IX
Le ring
Éginhard estime que la guerre contre les Avars fut la plus terrible de toutes les guerres que fit Charlemagne, si l'on excepte celle des Saxons : « Il y mit, écrit-il, plus d'acharnement et y déploya de plus grandes forces que dans les autres. » Les Avars, race turco-tartare, avaient la même origine que les Huns. Ils leur ressemblaient d'ailleurs par leur aspect, leur mentalité, leur mode de vie et leur organisation. Ce qui explique que les chroniqueurs les appellent Huns. Ils avaient le visage mongolique ; ils portaient les cheveux longs et tressés, la moustache tombante. C'étaient des pillards professionnels, d'une rare férocité, et des païens convaincus. Ils haïssaient les chrétiens, mais ils s'intéressaient surtout aux trésors des sanctuaires et des couvents. Anciens nomades, ils occupaient un vaste royaume de part et d'autre du Danube moyen, d'une superficie à peu près égale à la Bavière, avec laquelle ils avaient une frontière commune. Leur chef, ou leur roi, était le Khan, secondé par le jugur. Il n'habitait pas une ville forte, mais un camp militaire appelé Ring (anneau). Notker de Saint-Gall pretend avoir recueilli ce témoignage d'Adalbert et le reproduit sans hésiter : « Le pays des Huns, disait-il, était entouré de neuf cercles. Pour moi qui ne pouvais en imaginer d'autres que des cercles d'osier, je lui demandai : « Quel était donc ce miracle, Seigneur ? – Il était entouré, me répondit-il, de neuf haies. » Ne sachant pas davantage ce qu'étaient ces haies d'une autre espèce, et ne connaissant que celles dont on entoure les moissons, je le questionnai de nouveau, et il me dit : « Un de ces cercles avait une telle étendue qu'il renfermait un espace aussi grand que la distance de Zurich à Constance ; il était de plus tellement construit en troncs de chênes, de hêtres et de sapins, que, d'un bord à l'autre, cette palissade avait vingt pieds de largeur et autant de hauteur. L'intervalle était rempli de pierres très dures et d'une craie fort compacte, et la surface supérieure de ce rempart était couverte de buissons non taillés ; entre les divers cercles étaient plantés des arbustes qui, comme nous le vîmes souvent, quoique coupés et abattus, poussaient des branches et des feuilles ; là aussi étaient placés les bourgs et les villes, tellement rapprochés qu'on pouvait s'entendre de l'un à l'autre. En face de ces bâtiments et dans ces murs inexpugnables étaient ouvertes des portes étroites par lesquelles les Huns sortaient pour piller, non seulement du cercle extérieur, mais de tous les autres. Il en était de même du second cercle construit comme le premier. Vingt milles de Germanie, qui en font quarante d'Italie, le séparaient du troisième, et ainsi de suite jusqu'au neuvième, quoique ces cercles fussent beaucoup plus étroits les uns que les autres. D'un cercle à l'autre, les propriétés et les habitations étaient partout disposées de telle manière que, de chacune d'elles, on pouvait entendre les signaux donnés par le son des trompettes. Tandis que les Goths et les Vandales portaient partout la terreur, les Huns entassèrent, pendant deux cents ans et plus, dans leurs asiles ainsi fortifiés, toutes les richesses de l'Occident… »
Ou bien Adalbert s'est moqué de Notker, ou bien ce dernier n'a rien compris à ses explications, et, sinon, il se moque lui-même du lecteur. Il reste néanmoins que le Ring était puissamment fortifié, sans doute entouré de plusieurs palissades concentriques. Il était de même exact – les faits le prouvèrent – que, depuis des siècles, les Avars entassaient dans ce camp le produit de leurs pillages.
