III

Le pape Léon III

Après l'attentat d'Irène contre Constantin VI et la quasi-vacance de l'empire (au moins pour l'Occident), il était donc loisible à Charlemagne de se faire couronner. Son entourage l'y poussait unanimement et c'était son désir secret. Fidèle à ses méthodes, il sut pourtant ne rien précipiter, attendre un événement propice. Ce fut le pape Léon III qui le lui fournit, involontairement. Son prédécesseur Hadrien Ier était issu d'une illustre famille ; il lui avait été facile d'imposer silence aux factions qui divisaient la Ville éternelle. Tel n'était pas le cas de Léon III dont les origines semblent avoir été modestes, bien qu'il fût aussi Romain de naissance. Il avait pourtant été élu à l'unanimité, le 25 décembre 795. Sans doute croyait-on promouvoir un pape de complaisance. Peu après son élévation au pontificat, les factions manifestèrent leur hostilité à son endroit, et il put redouter le pire. Il est probable qu'il prit rapidement conscience de son isolement et du danger auquel il s'exposait. Peu après son avènement, il envoya à Charlemagne le procès-verbal de son élection, les clefs de Saint-Pierre, dont on sait qu'il s'agissait d'une distinction honorifique : les grand-père et père de Charlemagne en avaient eux-mêmes été décorés. L'envoi de l'étendard de Rome prenait, en la conjoncture, un sens particulier. Cette initiative rappelait en effet qu'en sa qualité de patrice des Romains le roi des Francs était maître temporel de la ville de saint Pierre. Mais Léon III avait fait davantage : si l'on s'en rapporte aux Annales royales, il demandait en outre à Charlemagne de dépêcher un représentant pour recevoir le serment du peuple romain. En clair, cela signifiait que Léon III entendait conférer au patriciat de Charlemagne une valeur supplémentaire. Hadrien Ier s'était toujours efforcé de préserver l'indépendance de Rome. Son successeur rompait délibérément avec cette politique ; il plaçait Rome sous l'autorité directe de Charlemagne. Ce dernier s'empressa de faire droit à sa demande. Il envoya à Rome son ami Angilbert, abbé de Saint-Riquier.

Angilbert apporta à Léon III de magnifiques présents, mais aussi cette lettre dans laquelle Charlemagne définissait avec vigueur leurs pouvoirs respectifs :

« …De même que j'ai contracté avec votre prédécesseur un lien sacré de paternité, ainsi je désire former avec votre béatitude le même lien de foi et de charité inviolable ; afin qu'avec la grâce de Dieu et par les prières des saints, je jouisse partout des effets de la bénédiction apostolique, et que je puisse défendre à jamais le saint Siège de l'Église romaine. Car c'est à moi, par le secours de la divine Piété, qu'il appartient de protéger au-dehors l'Église de Jésus-Christ contre les attaques des païens et les ravages des infidèles ; de la fortifier au-dedans, en faisant reconnaître partout la foi catholique. Et c'est à vous, Très Saint-Père, d'aider aux efforts de nos armées, en élevant les mains vers Dieu, comme Moïse ; afin que, par votre intercession et par la grâce de Dieu, le peuple chrétien remporte toujours la victoire sur les ennemis de son saint nom, et que le nom de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ soit glorifié dans tout l'univers. Mais que votre prudence s'attache à suivre les canons ; que des exemples de sainteté éclatent dans votre conduite, que de saintes exhortations sortent de votre bouche. Ainsi votre lumière brillera devant les hommes de telle sorte qu'en voyant vos bonnes œuvres, ils glorifieront le Père céleste. »

Charlemagne entendait donc limiter le rôle de Léon III à celui d'intercesseur, et se chargeait du reste ! Tel était le prix de l'amitié et de l'appui qu'il lui offrait. Il se permettait même de l'inviter à respecter scrupuleusement le droit canon et à donner le bon exemple. Doutait-il à ce point de l'honnêteté morale de Léon III ? Quelles informations détenait-il à son sujet ? L'abbé Angilbert reçut cette instruction :

« La divine miséricorde t'a conduit heureusement près de notre père, le pontife apostolique. Avertis-le soigneusement de toute la dignité qu'il doit observer dans sa conduite ; rappelle-le principalement à l'observation des sacrés canons et au sage gouvernement de la sainte Église, selon que tu en auras conféré avec lui et qu'il sera opportun pour lui. Insinue-lui souvent combien l'honneur dont il jouit est passager et combien est de longue durée la récompense promise à celui qui agira bien dans ce haut rang. Exhorte-le avec soin à détruire la simonie qui infecte en plusieurs lieux le corps de l'Église, et tous autres abus dont tu te souviens que nous nous sommes plaints entre nous. N'oublie pas de lui rappeler ce dont j'avais traité avec son prédécesseur le bienheureux Hadrien, touchant l'érection d'un monastère à saint Paul, et qu'à ton retour tu puisses m'en rendre un compte exact. Que le Seigneur te guide et te ramène en toute sécurité. Et qu'il dirige le cœur de Léon en toute droiture, afin qu'il fasse ce qui sera profitable à la sainte Église, et qu'il soit pour nous un bon père et un puissant intercesseur. »

