IV
Le couronnement
Au retour du printemps, vers le milieu de mars, Charlemagne partit d'Aix-la-Chapelle. Il inspecta les ports et les côtes de la Manche, trop souvent visités par les pirates normands. Il établit une flotte dans ces parages et mit sur pied des garnisons permanentes. Les incursions et pilleries des Scandinaves l'inquiétaient. Il ne possédait point jusqu'ici de flotte digne de ce nom, ayant négligé du tout les problèmes maritimes, malgré l'exemple des basiléus qui disputaient la maîtrise de la Méditerranée aux Arabes. Il célébra la fête pascale au monastère de Saint-Riquier. De là, il se rendit à Rouen, puis se dirigea vers Tours pour y révérer saint Martin. La reine, les conseillers, la plus grande partie de la Cour étaient du voyage, comme à l'accoutumée. Alcuin s'était retiré des affaires (tout en continuant à s'y intéresser) ; il résidait à Tours. Charlemagne était heureux de le retrouver. Il eut avec lui des entretiens d'une extrême importance. Ce fut cependant pour une autre raison qu'il fut amené à prolonger son séjour. La reine Liutgarde venait de tomber malade. Son état fut bientôt désespéré. Charlemagne l'aimait tendrement. Il voulut rester à son chevet, bien que les affaires l'appelassent ailleurs. Les médecins ne purent sauver Liutgarde. Elle mourut en juin 800 et fut ensevelie à Tours. Charlemagne regagna ensuite Aix-la-Chapelle, en passant par Orléans et Paris. En août, il se rendit à Mayence, où il tint l'assemblée annuelle des Francs. Il annonça son intention de partir pour l'Italie, afin d'y régler les affaires romaines. Or Alcuin avait accepté de quitter momentanément son monastère de Saint-Martin de Tours ; il assista à l'assemblée de Mayence. Il est fort délicat d'apprécier la part qui fut la sienne dans la décision de Charlemagne, voire dans les négociations qui précédèrent le voyage à Rome. Sa position nous est connue par la lettre sur les trois dignités terrestres, citée plus haut. Il travaillait de toutes ses forces à promouvoir Charlemagne au rang d'empereur. Pour autant il lui refusait le droit de juger le pape Léon. Une telle perspective constituait à ses yeux une atteinte grave à l'intégrité de la foi catholique et à l'autorité du Saint-Siège. Pour lui le pape, vicaire de l'apôtre saint Pierre, ne pouvait comparaître devant la justice des hommes. Il conseillait donc à Charlemagne la modération, l'indulgence. En agissant ainsi, c'était la dignité pontificale qu'il cherchait à préserver, non la personne de Léon III, peut-être coupable. Son loyalisme envers le Saint-Siège était inconditionnel, au surplus conforme à la tradition. Il avait reçu une lettre de l'archevêque Arn précisant les accusations portées par les conjurés contre Léon III, et l'avait brûlée, afin d'éviter le scandale ! Il n'en continua pas moins à considérer Léon comme l'héritier des Pères, le prince de l'Église et le confesseur du Christ, parce qu'il était l'élu de Dieu en dépit de ses péchés. Et il rappelait à Charlemagne que, si Dieu l'avait tiré des griffes des assassins, il n'appartenait point au roi des Francs, quelles que fussent sa puissance et sa science religieuse, de lui infliger un châtiment. Tout au contraire, il incombait au premier prince de ce monde de sauver le vicaire du Christ. Il ne manquait pas non plus de suggérer que Dieu sait récompenser « ceux qu'il aime ». Le poème qu'il lui adressa lors de son départ pour l'Italie est à cet égard éloquent :
« Rome, tête du monde, dont tu es le patron, et le pape, premier prince de l'Univers, t'attendent… Que la main du Dieu tout-puissant te conduise pour que tu règnes heureusement sur le vaste globe… Reviens vite, David bien-aimé. La Francie joyeuse s'apprête à te recevoir victorieux au retour, et à venir au-devant de toi les mains pleines de lauriers. »
Charlemagne se mit donc en route pour l'Italie. Charles, son fils aîné, l'accompagnait, ainsi que plusieurs de ses filles, outre les archevêques, les évêques, les abbés, les conseillers laïcs, les comtes et les guerriers composant son escorte. Il resta sept jours à Ravenne, où le rejoignit Pépin d'Italie. Le cortège royal descendit jusqu'à Ancône. Charlemagne envoya Pépin dans le duché de Bénévent que les agents byzantins tentaient à nouveau de dresser contre les Francs. Le 23 novembre, il arrivait au bourg de Mentana, à douze milles de Rome. C'était la quatrième fois qu'il venait dans la ville de saint Pierre : il y était venu en 774, 781 et 787. Jusqu'ici, on l'avait accueilli avec le cérémonial réservé aux exarques de naguère. En 800, ce fut le pape qui se porta humblement au-devant de lui et le reçut à Mentana. Là-dessus les Annales royales ne laissent aucun doute : « La veille du jour où il devait y arriver, il rencontra à Mentana le pape Léon, qui était venu au-devant de lui, et qui le reçut avec les plus grands témoignages de respect. Après le repas qu'ils prirent ensemble, le pape le laissa dans cette ville et le précéda à Rome. »
