II
« Charles, le très excellent… »
L'accession de Charlemagne à l'empire n'eut certes pas le caractère fortuit que lui prête Éginhard. Ce fut le résultat d'une longue préparation. Le basiléus était, comme on sait, l'héritier des Césars, c'est-à-dire de l'empire romain dans son entier. Il exerçait en cette qualité un droit de suzeraineté sur les rois d'Occident. Il était en outre le protecteur de Rome et du Saint-Siège. Ce droit de suzeraineté avait encore un semblant de réalité au temps de Clovis et des premiers Mérovingiens. Il s'était ensuite effrité et ne traduisait, sous le règne de Charlemagne, qu'une prétention insoutenable. Quant à leur rôle de protecteurs de l'Église, les basiléus avaient cessé depuis longtemps de l'assumer. Bien plus, la querelle de l'iconoclastie les avait jetés dans l'hérésie et, par là même, opposés au pape. C'était Charlemagne qui avait défendu Rome contre les Lombards et véritablement fondé l'État pontifical. Il avait en outre imposé une orthodoxie rigoureuse au clergé franc, combattu les hérésies et le paganisme, propagé la religion chrétienne dans tous les territoires qu'il avait annexés. Sa puissance territoriale et militaire dépassait désormais celle de l'empereur byzantin. Quant à l'Église, elle n'avait pas eu depuis Constantin de protecteur plus agissant. La foi de Charlemagne était même plus solide que celle de Constantin, dont les clercs n'ignoraient point le penchant pour l'arianisme. Ce furent précisément eux qui célébrèrent à l'envi la venue d'un nouveau Constantin, la présence d'un nouveau roi David, et répandirent l'idée d'une restauration de l'Empire romain en Occident. Il n'est pas exagéré de dire qu'ils promurent ainsi un parti impérial. Les écrits d'Alcuin sont à cet égard éloquents. Dès 794, il écrivait : « Heureuse, dit le psalmiste, la nation dont Dieu est le seigneur ! Heureux le peuple exalté par un chef et soutenu par un prédicateur de la foi ! C'est ainsi que, jadis, David, choisi par Dieu, soumit à Israël, par son glaive victorieux, les nations d'alentour… Sous le même nom, animé de la même foi et de la même vertu, celui-ci1 est maintenant notre chef et notre guide : un chef à l'ombre duquel le peuple chrétien repose dans la paix, et qui de toutes parts inspire la terreur aux nations païennes ; un guide dont la dévotion ne cesse, par sa fermeté évangélique, de fortifier la foi catholique contre les sectateurs de l'hérésie… »
En 799, Alcuin adressait au futur empereur cette lettre restée fameuse :
« Jusqu'à présent, trois personnes ont été au sommet de la hiérarchie dans le monde :
– Le représentant de la Sublimité apostolique, vicaire du bienheureux Pierre, prince des Apôtres, dont il occupe le siège. Ce qu'il est advenu au détenteur2 actuel de ce siège, votre bonté a pris soin de me le faire savoir.
– Vient ensuite le titulaire de la dignité impériale, qui exerce la puissance séculière dans la seconde Rome3. De quelle façon impie le chef de cet empire a été déposé, non par des étrangers, mais par les siens et par ses citoyens, la nouvelle s'en est répandue partout.
– Vient en troisième lieu la dignité royale, que Notre-Seigneur Jésus-Christ vous a réservée pour que vous gouverniez le peuple chrétien. Elle l'emporte sur les deux autres dignités, les éclipse en sagesse et les surpasse.