À mesure que la frontière orientale du royaume franc se rapprochait de leur État, les Avars sentaient grandir leur inimitié à l'encontre de Charlemagne. Ils soutenaient systématiquement ses adversaires, les Lombards comme les Bavarois. Ils avaient contracté alliance avec Tassilon. Ignorant sans doute que le duc de Bavière avait été convoqué devant l'assemblée d'Ingelheim et condamné à mort, et respectant leurs engagements, ils attaquèrent simultanément au sud et à l'ouest. Ils furent battus sur les deux fronts : en Carinthie et dans le duché de Frioul. Ils se regroupèrent et furent à nouveau battus. Un grand nombre d'entre eux se noyèrent dans le Danube. Ce n'était que le prélude d'une implacable guerre. Charlemagne confia le commandement militaire de la Bavière et de la Carinthie à Gérold, son beau-frère et l'un de ses meilleurs lieutenants. Les circonstances l'obligèrent à différer ses projets de campagne. Les Avars tentèrent alors de négocier, mais le roi des Francs avait décidé de les châtier. Il partit de Ratisbonne en septembre 791, avec une puissante armée que devaient renforcer les troupes amenées par Pépin d'Italie. Il la divisa, comme toujours, en deux corps dont l'un progressa par la rive droite du Danube, l'autre par la rive gauche. Un convoi de bateaux montés par les Bavarois et commandés par Gérold descendait en même temps le fleuve. Les Avars avaient bâti des retranchements hâtifs, mais ils renoncèrent à les défendre, refluèrent en désordre vers le centre du royaume. Les Francs s'avançaient quasi sans combattre, perpétrant leurs dévastations habituelles, massacrant ou capturant les guerriers qui tombaient entre leurs mains. Il s'en fallut de peu que le royaume des Avars ne fût entièrement conquis en cette seule campagne. Une épidémie stoppa la progression des Francs. Elle tua neuf chevaux sur dix. Privé de cavalerie, Charlemagne dut ordonner la retraite. Malgré les succès remportés simultanément par les troupes de Pépin d'Italie, les Avars étaient provisoirement sauvés. Il ne restait plus à Charlemagne qu'à préparer une nouvelle expédition. Il s'y employa, mais la crise de 793 et surtout le soulèvement saxon l'obligèrent à remettre. Il eut cependant le temps de faire jeter un pont sur le Danube, afin de faciliter le passage des troupes et des approvisionnements.
Les Saxons en révolte avaient sollicité l'alliance des Avars. Mais ceux-ci avaient éprouvé de trop lourdes pertes en 791. En outre la défaite les avait désunis. Ils contestaient le pouvoir du Khan, sans doute parce qu'il n'avait pas été capable d'arrêter l'invasion. L'un des principaux dignitaires du royaume, le tudun, vint offrir sa terre et ses hommes à Charlemagne. Désormais le roi des Francs avait son propre parti au sein du peuple avar. Il chargea Pépin d'Italie d'exploiter la situation. Le jeune roi disposait d'un excellent général en la personne d'Éric, duc de Frioul. Il lui confia son armée. Les Avars étaient en pleine révolution. Le Khan venait d'être assassiné et les grands se disputaient le pouvoir. Le duc Éric s'empara du Ring et fit main basse sur une partie du fabuleux trésor. L'année suivante (796), Pépin prit lui-même le commandement. Le désordre le plus total dressait les Avars les uns contre les autres. Le nouveau Khan tenta d'organiser la résistance. Le tudun le fit assassiner. Pépin reprit le Ring et le détruisit de fond en comble. Il ne fallut pas moins de quinze chariots tirés par quatre bœufs pour transporter ce qui restait du trésor. Cet immense butin était composé de vases, de plats, de bijoux, de calices, de croix, de pièces d'or et d'argent, produit des rançons, mais aussi du pillage des églises et des riches maisons. Il provenait des razzias conduites aussi bien en Occident que dans l'empire byzantin. Charlemagne le partagea entre ses fidèles, en dota les églises et les monastères, put envoyer de somptueux objets d'art et des étoffes précieuses au Vatican. « De