Le lendemain, Charlemagne fit son entrée. Le pape l'attendait sur les degrés de la basilique Saint-Pierre, avec ses évêques et tout le clergé célébrant les louanges de Dieu. La foule romaine, affectant la plus grande allégresse, vit Charlemagne descendre de cheval et le pape s'avancer à sa rencontre. Au moment où le pontife et le roi franchirent la porte du sanctuaire, les chœurs entonnèrent un cantique d'action de grâces. Cette réception grandiose masquait, pour un temps, l'épineux problème qu'il importait désormais de résoudre au plus vite. Léon III croyait se rédimer en flattant la vanité de Charlemagne : ne l'avait-il pas accueilli comme il l'eût fait d'un empereur ? Mais Charlemagne n'était pas dupe de ces flatteries. S'il manifestait la plus grande déférence envers le Saint Père et une inaltérable courtoisie, il n'oubliait pourtant pas l'objet de son voyage en Italie : qui était de régler certaines affaires concernant la sainte Église de Dieu et le seigneur pape Léon, comme il l'avait lui-même déclaré à l'assemblée de Mayence.
Il connaissait évidemment le résultat de l'enquête qu'il avait prescrite, les aveux des conjurés, mais aussi les accusations maintenues envers et contre tout contre Léon III. Il lui en coûtait extrêmement d'être obligé de prononcer une éventuelle sanction. Il avait l'âme trop « théologique » pour ne point sentir l'illégalité d'un pareil procès selon le droit canon. Il n'ignorait point non plus les difficultés auxquelles il se heurterait : l'attitude constante de son ami Alcuin, ses mises en garde, l'avaient éclairé sur ce point. Il était donc conscient de s'aventurer sur un terrain hasardeux. C'est pourquoi il estima nécessaire de ne pas assumer seul la responsabilité du procès. À vrai dire s'agissait-il substantiellement d'un procès ? Il est permis d'en douter. Cependant il y eut bel et bien comparution du pape devant une sorte de haute cour mi-partie ecclésiastique et laïque, franque et romaine. Cette assemblée, où siégeaient des prélats et des comtes, mais aussi de simples clercs, se réunit le 1er décembre. Charlemagne ouvrit la séance : « Il exposa publiquement les motifs de son voyage » et invita l'assemblée à examiner les accusations portées contre Léon III. Il y a donc eu, au moins, un début de procès. Mais il n'a pas été établi de compte rendu ni de cette séance ni des suivantes. Les témoignages sont discordants : les Annales royales, les Annales de Lorsch et le Liber pontificalis donnent des versions différentes. Il semble que, dans un premier temps, l'assemblée procéda effectivement à l'examen des accusations et que Charlemagne se heurta à l'opposition des prélats : ceux-ci ne se donnaient pas le droit de juger celui qui était le juge suprême par délégation de Dieu. Que, dans un second temps, les principaux conjurés furent entendus, mais s'accusèrent mutuellement, sans apporter de preuves à l'appui des fautes imputées à Léon III. Enfin, que personne n'osa témoigner contre celui-ci. Dès lors, la cause était entendue. D'accusateurs les conjurés devinrent accusés. Il importait cependant à Charlemagne d'innocenter entièrement Léon III. Il lui demanda s'il était prêt à se purger par serment des crimes qui lui étaient reprochés. Le pape accepta. Le 23 décembre, en présence de l'assemblée, dans la basilique Saint-Pierre, il monta en chaire et jura sur l'Évangile qu'il n'avait commis aucun des crimes qui lui étaient reprochés par les Romains. Après quoi, les assistants entonnèrent un Te Deum pour remercier Dieu, la Vierge et le bienheureux Pierre d'avoir préservé le vicaire apostolique des embûches de ses ennemis. Il n'avait pas fallu moins de trois semaines pour aboutir à cette conclusion ! On peut en déduire que les débats furent difficiles. L'innocence de Léon III n'était évidente pour personne. La prestation de serment n'était en définitive qu'une cote mal taillée. Pourtant le fait que Léon III eût accepté de prêter, de gré ou de force, ce serment solennel, suffisait à dissiper les doutes. Dans la mentalité de l'époque, en particulier des Francs, un tel serment, s'il était mensonger, entraînait la damnation.