C'est maintenant sur toi seul que s'appuient les Églises du Christ, de toi seul qu'elles attendent le salut : de toi, vengeur des crimes, guide de ceux qui errent, consolateur des affligés, soutien des bons… »
Naguère, le pape Hadrien avait lui-même écrit : « Seigneur, sauve le roi et exauce-nous le jour où nous t'invoquons, parce que voici qu'un nouveau et très chrétien empereur Constantin a surgi en ces jours, par lequel Dieu a daigné tout donner à la Sainte Église du prince des Apôtres, Pierre ! »
On se souvient des conditions dramatiques dans lesquelles Hadrien avait appelé Charlemagne au secours de Rome et placé l'Église sous la protection du roi des Francs. Ses prédécesseurs lui avaient d'ailleurs montré la voie, depuis Zacharie. Recherchant la protection des Francs, le Saint-Siège abandonnait de facto l'alliance byzantine, laquelle s'avérait inopérante. Cet abandon équivalait à une vacance de l'empire, si l'on veut à une scission entre les deux parties, occidentale et orientale, qui composaient fictivement cet empire. Il y avait donc une vacance à combler, du point de vue politique. Par ailleurs Charlemagne, détenait déjà le titre de patrice des Romains. Pour lui comme pour les guerriers francs, protection signifiait quasi-possession. Charlemagne ne se contentait pas de « protéger » Rome ; il s'ingérait dans l'administration même de la ville. L'indépendance du pape y restait entière au plan de la spiritualité. Elle était au contraire des plus limitées quant aux affaires temporelles. Hadrien s'était efforcé vainement d'obtenir la rétrocession des territoires prévue par la pseudo-donation de Constantin. Il n'avait pu davantage assurer sa prééminence en Occident et il apparaissait comme une sorte de lieutenant du roi des Francs. N'eussent été ses liens d'amitié avec Charlemagne et les marques de respectueuse affection que celui-ci lui prodiguait, il est évident qu'un conflit les eût opposés. Non seulement parce que Charlemagne ne tenait pas exactement les promesses qu'il avait souscrites après la conquête de la Lombardie, mais parce qu'il se comportait en chef de la chrétienté, en chef religieux ! Prétendant agir au nom du pape, il réformait l'Église, nommait les évêques, imposait au clergé l'ordre carolingien et tenait au besoin des conciles où ses vues finissaient toujours par prévaloir. Hadrien ne pouvait mettre en doute ses bonnes intentions, ni son orthodoxie, ni les résultats spectaculaires qu'il obtenait. Chacune de ses conquêtes avait été une « croisade », s'accompagnait de l'évangélisation des peuples vaincus. Charlemagne avait ainsi doublé le patrimoine spirituel de la sainte Église : il lui avait donné les âmes des Frisons du nord, des Saxons, des Avars et même des musulmans de la Marche d'Espagne. Jamais, depuis Constantin, il n'avait existé pareil prince évangélisateur, meilleur glaive de la foi, lieutenant plus glorieux du Saint-Siège ! Que le pape Hadrien ait exercé sur Charlemagne une influence déterminante, cela est évident. Il fut réellement son guide spirituel et, dans le domaine de la foi, leur entente fut complète et constante. Pour autant, Hadrien songea-t-il à faire de Charlemagne un empereur d'Occident ? Rien ne prouve qu'il en ait eu le projet et, sinon, il eût fallu que le futur empereur consentît à reconnaître qu'il tenait sa couronne du pape, autrement dit qu'il admettait la suprématie de ce dernier. Or, au plan temporel, leurs rapports étaient, comme on a vu, singulièrement équivoques. De plus la diplomatie pontificale gardait ses droits : Hadrien maintenant des rapports courtois avec Byzance. Il était clair que, tant que vivrait ce pontife intelligent et respecté, il n'y aurait point de rupture officielle et définitive avec le basiléus. Quelles qu'eussent été à cette époque la pensée politique et les ambitions de Charlemagne, il se devait d'accepter le principe d'une autorité supérieure à la sienne dans la hiérarchie des pouvoirs, en théorie du moins. Il s'appliquait au surplus à ménager la susceptibilité du basiléus, ne fût-ce que pour éviter une guerre avec les Byzantins.
La mort d'Hadrien et surtout une révolution de palais à Byzance, l'une survenue en 794, l'autre en 797, modifièrent l'échiquier politique. Jusqu'ici, l'ancien empire des Césars formait en somme trois blocs : l'empire byzantin, l'empire arabe morcelé en émirats et le grand royaume franc. L'anarchie qui régnait désormais à Byzance risquait fort de compromettre cet équilibre. Que s'était-il passé ? Irène, veuve du basiléus Léon IV, s'était dessaisie, non sans résistance, de la régence qu'elle exerçait pendant la minorité de son fils, Constantin VI. Celui-ci avait irrité ses sujets par des mesures trop rigoureuses. Irène profita du mécontentement général pour faire crever les yeux de son fils et reprendre le pouvoir. Par surcroît elle s'était fait sacrer basiléus. Cet empereur-femme fut aussitôt contesté. Un parti d'opposition se forma. Ses députés vinrent même offrir la couronne de Byzance à Charlemagne, qui la récusa. Il était prévisible qu'Irène ne conserverait pas longtemps le pouvoir. Ces événements achevaient de dissiper le mirage de la suzeraineté byzantine sur l'Occident. Dans les conceptions du temps, Irène n'était même pas usurpatrice : en tant que femme, elle ne pouvait pas exercer valablement la charge d'empereur !
