I
Aix-la-Chapelle
Nous approchons de cette année 800 qui marque l'apothéose de Charlemagne. En trente-deux ans (768-800) il a réalisé ses principales conquêtes. Que l'on se reporte à la carte insérée dans cet ouvrage : on constatera la « dilatation » de l'empire, les annexions réalisées. Cette extension quasi continue témoigne des vertus militaires de Charlemagne, mais aussi de son audace, mais encore de son incroyable ténacité. On perçoit à l'évidence qu'elle répond moins à l'ambition du conquérant qu'à une pensée politique précise et à d'impérieuses nécessités. Elle traduit également l'esprit de mesure, la pondération et la prudence d'un grand chef d'État. Nulle improvisation hâtive, mais une lente maturation, suivie d'une préparation méthodique, précédée d'une mise en condition quasi moderne de l'opinion et de tractations diplomatiques dans le but d'éviter le recours aux armes.
Avant d'évoquer les autres aspects de la personnalité de Charlemagne, de rendre compte de ses autres activités, il paraît utile de retracer brièvement les étapes de sa carrier jusqu'en 800. Il sied de rappeler tout d'abord que les trois premières années de son règne (768-771) ne laissaient guère prévoir la prodigieuse destinée qui sera la sienne, ni le grand roi qu'il a su devenir. Le partage du royaume entre lui et Carloman, son frère cadet, ruinait en partie l'œuvre de Pépin le Bref. Il ne permettait pas d'envisager des opérations de grande envergure, et d'autant moins que les deux frères ne s'entendaient pas. Charlemagne se trouva seul en face des Aquitains révoltés avec l'appui des Gascons. Cette révolte néanmoins domptée, il retomba sous la tutelle de la reine Berthe, sa mère. Il n'aperçut point le caractère offensant pour la mémoire de Pépin le Bref de la politique de Berthe, ni les dangers qu'elle présentait. Dans cette optique, il consentit à épouser Désirée, la fille de Didier, roi des Lombards, comme à se réconcilier avec Tassilon, duc de Bavière. L'alliance avec les Lombards, le pardon accordé à Tassilon rompaient avec la politique suivie par Pépin le Bref. Elle ouvrait au roi Didier la possibilité de s'emparer de toute l'Italie, en particulier de l'État pontifical et, par là même, portait atteinte à l'alliance entre le Saint-Siège et les rois francs. Elle resserrait en outre l'alliance entre la Bavière et la Lombardie ; Didier et Tassilon pouvaient se retourner tôt ou tard contre l'État franc. Le pacifisme de la reine Berthe s'avérait donc lourd de conséquences. Pourtant Charlemagne semblait partager les vues de sa mère, ne pas voir les risques qu'elle prenait par idéalisme ou par humeur. Peut-être cherchait-elle à éviter un conflit entre ses fils, conflit susceptible de dégénérer en guerre générale. Nous sommes trop mal informés sur cette période, et sur les raisons incitant la reine à agir de la sorte, pour affirmer quoi que ce soit. En tout cas, en 771, le vrai Charlemagne émerge brusquement. À la mort de Carloman, il s'empare de son héritage et reconstitue intégralement le royaume de Pépin le Bref. Les fils de Carloman et leur mère s'enfuient en Lombardie. La fille de Didier est congédiée sans ménagements et la reine Berthe renvoyée à sa quenouille.
Seul maître désormais et libre de ses actes, Charlemagne inaugure son règne par une expédition contre les Saxons. Redoutables voisins, ceux-ci n'avaient jamais cessé de menacer les provinces franques de Hesse et de Thuringe, ni de multiplier les raids fructueux, et cela malgré les représailles exercées par Charles Martel et par Pépin le Bref. Chaque fois vaincus, les Saxons demandaient la paix, acceptaient de livrer des otages et de payer tribut. Avec eux, tout était toujours à recommencer ! La première expédition de Charlemagne eut le même caractère punitif et produisit les mêmes effets décevants. Sans doute projeta-t-il dès cette époque d'améliorer la défense de la Thuringe et de la Hesse, mais il dut remettre l'exécution de ses projets. Le pape Hadrien Ier l'appelait au secours. Didier de Lombardie avait mis la main sur l'exarchat de Ravenne et la Pentapole, envahi l'État pontifical. Plus grave encore, il avait l'intention de faire couronner les fils du défunt Carloman par le pape. Charlemagne mit en demeure Didier d'évacuer l'État pontifical. Puis il franchit les Alpes par le Mont-Cenis et le val d'Aoste, bouscula l'armée lombarde et assiégea Pavie où Didier s'était enfermé. Pendant ce siège (octobre 773 à juin 774), il se rendit à Rome et confirma la donation faite par son père au Saint-Siège. Après la reddition de Pavie, il se proclama roi des Lombards. Dans un premier temps, il laissa subsister l'administration lombarde. Une révolte du duc de Frioul l'obligea à changer le personnel en place et à nommer des comtes francs (776).