Fut-ce ce même 23 décembre que cette assemblée exceptionnelle prit enfin la décision que tous attendaient ? On lit dans les Annales de Lorsch : « Et parce qu'alors le titre impérial était vacant dans le pays des Grecs1 et qu'une femme2 y exerçait les pouvoirs impériaux, il parut au pape Léon lui-même et à tous les saints pères qui étaient présents au concile, ainsi qu'à tout le peuple chrétien, qu'il convenait de donner le nom d'empereur au roi des Francs, Charles, qui tenait en son pouvoir la ville de Rome où les empereurs avaient toujours eu l'habitude de résider, de même que les autres résidences d'Italie, de Gaule et de Germanie. Le Dieu tout-puissant ayant consenti à les placer sous son autorité, il leur semblait juste qu'avec l'aide de Dieu et conformément à la demande de tout le peuple chrétien il portât lui aussi le nom d'empereur. À cette demande le roi Charles ne voulut pas opposer un refus… »
Il n'y a aucune raison de douter de l'exactitude de cette relation. Elle a par surcroît le mérite de montrer que Charlemagne ne fut pas, à proprement parler, élu empereur. On lui offrit cette dignité et cette offre paraissait traduire la reconnaissance du pape. Aperçoit-on l'importance que revêtait l'innocence de Léon III ? Charlemagne n'aurait pu accepter la couronne impériale des mains d'un pontife indigne ou douteux. Il fallait que Léon III fût, si l'on peut dire, un pape à part entière ! Le prétexte invoqué par l'assemblée ne manquait pas de sel, mais était dénué de fondement juridique. L'usurpation et le crime d'Irène ne rendaient point vacant le titre impérial hérité des Césars. Charlemagne ne pouvait prétendre de facto qu'au titre d'empereur d'Occident. C'était d'ailleurs parce qu'il était le maître de l'Occident qu'on lui proposait le nom d'empereur.
Certes, ces considérations n'enlèvent rien à la grandeur de la cérémonie du 25 décembre 800, jour de Noël, à la basilique Saint-Pierre. L'assemblée des prélats et des comtes, la foule romaine, avaient pris place dans les cinq nefs de la grande église. Charlemagne apparut, non point vêtu à la franque, mais à la romaine. Il portait la tunique, la chlamyde et les chaussures des Romains. Il étincelait d'or et de pierreries. Il était accompagné de son fils aîné, Charles. On le vit se prosterner devant la Confession de saint Pierre. Quand il se releva, Léon III lui posa une couronne sur la tête. Le rédacteur des Annales de Lorsch est explicite : « Alors, écrit-il, le vénérable auguste pontife couronna de ses propres mains le roi en lui imposant une couronne très précieuse. Les fidèles Romains, voyant l'amour si grand qu'il portait à l'Église romaine et à son vicaire (dont il avait assuré la défense), poussèrent unanimement, sur l'ordre de Dieu et du Bienheureux Pierre portier du royaume des Cieux, l'acclamation : « À Charles, très pieux Auguste, couronné par Dieu grand et pacifique empereur, vie et victoire ! » Cette acclamation se fit entendre trois fois devant la Confession du Bienheureux Pierre ; on invoqua de nombreux saints ; par tous il fut constitué empereur des Romains. Immédiatement après le très saint évêque et pape oignit de l'huile sainte Charles, le très excellent fils de l'empereur… »
Ainsi que le souligne Robert Folz dans son remarquable ouvrage3, Charlemagne ne fut pas sacré mais couronné empereur. Il ne reçut pas l'onction d'huile sainte. Léon III oignit le prince Charles, comme, en 781, son prédécesseur Hadrien Ier avait oint Pépin d'Italie et Louis d'Aquitaine. On ne sait quasi rien du rite qui fut appliqué. C'était la première fois qu'un pape couronnait un empereur. Il fallut donc improviser. Toutefois, si l'on s'était référé au rite byzantin ou à celui des couronnements royaux, l'acclamation populaire aurait dû précéder l'imposition de la couronne. C'était l'acclamation qui « faisait » les basiléus et les rois, selon une tradition bien établie. Le couronnement venait ensuite sanctionner l'adhésion du peuple. Léon III avait malicieusement inversé les phases de la cérémonie. C'était donc de lui seul, et non du peuple, que Charlemagne tenait la couronne impériale. Il venait de créer un précédent fameux, d'instaurer un usage aux conséquences redoutables. Or, l'avant-veille encore, ce pape si hardi tremblait pour son trône… Une situation presque semblable se reproduira en 987. On verra l'archevêque de Reims, Adalbéron, comparaître devant l'assemblée des grands, être innocenté par Hugues Capet, négocier l'élection de celui-ci et le couronner roi de France à Noyon !
