VII
Tassilon
La Bavière avait été rattachée au royaume franc dès le règne de Clovis. Mais ses ducs, tirant parti de l'émiettement du pouvoir mérovingien, s'étaient rendus quasi autonomes. L'avènement des Carolingiens avait modifié les rapports de forces. Le duc Odilon avait dû se soumettre. Son fils et successeur, Tassilon, manœuvrait en secret pour se soustraire à la tutelle carolingienne. Il avait quelques années de plus que Charlemagne, dont il était parent par sa mère, sœur de Pépin le Bref. Il avait épousé Liutberge, une des filles de Didier, roi des Lombards. Elle ne pardonnait pas au roi des Francs d'avoir dépossédé sa famille du trône de Lombardie, enfermé son père et sa mère dans un monastère et réduit son frère à l'exil. Elle poussait son mari à rompre tout lien avec les Carolingiens. Dans la conjoncture cette attitude était risquée !
La Bavière était un État bien organisé et d'une puissance non négligeable. Il était divisé en comtés dont les titulaires détenaient des pouvoirs civils, judiciaires et militaires identiques à ceux des comtes francs. Le duc était, comme Charlemagne, assisté de conseillers ecclésiastiques et laïcs. La Bavière, christianisée depuis longtemps, comptait six évêchés, d'importantes abbayes, une multitude d'églises. Le clergé y prospérait dans la tranquillité. On vantait la piété de Tassilon, sa connaissance des Écritures et du droit canon. Il ne manquait pas d'assister aux conciles tenus par les évêques et les abbés, et veillait scrupuleusement à l'application de leurs décisions. Il veillait aussi au versement de la dîme. Son peuple le révérait pour son esprit de justice et de charité. Quant au pape, il ne pouvait que bénir son zèle envers la Sainte Église. Bref, la Bavière était, à peu près sur tous les plans, un État aussi évolué que le royaume franc. Elle avait même ses lois propres, codifiées entre 744 et 748 sous le règne d'Odilon.
En 757, Tassilon avait juré fidélité à Pépin le Bref, reconnaissant par là la suzeraineté du roi franc. Néanmoins, pendant la campagne de Pépin contre Waïfre d'Aquitaine, il avait brusquement lâché l'armée royale et, sous prétexte de maladie, regagné son duché avec le contingent bavarois. Depuis lors il se comportait en prince indépendant, comptant sur l'alliance de Didier, son beau-père. Rien ne semblait alors menacer le royaume lombard. Tassilon obtint même du pape que son fils, Théodon, fût associé au « trône » de Bavière et reçût l'onction royale. Tout laissait penser que, tôt ou tard, il érigerait son duché en royaume, de sa propre initiative et sans rencontrer d'obstacles de la part du Saint-Siège. Par la suite il annexa la Carinthie, qui était une province slave et fut immédiatement christianisée. Le clergé chanta ses louanges et il bénéficia de prières publiques.