En Saxe, les opérations militaires avaient repris en 775. Elles aboutirent à l'annexion de la région de Paderborn (sud de la Saxe). Plusieurs forteresses furent construites et reçurent des garnisons franques. 777 fut une année apparemment décisive. Charlemagne tint l'assemblée annuelle à Paderborn et les Saxons adhérèrent massivement au christianisme. Ces baptêmes spectaculaires n'étaient bien entendu qu'un leurre ! À cette même assemblée, le gouverneur de Saragosse, révolté contre l'émir de Cordoue, vint demander aide à Charlemagne et l'abusa de fausses promesses. 778 fut une année de crise ; la situation parut un moment compromise. L'expédition en Espagne tourna court. Charlemagne ne put s'emparer de Saragosse. Il dut ordonner la retraite sous la pression des événements. On sait l'importance que revêtit aux yeux de l'opinion l'épisode tragique du col de Roncevaux. L'Italie s'agitait. L'Aquitaine et la Gascogne donnaient des inquiétudes. Et, surtout, la Saxe s'embrasait, qui venait de se donner un chef suprême en la personne de Widukind. Charlemagne fit front. L'adversité décuplait ses talents et tendait sa volonté. Pour en finir avec les Saxons, il résolut de conquérir la totalité de leur territoire et de l'agréger au royaume, quel que fût le prix de cette conquête. Dès lors, chaque année fut marquée par une nouvelle campagne, souvent conduite par lui-même. Nulle guerre ne fut plus acharnée, ni plus systématique, ni plus cruelle : le massacre de Verden en atteste ! Widukind finit par se rendre et par recevoir le baptême (785). La Saxe était désormais soumise, à l'exception de la Nordalbingie.
Simultanément, Charlemagne avait calmé les agitations des Lombards, des Aquitains et des Gascons. Afin de respecter les particularismes, il avait érigé l'Italie et l'Aquitaine en royaumes en faveur de ses fils Pépin et Louis. Mais Pépin d'Italie comme Louis d'Aquitaine ne furent jamais que des vice-rois aux ordres de leur père. Charlemagne gardait la main sur leur administration. Il n'avait pas oublié la défection du duc Tassilon, ni ses intrigues avec les Lombards ; il le destitua en 785 et annexa la Bavière avec la Carinthie. La même année, il lança une seconde expédition en Espagne qui aboutit à la reddition de plusieurs villes, dont Girone, première amorce de la conquête de la Marche d'Espagne destinée à protéger l'Aquitaine des incursions sarrasines. Deux ans plus tard, il mettait fin à la collusion du puissant duc de Bénévent avec les Byzantins et soumettait l'Italie du sud.
L'extension du royaume franc fut à nouveau compromise en 793. Cette seconde crise fut précédée par un complot suscité par Pépin le Bossu. Elle amena Charlemagne à instaurer un serment général d'allégeance. Le complot de Pépin traduisait en effet l'irritation d'une partie des grands sans doute las de guerroyer. En 793, les Maures franchirent les Pyrénées et se ruèrent sur la Septimanie. Guillaume de Toulouse parvint à briser leur élan. Charlemagne organisa dès lors l'occupation progressive de la Marche d'Espagne. Cette même année 793, la Saxe se révolta. Cette vaste insurrection était provoquée par les rigueurs excessives du capitulaire promulgué par Charlemagne et par la rapacité des ecclésiastiques chargés d'évangéliser cette contrée. Il fallut quatre ans de guerre pour avoir enfin raison des rebelles. Charlemagne acheva de pacifier la Saxe en adoucissant le règlement draconien qu'il avait édicté et en réorganisant l'Église.
