au secours de Grimoald, lequel avait reçu par ailleurs un renfort franc. Les Byzantins tentèrent néanmoins d'envahir ses États. Grimoald remporta sur eux une victoire décisive, en novembre 788.
On ne parlait plus du mariage de Gertrude avec Constantin I et les relations diplomatiques avec Byzance manquaient de cordialité. Qu'importait au roi des Francs ! Il avait atteint ses objectifs. L'Italie lui était définitivement soumise, y compris le duché de Bénévent. Le pape servait fidèlement la cause carolingienne ; il n'avait pourtant obtenu qu'une faible portion des territoires promis.