Telle était bien l'opinion personnelle de Charlemagne. Déjà, quand Irène n'était encore que régente, il avait contrebattu son influence. Elle avait réuni un concile à Nicée en vue d'en finir avec les iconoclastes. Charlemagne répliqua par la réunion d'un concile à Francfort, lequel condamna les Actes de Nicée. Il avait fait rédiger dans ce dessein les Libri Carolini par Théodulf, un de ses conseillers ecclésiastiques. Quel était le mobile de cette condamnation ? L'incapacité d'Irène, en tant que femme, de décider en matière de foi ! Or les basiléus, évêques et rois, s'étaient jusqu'ici posés en chefs religieux et promouvaient les conciles qui leur semblaient utiles. En réunissant le concile de Francfort, Charlemagne s'arrogeait donc un nouveau pouvoir, celui de gouverneur de la chrétienté. Le coup d'État perpétré par Irène en 797, la cruauté qu'elle avait montrée à l'égard de son fils, venaient heureusement conforter la position du roi des Francs. Désormais cette fausse impératrice, criminelle par surcroît, perdait tout crédit aux yeux des chrétiens. Charlemagne avait donc le champ libre, car ce n'était certes pas le nouveau pape Léon III qui pouvait défendre les intérêts du trône byzantin !
Ces considérations aident à discerner ce que pouvait être le futur empire d'Occident, et ce qu'il sera effectivement. Le souvenir du vieil empire romain persistait, non certainement dans le peuple, mais dans le milieu, fort restreint, des lettrés. Ce n'était guère plus que la nostalgie, toute littéraire, d'une grandeur déchue, dont, ici et là, les ruines des monuments romains témoignaient. Depuis longtemps déjà, on avait oublié la pax romana : trop de mutations s'étaient opérées, trop de guerres avaient bouleversé l'Europe ! Cependant Charlemagne avait à peu près reconstitué la puissance tentaculaire des Césars, dompté les peuples de l'est, annexé des territoires où les légions de jadis avaient connu de sanglants revers. Le royaume carolingien ne ressemblait en rien à celui des Mérovingiens aux limites indécises ; il avait réellement les dimensions d'un empire. Il existait en outre une différence de nature entre les guerriers francs et les légionnaires romains. Ces derniers combattaient, toutes croyances mêlées, pour accroître le patrimoine de Rome. Les Francs étaient un nouveau « peuple élu ». Ils combattaient pour le Christ Rédempteur dont leur chef était le délégué, le représentant. Il ne s'agissait donc pas de restaurer l'empire des Césars, quelles que fussent les reveries des lettrés à ce sujet, mais d'instaurer un empire chrétien d'Occident. Charlemagne s'en était déjà institué le « gouverneur ». Bien plus, la situation du nouveau pape Léon dans la capitale de la chrétienté, situation des plus difficiles, faisait du roi des Francs le véritable guide spirituel de ses peuples. C'est bien là ce qu'exprimait Alcuin dans sa lettre de 799 : le pouvoir royal, qui occupait la troisième place dans la hiérarchie terrestre, passait au premier rang, par suite de la faiblesse du pape et de l'indignité du « basiléus » Irène.
La foi chrétienne fut l'un des motifs – et même le motif essentiel – de l'avènement de Charlemagne à l'empire. Mais il existait aussi des raisons politiques. Aux abords de l'an 800, le royaume franc était un empire de fait par ses dimensions mêmes. Il l'était encore par la juxtaposition des peuples qui le composaient. Le royaume laissé par Pépin le Bref était devenu une puissance européenne, alors que l'empire byzantin avait régressé et perdu de son influence. En outre, Charlemagne avait appelé à sa Cour l'élite des penseurs, des administrateurs et des soldats. Sa Cour était, si l'on peut dire, internationale. Le faste dont il s'entourait dans les cérémonies officielles, l'accueil à la fois chaleureux et grandiose qu'il réservait aux ambassadeurs, l'éclat de son palais d'Aix-la-Chapelle et surtout de l'église-reliquaire qu'il y avait bâtie, ajoutaient à son prestige. Les princes des nations étrangères, les rois d'Angleterre ou des Asturies comme le lointain calife de Bagdad, recherchaient son amitié. Nouveau roi David, il n'avait nul besoin du titre d'empereur pour accroître sa gloire ou pour fortifier son autorité. Il était réellement tout-puissant et jouissait par surcroît d'une immense popularité. Mais il y avait l'avenir. Deux fils de Charlemagne étaient déjà rois : Pépin d'Italie et Louis d'Aquitaine. Il serait utile que le prince Charles, leur aîné, héritât d'un titre supérieur à celui de roi. Cette perspective n'échappait certainement pas à Charlemagne, ni à ses conseillers politiques.
Une habile propagande avait insinué dans les esprits l'opportunité du couronnement de Charlemagne. Soldats du Christ, les Francs voyaient dans cette élévation de leur chef l'aboutissement de leurs sacrifices. Un peu de sa gloire rejaillirait sur tous. Les ducs et les comtes en recevraient un regain de prestige. Déjà les clercs entonnaient, dans les Laudes royales :
« Christ, exauce-nous ! À Charles, le très excellent, couronné par Dieu, grand et pacifique, roi des Francs et des Lombards, patrice des Romains, Vie et Victoire ! »