L'annexion de la Bavière et de la Carinthie lui avait donné pour frontaliers les Avars (que l'on appelait les Huns). De multiples incidents les avaient mis aux prises avec les Francs. À son habitude, Charlemagne tenta de s'entendre avec eux. Il entra en pourparlers avec leur chef et devant l'échec des négociations, prit la décision de les attaquer. La guerre, commencée en 791, fut interrompue par l'insurrection saxonne. Elle reprit en 795. La prise du Ring par Pépin d'Italie porta aux Avars un coup mortel. Ils furent définitivement vaincus en 796. Charlemagne incorpora une partie de leur territoire à la Bavière, une autre au duché de Frioul, le reste devenant la Marche de Pannonie, comme au temps des Césars romains. Mais il existait une grande différence entre le limes romain et les frontières du royaume franc. Charlemagne avait agrégé à ses États la totalité de la Germanie, ce que les Césars n'avaient pu réussir au zénith de leur puissance : ils étaient parvenus, non sans d'extrêmes difficultés, à contenir les Germains ; Charlemagne les avait domptés.
L'extension du royaume vers l'est déplaçait d'autant son centre (ce qui est une vérité de La Palice !). Désormais l'axe du territoire franc se situait non plus en Ile-de-France, mais dans la région comprise entre la Meuse, la Moselle et le Rhin. Elle était d'ailleurs le berceau et restait l'assise de la puissance carolingienne. C'était là que les aïeux de Charlemagne avaient eu leurs principaux domaines, leurs richesses, leurs fidèles partisans, et ces villas que les chroniqueurs affublent complaisamment du nom de palais. Charlemagne était respectueux du passé. Il avait donc toutes les raisons de fixer sa résidence au cœur de l'ancienne Austrasie. Il choisit Aix-la-Chapelle. Jusqu'ici il avait mené l'existence nomade de ses pères, qui avait été celle des rois mérovingiens. Le « palais » (c'est-à-dire l'ensemble de la Cour) se déplaçait d'une villa royale à une autre, pour y consommer les produits récoltés sur le domaine. Ces « palais » royaux étaient pour la plupart des villas gallo-romaines à demi ruinées par les invasions, réparées tant bien que mal, puis augmentées de constructions souvent en bois. C'étaient à la fois de vastes domaines agricoles et des résidences. Tous, ou presque, répondaient aux mêmes critères. Imaginez une cour décorée d'un portique et entourée de bâtiments. Le plus important de ceux-ci est évidemment la maison du maître. Les autres sont les logements des officiers et des serviteurs, les dépendances : cuisine, cellier, granges, écuries, pressoir. La chapelle est construite en pierres bien appareillées. Un verger s'étend à proximité, ainsi qu'un jardin potager et bouquetier, et parfois un parc clos où s'ébattent les bêtes sauvages. On verra plus loin l'organisation du domaine agricole proprement dit : sa superficie couvre des milliers d'hectares. Les maisons royales sont toutes dotées d'une grande salle d'apparat ou salle du trône. Elles sont aussi plus confortables, mieux meublées, et décorées parfois de sculptures, de colonnes, de plaques de marbre et de mosaïque jadis importées d'Italie par les « sénateurs » gallo-romains. Dans certaines d'entre elles subsistent des bains munis d'hypocaustes. Toutes sont bâties à proximité d'une rivière ou d'un fleuve : Compiègne, Verberie et Quierzy sur l'Oise, Attigny sur l'Aisne, Héristal sur la Meuse, Nimègue sur le Wahal, Ingelheim et Worms sur le Rhin, Thionville sur la Moselle, etc. Charlemagne aimait bâtir. Il agrandit et embellit chacun de ces « palais ». On a retrouvé les fragments de stuc, de marbre, de peinture à fresque, de celui d'Ingelheim. Et l'on sait que la salle d'audience mesurait 30 mètres sur 15.
À mesure qu'il progressait vers l'est, Charlemagne délaissa ses résidences d'Ile-de-France et de Picardie. Il se rapprochait du théâtre des opérations : d'où sa prédilection pour Ingelheim, Worms, Héristal ou Dùren qui était situé entre la Meuse et le Rhin. Cependant, à mesure que sa grandeur s'affirmait et que, devenu roi d'Occident avant d'en être l'empereur, il se posait en rival du basiléus byzantin, maître de l'Orient, il voulut ériger un palais à sa mesure. Il n'ignorait point la splendeur de la demeure des basiléus. Pendant ses séjours à Rome et à Ravenne, il avait visité les grandioses constructions des anciens Césars et le palais élevé par Théodoric, roi des Ostrogoths. Il avait compris que ces édifices témoignaient de la puissance et de la gloire de leurs constructeurs. De même que Louis XIV bâtissant Versailles, il voulut attacher son nom à un palais qui serait digne de lui, mais qui serait aussi une résidence fixe et deviendrait le centre du pouvoir carolingien, avec des services permanents, un trésor, des archives, en même temps qu'il éblouirait ses contemporains par son luxe et par sa beauté.