L'initiative de Léon III dut irriter Charlemagne. Ce qui explique cette réserve d'Éginhard : « Il témoigna d'abord une grande aversion pour cette dignité, car il affirmait que, malgré l'importance de la cérémonie, il ne serait pas entré ce jour-là dans l'église s'il avait pu prévoir les intentions du souverain pontife. » Ces quelques lignes ont été généralement mal interprétées. On a cru que Charlemagne feignait d'avoir été couronné subrepticement par le pape, afin d'apaiser la colère du basiléus. Éginhard ajoutait en effet : « Toutefois cet événement excita la jalousie des empereurs romains (il faut lire byzantins) qui s'en montrèrent fort irrités ; mais il n'opposa à leurs mauvaises dispositions qu'une grande patience. »
Charlemagne ne redoutait nullement les Byzantins, bien qu'il fût désireux d'éviter un conflit avec eux. On a dit en quelle circonstance il s'était fait un devoir de défier le basiléus Irène. Le dépit souligné par Éginhard avait une autre cause. Le pape Léon venait de remporter une grande victoire, de réaffirmer ostensiblement la suprématie du Saint-Siège. Si grand que fût l'empereur Charlemagne, il n'était plus que le lieutenant du vicaire apostolique. Il se reprochait donc son manque de précautions. En dépit de sa méfiance bien connue et de sa perspicacité, il n'avait prévu ni la rouerie ni l'audace de ce pape qui lui devait après tout son trône ! Charlemagne n'aimait pas être joué. Pour faire sentir son autorité, il prolongea son séjour à Rome jusqu'en mai 801. Il en profita pour régler les affaires publiques et religieuses. Les mesures qu'il prit avaient pour but d'affermir la situation de Léon III et de ramener l'ordre dans la ville. Mais le nouvel empereur s'offrait aussi la satisfaction de se comporter en maître. Il restait gouverneur de Rome comme de l'Église, avec le pape en sous-ordre !
L'une de ses premières mesures fut le jugement de Pascal, de Camulus et de leurs complices. On les déclara coupables de lèse-majesté et on les condamna à mort. Le pape implora leur grâce. Charlemagne consentit à leur accorder la vie, mais « à cause de l'énormité de leur crime », il les envoya en exil. La faction hostile à Léon III se trouvait ainsi démantelée. Les Romains pouvaient méditer cet exemple.
Affectant de ne pas tenir rigueur au pape, Charlemagne combla les églises de cadeaux. Il offrit à la basilique Saint-Pierre une table d'argent garnie de vases d'or, trois calices, une patère et une couronne constellée de pierres précieuses ; à Saint-Paul, une table et de grands vases d'argent ; à la basilique constantinienne un autel décoré de colonnettes d'ivoire, une croix de procession, un somptueux évangéliaire. Puis il se mit en route pour Spolète. De là, il gagna Ravenne et franchit les Alpes à la fin de juin. Il arriva à Aix-la-Chapelle à la saison des chasses et y passa l'hiver.
Son entourage exultait. Pourtant, s'il acceptait de bonne grâce qu'on lui donnât son titre d'empereur, Charlemagne ne semblait pas partager l'enthousiasme général. Il ne se hâtait pas de modifier la titulature de ses actes. Cet esprit réfléchi pesait les conséquences de son couronnement. Il se trouvait confronté à un dilemme dont il n'avait peut-être pas naguère mesuré toute la gravité. Le pape, les habitants de Rome, se référant à l'antique tradition des Césars, croyaient que Charlemagne serait leur empereur, c'est-à-dire l'empereur des Romains. Que leur ville redeviendrait le centre et la capitale du nouvel empire. Charlemagne avait quitté Rome sans avoir l'intention d'y revenir. Il avait décidé qu'Aix-la-Chapelle serait la capitale de l'empire, comme elle l'avait été du royaume franc. Il ne voulait pas davantage être seulement l'empereur des Francs, car il tenait à la possession de Rome, où résidait le pape. Il prenait ainsi peu à peu conscience de ce qu'il était devenu : le continuateur des Césars romains. Il venait de ressusciter le vieil empire, trois cent vingt-quatre ans après la déposition de Romulus Augustule. Mais c'était d'un empire rénové qu'il entendait être le maître. Son coup de génie fut de substituer à la domination politique et militaire de Rome l'unité religieuse, de se vouloir empereur des chrétiens ! C'est bien ce que suggère le titre impérial qu'il finit par adopter, après divers tâtonnements :
« Charles, sérénissime Auguste, couronné par Dieu, grand et pacifique empereur, gouvernant l'empire romain et, par la miséricorde de Dieu, roi des Francs et des Lombards ».