I

Qui était Charlemagne ?

Maintenant que le voici empereur, il est temps d'essayer de le représenter tel qu'il paraissait aux yeux de ses contemporains, et d'entrer dans sa vie privée. Il convient d'abord d'oublier les tableautins enluminés qui ornent les Grandes Chroniques de France et les Chansons de Geste : la Chanson de Roland et les autres. Si touchant que soit l'empereur à la barbe fleurie, si émouvant que soit le vieillard héroïque des vieux poèmes, il n'a qu'un rapport lointain avec le vrai Charlemagne, l'être de chair, d'os et de pensée dont on vient d'évoquer le prodigieux destin. Hormis la statuette de bronze du musée du Louvre, il n'existe aucune représentation iconographique sérieuse de sa personne. On ne peut tenir compte des dessins figurant dans les manuscrits de son temps, non plus que de la mosaïque du Latran qui a été refaite avec plus ou moins d'exactitude. Par contre Éginhard a tracé de lui ce portrait d'une surprenante précision :

« Charles était gros, robuste et d'une taille bien proportionnée, et qui n'excédait pas en hauteur sept fois la longueur de son pied. Il avait le sommet de la tête rond, les yeux grands et vifs, le nez un peu long, les cheveux beaux, la physionomie ouverte et gaie ; qu'il fût assis ou debout, toute sa personne commandait le respect et respirait la dignité ; bien qu'il eût le cou gros et court et le ventre proéminent, la juste proportion du reste de ses membres cachait ces défauts ; il marchait d'un pas ferme ; tous les mouvements de son corps présentaient quelque chose de mâle ; sa voix, quoique perçante, paraissait trop grêle pour son corps. »

Il s'agit ici, non du conquérant de la Lombardie dans l'éclat de sa jeunesse, mais de l'homme mûr dans la force de l'âge comme on dit. Charlemagne peut avoir une cinquantaine d'années. L'âge l'a alourdi, mais n'a pas entamé sa résistance physique. Car Charles est une force de la nature. Ce type humain auquel les années donnent une encolure de taureau et un peu de ventre, se rencontre souvent dans les régions de l'est. On s'est interrogé gravement – les savants sont toujours graves ! – sur la taille que pouvait avoir l'empereur. Que signifiait cette « hauteur de sept fois la longueur de son pied » ? L'étude des ossements conservés à Aix-la-Chapelle montre qu'il mesurait environ 1,90 mètre, peut-être un peu plus. Ses imperfections physiques (le cou épais, le ventre proéminent) n'enlevaient rien à l'impression de majesté qu'il donnait. Ainsi que le note Éginhard, l'autorité émanait naturellement de sa personne, et cela qu'il fût assis ou debout. La noblesse de ses attitudes, ses larges yeux, la vivacité de son regard imposaient le respect, cependant que son expression souriante attirait en même temps la sympathie. La fermeté de son pas, son allure déterminée révélaient son caractère et sa vitalité. On perçoit que sa voix claire, un peu grêle, contrastait avec ce puissant édifice charnel. Le visage rond, le nez un peu long sont ceux de la statuette à cheval et de la bulle de plomb de la Bibliothèque Nationale. Éginhard a omis de signaler la forte moustache soulignant la lèvre supérieure, sans doute parce qu'elle ne distinguait en rien l'empereur de ses contemporains.

Charles jouissait d'une exceptionnelle bonne santé, et pour deux raisons qu'Éginhard tient à préciser : le sport et la sobriété. « Il s'adonnait assidûment aux exercices du cheval et de la chasse ; c'était chez lui une passion de famille, car à peine trouverait-on dans toute la terre une nation qui pût y égaler les Francs. Il aimait beaucoup encore les bains d'eaux naturellement chaudes, et s'exerçait fréquemment à nager, en quoi il était si habile que nul ne l'y surpassait. » C'était d'ailleurs pour s'adonner au plaisir de la natation qu'il fit creuser la grande piscine d'Aix-la-Chapelle : « Ce n'était pas au reste seulement ses fils, mais souvent aussi les grands de sa Cour, ses amis et les soldats chargés de sa garde personnelle qu'il invitait à partager avec lui le divertissement du bain : aussi vit-on quelquefois jusqu'à cent personnes et plus le prendre tous ensemble. »