Nous ignorons la teneur des entretiens d'Angilbert avec Léon III, notamment quelles perspectives d'avenir furent évoquées. En tout cas le pape ne tenta point d'assurer son autonomie à l'égard du pouvoir temporel. Il accepta le rôle dans lequel son puissant protecteur entendait le confiner et se mit à ses ordres. La mosaïque qu'il fit exécuter dans le triclinum du palais du Latran en apporte la preuve. Entre autres scènes elle représentait saint Pierre tendant, de la main droite, le pallium à Léon III, et de la main gauche, l'étendard semé de rosés à Charlemagne. Faisant pendant à ce groupe, on voyait l'empereur Constantin et le pape Sylvestre agenouillés aux pieds de Jésus-Christ. Charlemagne y figurait donc comme « nouveau Constantin » ! On ne pouvait être plus clair. Bien plus, Léon III data ses actes simultanément à partir de son élévation au pontificat et de l'avènement de Charlemagne comme roi d'Italie, ce qui revenait à admettre que Rome et l'État pontifical étaient placés sous son autorité. Il fallait que sa situation fût bien mauvaise pour qu'il renonçât de la sorte à toute liberté d'action, se reconnût aussi complètement vassal du roi des Francs ! À vrai dire, c'était en lui qu'il plaçait toute son espérance.

Le 25 avril 799, jour de la litanie majeure célébrée dans le but d'attirer la protection céleste sur les biens de la terre, comme le pape se rendait à cheval du Latran à l'église Saint-Laurent in Lucina, il tomba dans un guet-apens. Des hommes armés de bâtons et d'épées, l'assaillirent, le désarçonnèrent, le rouèrent de coups et le traînèrent jusqu'au couvent Saint-Étienne et Saint-Sylvestre. Les agresseurs étaient stipendiés par deux hauts fonctionnaires pontificaux, le primicier Pascal et le sacellaire Camulus, tous deux parents du défunt Hadrien Ier. Ces derniers agissaient au nom d'une importante faction de l'aristocratie romaine. Leur but était de déposer ce pape sorti de rien et qui, privé de partisans, cherchait l'appui exclusif des Francs en abdiquant sa souveraineté temporelle sur Rome. Éginhard écrit que les conjurés accablèrent le malheureux Léon III d'outrages, lui arrachèrent les yeux et lui coupèrent la langue. En réalité le pape fut seulement menacé de ce supplice ; il ne perdit ni la vue ni la parole. On le transféra au monastère Saint-Érasme, dont la surveillance semblait plus facile. Pendant la nuit, le cubiculaire Albinus et quelques fidèles enlevèrent Léon III et le conduisirent au palais du Latran. Et là, selon les chroniques, le pape recouvra miraculeusement la voix et la vue ! Survint alors le duc de Spolète, Winigis, avec une bande armée. Il va sans dire que l'intervention de Winigis n'était pas due au hasard. Il ne s'agissait point en effet d'un simple attentat contre le pape, mais d'une révolution intéressant toute la ville de Rome : une faction hostile aux Francs et au pontife coupable de « collaboration » cherchait à s'emparer du pouvoir. Le duc de Spolète avait été chargé par Charlemagne de surveiller la situation. Prévenu de l'attentat contre Léon III, il était accouru. Il ne tenta point cependant de rétablir l'ordre dans Rome, mais emmena Léon III à Spolète. L'agitation qui régnait à Rome depuis des mois avait incité Charlemagne à y envoyer en observation le comte Germaire. Celui-ci arriva trop tard à Rome ; il ne put que se rendre à Spolète. Léon III lui demanda de le conduire auprès de Charlemagne. Peut-être Germaire le lui suggéra-t-il. De nombreux points restent en effet obscurs. Les relations du temps sont étonnamment discrètes et confuses. Léon III avait-il été réellement déposé par les conjurés, comme le laisse supposer son enfermement dans un monastère ? Qu'on lui ait arraché ses ornements sacerdotaux, cela est évident, mais avait-il abdiqué sous l'empire de la terreur ? Dans cette hypothèse, le siège pontifical eût été vacant. Pourquoi la faction romaine qui avait pris le pouvoir ne donna-t-elle pas de successeur au pape déchu ? Elle en avait les moyens, puisque Winigis avait cru prudent de se retirer à Spolète.