Il aurait pu choisir les environs d'une ville, par exemple Cologne ou Mayence. Cologne avait été romaine ; elle avait déjà un long et glorieux passé. Mayence était au confluent du Rhin et du Main. Le choix de Charlemagne se porta sur Aix, qui n'était rien et se trouvait en dehors des voies romaines, bien qu'une légion y eût tenu garnison. Cette pauvre agglomération était située dans une plaine entre la Meuse et le Rhin, arrosée par la Wurm, un affluent de la Roer. Des sources d'eau chaude y jaillissaient en abondance. Les environs étaient giboyeux. Les chroniqueurs ne manquèrent pas d'expliquer le choix de cette localité par le goût prononcé de Charlemagne pour la chasse et pour les bains ! Il avait des raisons plus sérieuses.
On ignore à quelle date il conçut son projet. Il résida à Aix à plusieurs reprises. On peut conjecturer que les travaux commencèrent vers 790, furent accélérés l'année suivante et se trouvaient assez avancés en 794 pour que la Cour s'y installât définitivement. Ils furent néanmoins poursuivis jusqu'en 800, et peut-être après. Les destructions successives, les restaurations malencontreuses, l'imprécision des chroniques, rendent presque impossible une restitution fidèle de l'ensemble architectural voulu par Charlemagne. Il ne choisit pas seulement l'emplacement du « Versailles carolingien » ; il en contrôla les plans et les travaux avec cette minutie parfois ombrageuse qu'on lui connaissait.
Cet ensemble occupait un terrain en pente et se divisait en deux groupes de bâtiments ; au sommet le palais, au bas la chapelle et ses annexes. Le palais avait des dimensions imposantes. La salle du trône mesurait en effet 46 mètres sur 20. Elle s'ouvrait sur trois absides. Le reste de l'étage comprenait l'antichambre et la chambre de Charlemagne, et celles de ses filles. Une balustrade entourait le bâtiment, d'où le roi était à même d'observer tout ce qui se passait. Le rez-de-chaussée, partagé en cinq pièces, était affecté aux serviteurs. Une galerie protégeait l'entrée du palais qui était relié à la chapelle par une longue galerie. Un aigle de bronze doré surmontait le toit.
La chapelle royale avait les dimensions d'une basilique. Elle était consacrée à la Vierge et au Christ. Il n'en reste aujourd'hui que la partie centrale (d'ailleurs remaniée). Elle n'avait pas été construite selon le plan basilical alors en usage. C'était essentiellement un polygone de seize côtés, dans lequel s'inscrivait un octogone haut de 31 mètres à partir des fondations. Cet octogone (d'environ 14,5 mètres de diamètre) était entouré par une galerie large de 6,5 mètres et surmonté de tribunes. Il était flanqué d'un chœur éclairé par deux baies et renfermant deux autels superposés : celui du rez-de-chaussée dédié à la Vierge, celui du dessus au Christ. Une grande croix cimait la toiture. À l'opposé du chœur s'élevait le pavillon d'entrée, encadré par deux tourelles. Ces tourelles contenaient les escaliers à vis donnant accès à l'étage des tribunes. Les toits de l'édifice étaient en lames de plomb et surmontés de sphères dorées. Des bâtiments adjacents étaient réservés à l'apocrisaire, aux membres du clergé ; ils abritaient aussi le trésor et les archives de la chapelle. Devant la porte d'entrée se développait un atrium de 36 mètres sur 17, au centre duquel l'eau jaillissait de la gueule d'une ourse de bronze.
Charlemagne avait fait venir les meilleurs ouvriers qu'il put trouver. Les colonnes et les plaques de marbres furent importées de Ravenne avec l'assentiment du pape Hadrien. Rien ne parut trop beau ni trop cher au roi des Francs pour orner sa chapelle. Il prodigua l'or, l'argent, le bronze, la mosaïque. Les colonnes étaient en marbre, mais aussi en porphyre rouge, vert ou turquoise. Les portes, les balustrades, en bronze savamment travaillé. Le dôme de l'octogone était recouvert d'une mosaïque représentant, sous un ciel étincelant d'étoiles, le Christ en majesté, avec un manteau royal, entouré d'anges et accompagné des vieillards de l'Apocalypse. Le trône de Charlemagne, en marbre blanc, se dressait en face de l'autel du Rédempteur, à l'étage des tribunes. Les contemporains célébrèrent à l'envi la beauté de cet édifice élevé à la gloire du Christ et de sa mère, et quelque peu à celle de son architecte.