Charlemagne laissait faire, tout en ouvrant l'œil. Il n'ignorait rien des agissements de Tassilon, de ses prétentions de plus en plus affirmées, du rôle de Liutberge, car il avait ses espions en Bavière. Il feignait même d'oublier que Tassilon s'était abstenu de lui prêter serment. Son attitude changea, dès qu'il crut avoir pacifié la Saxe. Il résolut cependant d'agir avec douceur. Alors qu'il séjournait à Rome (781-782), pour y faire couronner Pépin d'Italie et Louis d'Aquitaine par le pape Hadrien, il persuada ce dernier d'intervenir auprès de Tassilon. Le pape accepta : c'est assez dire qu'il était aux ordres de Charlemagne ! Une ambassade se rendit en Bavière, composée d'envoyés d'Hadrien et de Charlemagne. Tassilon s'inquiéta. Il demanda que des otages lui fussent remis, pour répondre de sa sécurité. Quand arrivèrent les otages, il partit pour Worms, où Charlemagne tenait l'assemblée annuelle des Francs. Le duc de Bavière se reconnut spontanément vassal du roi des Francs et jura de lui être fidèle. Puis il regagna la Bavière, plus résolu que jamais à préserver l'indépendance de son duché. Il connaissait parfaitement la situation en Saxe, l'influence de Widukind, et misait sur les difficultés de Charlemagne. Il eût mieux fait d'essayer de comprendre le caractère de son redoutable cousin ! Il aurait alors prévu la conquête totale de la Saxe, l'inévitable chute de Widukind. Or, une fois que le territoire saxon serait annexé par Charlemagne, quel pourrait être le sort de la Bavière ? Elle serait totalement encerclée, puisque la Lombardie était elle-même réunie au royaume franc. Tassilon prit peur. Il envoya une ambassade à Rome. Invoquant sa qualité de prince chrétien et surtout son zèle à l'égard de l'Église, il demandait au pape d'intervenir auprès de Charlemagne. Hadrien lui rendit volontiers ce service. Il pria le roi très chrétien de se montrer bienveillant envers Tassilon, par surcroît son parent. Charlemagne venait de mater la révolte d'Arichis, duc de Bénévent. Il était encore en Italie. Il céda volontiers aux instances du pape et consentit à recevoir les envoyés de Tassilon. Il demanda à ceux-ci quelles garanties ils comptaient lui offrir pour appuyer leurs propositions de paix. « Mais ceux-ci répondirent qu'ils n'avaient aucune instruction à cet égard et qu'ils ne pouvaient faire autre chose que de rapporter à leur maître la réponse du roi et celle du pontife. Irrité d'une telle réponse et les soupçonnant de fraude et de perfidie, Hadrien résolut de les frapper du glaive de l'anathème, si jamais ils manquaient au serment de fidélité qui, déjà auparavant, avait été prêté entre les mains du roi. Ils s'en retournèrent donc, laissant en suspens toute négociation. » (Les Annales royales).
En menaçant le très pieux Tassilon d'anathème, Hadrien servait à nouveau la politique royale. Sa décision n'était même pas justifiée : Tassilon n'avait point dénoncé son serment de vassal ; hormis un banal incident de frontière, il n'avait pas fait acte de belligérance. On ne sait si le pape éprouva quelque regret de prendre ainsi position contre un prince si dévot. Cette année-là (787) Charlemagne tint son assemblée à Worms. Il y informa les grands de « tout ce qu'il venait de faire en Italie, parla, en terminant, de l'ambassade envoyée à Rome par Tassilon, et résolut d'éprouver comment le duc de Bavière voudrait agir après les promesses de fidélité qu'il lui avait faites ». Pieuse formule du rédacteur des Annales pour adoucir « l'épreuve » imaginée par Charlemagne. Ce dernier rassembla une armée et la divisa en trois corps, afin d'attaquer la Bavière simultanément par le nord, l'est et le midi. Il ne pouvait à la vérité tolérer l'enclave bavaroise entre la Germanie et l'Italie. Cette démonstration de force servait aussi d'avertissement à ceux dont la docilité était suspecte et qui conservaient la nostalgie des libertés perdues. Tassilon se trouvait dans la situation du duc de Bénévent. Il se sentit perdu et pour éviter l'invasion, vint trouver Charlemagne. Il reconnut ses fautes, s'en repentit publiquement et se déclara prêt à souscrire les engagements que l'on exigerait de lui. Charlemagne lui pardonna cette fois encore. Cependant Tassilon dut renouveler son serment de fidélité et remettre, avec son fils Théodon, douze otages choisis parmi les plus nobles des Bavarois.