Quoi qu'il en soit, Léon III se mit en route, escorté par le comte Germaire et par les guerriers francs. Il n'essaya point de rentrer à Rome. C'était de Charlemagne qu'il attendait dorénavant justice et salut. Le roi séjournait en Saxe, à Paderborn. Quand il sut que le pape approchait, il envoya au-devant de lui Hildebald, archichapelain du palais et archevêque de Cologne, accompagné du comte Anschaire. Puis il dépêcha son fils Pépin d'Italie. C'était ainsi qu'avait procédé Pépin le Bref lors de la venue d'Étienne II en Francie. Dès que Léon III fut en vue, il s'avança à sa rencontre avec les principaux dignitaires et conseillers de la Cour. Selon le Liber pontificalis, « il le reçut en tant que vicaire du bienheureux Pierre, avec respect et honneur, dans les hymnes et les cantiques spirituels. Ils s'embrassèrent en fondant en larmes ; le pape entonna le Gloria in excelsis qui fut repris par tout le clergé et prononça une prière sur le peuple ; quant au seigneur Charles, le grand roi, il rendit grâces à Dieu de ce qu'il avait, à la demande des apôtres Pierre et Paul, accompli un si grand miracle pour son serviteur et réduit à rien les hommes de l'iniquité ».

Charlemagne honora son hôte par des présents et des festins. Léon III avait apporté des reliques d'Italie ; il leur consacra solennellement un autel dans l'église de Paderborn. Ces cérémonies, ces festivités s'accompagnaient, il va sans dire, d'entretiens privés dont à la vérité rien ne transpira. Comtes et prélats plaignaient l'infortune de Léon III ; il n'étaient pas loin de le considérer comme un martyr. Le prétendu miracle dont il avait été l'objet lui conférait un mystérieux prestige.

Ce fut alors que Charlemagne reçut des lettres d'Italie. Les « hommes de l'iniquité » persistaient dans le crime ; ils accusaient formellement Léon III de scélératesse, d'immoralité, de parjure, d'adultère, de simonie. Sans doute donnaient-ils assez de précisions pour éveiller la suspicion du roi. Il agit toutefois avec prudence et prit conseil. Les avis furent partagés. Quelques-uns jugeaient opportun de déposer Léon III et de le reléguer dans un couvent, s'il était réellement indigne du pontificat. D'autres estimaient que Léon III devait répondre des accusations portées contre lui. Les « hommes de l'iniquité » avaient atteint leur but. Le doute était dans les esprits et les dénégations de Léon III n'y changèrent rien. Il appartenait donc à Charlemagne de décider. Ce qu'il fit avec sa subtilité coutumière. Il avait reçu Léon III avec de grands honneurs ; il le renvoya avec les mêmes honneurs et lui accorda une escorte assez imposante pour rétablir promptement l'ordre dans la Ville éternelle. Mais il lui donna pour compagnons les archevêques Hildebald de Cologne et Arn de Salzbourg, ainsi que plusieurs comtes. Léon III était, d'une certaine façon, prisonnier de cette escorte qui devait assurer sa sécurité ! Toujours méfiant, Charlemagne avait en effet prescrit une enquête sur les agissements du pontife. Il avait chargé Hildebald et Arn de présider la commission. Léon III était en somme un pape en sursis !

Les cités italiennes se réjouirent de son retour. Elles l'accueillirent « comme s'il avait été l'apôtre lui-même ». Il arriva à Rome le 29 novembre 799. La joie des habitants fut, paraît-il, « immense ». Il est probable que la présence des phalanges franques fut pour quelque chose dans cette joie ! « Tous étendards déployés, dit le Liber pontificalis, ils se massèrent sur le pont Milvius. Il y avait là les chefs du clergé avec tous les clercs, la noblesse, le sénat et la milice, le peuple romain tout entier, avec les religieuses, les diaconesses, les femmes de la noblesse et les autres, ainsi que les colonies étrangères, Francs, Frisons, Saxons et Lombards. Tous accueillirent le pape avec des hymnes religieux et le conduisirent dans l'église Saint-Pierre, où il célébra la messe, et tous communièrent au Corps et au Sang de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. »

Dès le lendemain de la réinstallation de Léon III au Latran, la commission d'enquête se mit au travail. Le même Liber pontificalis indique sa composition : les archevêques Arn et Hildebald, les évêques Cunibert, Bernard de Worms, Atton de Freising, Jessé d'Amiens, Erflair et trois comtes : Germaire, Helmgaud et Rotchaire. Elle siégea dans le triclinum où brillait la mosaïque dont il a été question plus haut. Les interrogatoires durèrent une semaine. Ils aboutirent à l'arrestation du primicier Pascal, du sacellaire Camulus et de leurs complices. Les pouvoirs de la commission d'enquête n'allaient pas au-delà, Charlemagne s'était réservé le jugement des coupables. Léon III restait en fonction en attendant que le grand roi décidât de son sort.