On aimerait donner plus de détails sur les bâtiments qui bordaient la grande cour, entre le palais et la chapelle. Ils abritaient les services royaux, la salle du trésor, les archives, la bibliothèque, les logements des comtes palatins et autres dignitaires, les bains. Les fouilles et sondages qui ont été effectués au cours des âges, les travaux passionnés et passionnants des érudits allemands certes fournissent d'utiles indications, mais interdisent un excès de précision. Ils donnent cependant quelque idée de ce palais bientôt impérial, conçu par Charlemagne dans un dessein politique non douteux. Les chroniqueurs ne nous sont d'aucun secours. Éginhard se contente d'écrire : « Quoique ardent à agrandir ses États, en soumettant à ses lois les nations étrangères, Charles ne laissa pas de commencer et même de terminer en divers lieux beaucoup de travaux pour l'éclat et la commodité de son royaume. Les plus remarquables furent, sans aucun doute, la basilique construite avec un art admirable, en l'honneur de la mère de Dieu, à Aix-la-Chapelle, et le pont de Mayence sur le Rhin. » Notker de Saint-Gall rapporte des anecdotes peu dignes d'intérêt sur la construction de la basilique. Il signale l'existence d'une agglomération autour du palais. Mais il oublie de parler des agréments du jardin, et du parc aux bêtes sauvages, ainsi que de la proximité d'une forêt giboyeuse où le maître des lieux, escorté de ses invités et de sa meute, satisfaisait sa passion de la chasse.
La bourgade bâtie en hâte autour du palais devint rapidement une petite ville peuplée de marchands et d'hôteliers mais aussi de fonctionnaires non logés au palais. La présence de Charlemagne attirait d'innombrables visiteurs : comtes, chefs de guerre, viguiers, délégations étrangères, notables venus de Saxe, de Frise, de Bavière, d'Italie, d'Aquitaine, de la Marche d'Espagne, de Bourgogne ou de Bretagne, prélats et candidats à la prélature, abbés et simples clercs, nobles en quête d'une fonction, simples curieux venus dans la seule perspective de contempler le visage du roi d'Occident, pétitionnaires de tout poil, beaux esprits impatients de se produire, de plaire et d'être agrégés à l'académie palatine. Il fallait nourrir, loger, amuser cette multitude fort mêlée. L'encombrement, l'animation devaient être extraordinaires, lors des grandes fêtes, de la venue d'un personnage illustre ou du retour des armées en campagne. Les chefs étaient reçus au palais et c'était vers le palais que montait la file des chariots transportant le butin ou le produit des tributs. Nul n'avait oublié le spectacle des quinze chariots pliant sous le poids de l'or et des objets précieux découverts dans le Ring des Avars !
Bref, en peu d'années, Aix-la-Chapelle devint une ville analogue à celle de Versailles au temps du Roi-Soleil. Les départs de Charlemagne la vidaient aux trois quarts. Ses retours la remplissaient à nouveau. Les poètes de service, toujours en veine de flatterie, l'appelaient la Nouvelle Rome. Le savant Alcuin la comparait à Jérusalem. Charlemagne laissait dire. Ces hyperboles servaient ses desseins.
On ne sait rien de l'architecte de la chapelle, sinon qu'il s'appelait Eudes. De savants érudits ont disputé, et disputent encore, sur le point de déterminer le modèle dont Eudes s'inspira. Pour les uns, le chrysotriclinos de Byzance, d'origine romaine ; pour les autres, Saint-Vital de Ravenne, hypothèse la plus probable. Pour certains, c'est un reliquaire géant et pour d'autres l'antique tombe des héros, ou les deux à la fois. Ces discussions montrent quel intérêt s'attache à tout ce qui touche Charlemagne. Il reste que ses contemporains béaient d'admiration devant cet édifice audacieux. Du dôme aux fondations ils le croyaient inventé par le grand roi d'Occident. C'était pour eux une innovation absolue, et surtout l'image de sa foi conquérante ! Ils n'avaient point visité Byzance et ne se souvenaient guère des monuments d'Italie.