mémoire d'homme, s'écrie Éginhard, les Francs n'avaient pas encore soutenu de guerre qui les eût enrichis davantage et comblés de plus de dépouilles. Jusqu'alors ils avaient toujours passé pour un peuple assez pauvre : mais ils trouvèrent tant d'or et d'argent dans le palais du Khan, ils s'enrichirent dans les combats d'un butin si précieux qu'on est fondé à croire qu'ils enlevèrent avec justice aux Huns ce que les Huns avaient injustement enlevé aux autres nations. » Faut-il ajouter foi à ce qu'il écrit sur la dépopulation totale de la « Pannonie » ? Selon lui, « il n'est pas resté un seul habitant, la solitude du lieu où s'élevait la demeure royale du Khan, lieu qui n'offre pas aujourd'hui trace d'habitation humaine, atteste combien il y eut de combats livrés et de sang répandu. Toute la noblesse des Huns périt dans cette guerre, toute son influence fut anéantie ». Bien que décimés, les Avars se révoltèrent en 797, à l'incitation de ce tudun qui avait si bien servi Charlemagne. En 799, nouvelle révolte, mais qui fit long feu, comme la précédente. Il faut cependant admettre que les combats furent assez sérieux, puisque les ducs Éric de Frioul et Gérold de Bavière y laissèrent la vie. Pourtant le royaume avar avait d'ores et déjà cessé d'exister en tant que tel. Les missionnaires prirent la suite des soldats, avec un succès plus rapide qu'en Saxe. Ceux-là savaient « prêcher au peuple le joug léger du Christ et son suave fardeau ».
L'extension du royaume mettait à nouveau les Francs en contact avec des peuples inconnus. Il faut souligner que Charlemagne avait avancé ses frontières orientales d'environ quatre cents kilomètres. Cette progression continue l'avait contraint à entreprendre de nouvelles guerres, ne fût-ce que pour mettre les territoires conquis à l'abri des incursions. C'est ainsi qu'après avoir annexé la Bavière et la Carinthie, il avait dû soumettre les Avars. La réunion de la Saxe au royaume l'amenait pareillement à se préoccuper du voisinage slave. C'était un problème d'une extrême complexité, car les Slaves, s'ils formaient une apparente communauté linguistique et religieuse, n'étaient pas une nation. C'était au contraire un agglomérat de peuples autonomes. Il y avait les Abodrites joignant la mer Baltique et bordant la Saxe septentrionale ; plus au sud, les Wilzes ; puis, touchant à la Thuringe, les Sorabes ; puis les Bohémiens, voisins de la Bavière, et les Croates, voisins de la Carinthie. Ces peuples étaient partagés en clans dominés par une aristocratie. Ils vivaient de pêche, d'agriculture et d'élevage. N'ayant ni roi ni chef suprême, ils ne pouvaient avoir d'action concertée. De plus les rivalités opposaient fréquemment les clans entre eux. Pépin d'Italie et le duc Éric avaient aisément vaincu les Slaves du sud, plus ou moins alliés des Avars dans les années 796-797. Charlemagne ne s'intéressa qu'aux Slaves du nord. Pour être plus précis, il utilisa au mieux de ses intérêts les luttes tribales, semant au besoin la désunion entre les chefs. Les Abodrites et les Sorabes se donnèrent à lui par haine des Wilzes. Ils participèrent même à l'expédition punitive qu'il conduisit contre ces derniers en 789. Les Wilzes préférèrent se soumettre et livrer des otages. Les chroniqueurs célèbrent à l'envi les succès des Francs ; ils laissent entendre que Charlemagne conquit les territoires slaves comme il l'avait fait de la Saxe ou de la Lombardie, et que ces peuples abjurèrent le paganisme. Il faut en rabattre beaucoup. Malgré le silence de l'histoire, il est raisonnable de penser que l'influence carolingienne fut limitée et sporadique, ne concerna guère que les Abodrites, les Sorabes et les Wilzes, cependant suffisante pour consolider la frontière.
Un autre danger menaçait l'Europe. En 793, les Danois ou Nortmans, montés sur leurs nefs rapides, avaient attaqué la Grande-Bretagne. Cependant ils n'osaient encore s'en prendre aux côtes du royaume franc.