Tassilon regagna la Bavière et Charlemagne hiverna dans sa résidence d'Ingelheim. La duchesse Liutberge poussa son mari à négocier une alliance secrète avec les Avars. Ce peuple habitait l'ancienne Pannonie romaine. Il était voisin des Bavarois et des Saxons. Charlemagne avait d'autant plus de raisons de s'assurer de la fidélité de Tassilon. Or, aux termes du traité passé avec les Avars, il fut convenu que ceux-ci envahiraient la Saxe en même temps que les Bavarois attaqueraient sur un autre point. Tassilon croyait que les Francs ne pourraient tenir sur deux fronts. Il avait confiance en son armée, qui était intacte et paraissait résolue à combattre. Il oubliait deux choses. L'armée bavaroise, si pugnace et disciplinée fut-elle, manquait de cavaliers. Il existait en outre un parti favorable aux Carolingiens. Ce parti s'était développé sous l'influence des agents de Charlemagne de plus en plus actifs et nombreux. Ils attisaient les mécontentements, avivaient les craintes, ne ménageaient pas les promesses. Charlemagne fut immédiatement informé du pacte passé avec les Avars, du plan qui avait été arrêté et probablement de la date fixée pour son exécution.
Il mit Tassilon en demeure de se présenter devant l'assemblée des grands, qui se tenait à Ingelheim, en juin 788, afin de se disculper des accusations portées contre lui. Tassilon ne pouvait se soustraire à cette convocation. Il espérait endormir à nouveau la défiance de Charlemagne et gagner le temps nécessaire en faisant quelque concession. Sans doute commença-t-il par opposer des dénégations aux faits qui lui étaient reprochés. Mais Charlemagne produisit des témoins. C'étaient les Bavarois favorables aux Carolingiens et, parmi eux, certains conseillers du palais ducal. « Ils déclarèrent que Tassilon, après avoir livré son fils en otage, avait cédé aux instigations de sa femme Liutberge, fille de Didier, roi des Lombards, qui était restée l'ennemie jurée des Francs depuis l'exil de son père, et qu'il s'était efforcé, pour nuire au roi, d'exciter la nation des Huns1 à entreprendre une guerre contre les Francs. Et, en effet, dans la même année, l'événement prouva combien cette accusation était fondée. Ils le chargeaient encore de plusieurs actions et paroles qui ne pouvaient provenir que d'un ennemi furieux. » L'auteur des Annales ne précise pas lesquelles. Il est probable que la Bavière servait d'asile aux réfugiés lombards ; que Liutberge facilitait les intrigues, finançait les complots contre les Francs d'Italie. Tassilon reconnut les faits. Il n'essaya même pas de se défendre. Coupable de lèse-majesté et de félonie, il fut condamné à mort par l'assemblée d'Ingelheim. Charlemagne eut cependant pitié de lui. Il ne voulait pas verser le sang de sa famille et fit grâce de la vie au condamné. Mais pour le mettre hors d'état de nuire, il le déposséda de la Bavière et le relégua dans un monastère. Tassilon demanda seulement la faveur de ne pas être tonsuré publiquement, comme il était de règle en pareil cas. Charlemagne accepta de lui épargner cette honte. Les deux fils de Tassilon (Théodon et Théodebert), sa femme et ses filles furent eux aussi enfermés dans des monastères. C'en était fini de l'illustre et très ancienne lignée des Agilolfinges qui tenait la Bavière bien avant que les ancêtres des Carolingiens ne fussent sortis de l'ombre. Il faut pourtant convenir que Tassilon avait tout fait pour provoquer cette catastrophe. La Bavière, après une rapide épuration, fut administrée par des comtes francs. Il semble que les Bavarois acceptèrent assez facilement l'ordre carolingien. Charlemagne avait d'ailleurs maintenu leur droit privé. Sans doute subsistait-il cependant un parti d'opposition, et regrettait-on le ci-devant duc. Quelques années s'écoulèrent. Puis Charlemagne tira Tassilon de son monastère et le fit à nouveau comparaître devant l'assemblée des grands. Tassilon consentit volontiers à implorer le pardon de ses crimes et se démit formellement, pour lui et sa famille, de toute prétention sur la Bavière. Il était devenu un moine plein de ferveur et ne se souciait plus des grandeurs de ce monde. Sa renonciation solennelle désarmorçait l'opposition bavaroise. Elle légalisait en quelque sorte l'annexion du duché. Désormais le royaume franc formait un bloc homogène, face aux Slaves et aux Avars, ses dangereux voisins.