Relativement à son régime alimentaire, Éginhard apporte ces précisions : « Sobre dans le boire et le manger, il l'était plus encore dans le boire ; haïssant l'ivrognerie dans quelque homme que ce fût, il l'avait surtout en horreur pour lui et les siens. Quant à la nourriture, il ne pouvait s'en abstenir aussi facilement, et se plaignait d'être incommodé par le jeûne. Très rarement donnait-il de grands repas ; s'il le faisait, ce n'était qu'aux principales fêtes ; mais alors il réunissait un grand nombre de personnes. À son repas de tous les jours on ne servait jamais que quatre plats, outre le rôti que les chasseurs apportaient sur la broche et dont il mangeait plus volontiers que tout autre mets. Pendant ce repas il se faisait réciter ou lire, et de préférence les histoires et les chroniques des temps passés. Les ouvrages de saint Augustin, et particulièrement celui qui a pour titre De la Cité de Dieu, lui plaisaient aussi beaucoup. Il était tellement réservé dans l'usage du vin et de toute espèce de boisson qu'il ne buvait guère que trois fois dans tout son repas. En été, après le repas du milieu du jour, il prenait quelques fruits, buvait un coup, quittait ses vêtements et ses chaussures, comme il le faisait le soir pour se coucher, et reposait deux ou trois heures. »

Cependant, malgré cette diététique certainement peu répandue chez les Francs, la natation et les chevauchées en plein air dans l'air salubre des forêts, Charlemagne souffrait certainement d'insomnie. Éginhard : « Le sommeil de la nuit, il l'interrompait quatre ou cinq fois, non seulement en se réveillant, mais en se levant tout à fait. Quand il se chaussait et s'habillait, non seulement il recevait ses amis, mais si le comte du palais lui rendait compte de quelque procès sur lequel on ne pouvait prononcer sans son ordre, il faisait entrer aussitôt les parties, prenait connaissance de l'affaire, et rendait sa sentence comme s'il eût siégé dans un tribunal ; et ce n'étaient pas les procès seulement, mais tout ce qu'il avait à faire dans le jour, et les ordres à donner aux ministres que ce prince expédiait ainsi dans ce moment. »

Ces audiences nocturnes laissent entendre qu'il n'était peut-être pas toujours facile de servir Charlemagne, ni même d'être son ami ! Comte du palais ou lettré de la Cour, il fallait s'attendre à être réveillé en pleine nuit pour distraire le maître ou s'entretenir avec lui des affaires en instance.

Éginhard nous renseigne pareillement sur sa façon de se vêtir : « Le costume ordinaire du roi était celui de ses pères, l'habit des Francs. Il avait sur la peau une chemise et des hauts-de-chausses de toile de lin ; par-dessus étaient une tunique serrée avec une ceinture de soie, et des chaussettes. Des bandelettes entouraient ses jambes ; des sandales renfermaient ses pieds, et, l'hiver, un justaucorps de peau de loutre lui garantissait la poitrine et les épaules contre le froid. Toujours il était couvert de la saie1 des Vénètes et portait une épée dont la poignée et le baudrier étaient d'or ou d'argent. Quelquefois il en portait une enrichie de pierreries, mais ce n'était jamais que les jours de très grandes fêtes, ou quand il donnait audience aux ambassadeurs des autres nations. Les habits étrangers, quelque riches qu'ils fussent, il les méprisait et ne souffrait pas qu'on l'en revêtît. Deux fois seulement, dans les séjours qu'il fit à Rome, d'abord à la prière du pape Hadrien, ensuite sur les instances du pape Léon2, successeur de ce pontife, il consentit à prendre la tunique longue, la chlamyde et la chaussure romaines. Dans les grandes solennités, il se montrait avec un justaucorps brodé d'or, une saie retenue par une agrafe d'or, et un diadème tout brillant d'or et de pierreries ; mais le reste du temps ses vêtements différaient peu de ceux des gens du commun. »

En quoi, il prenait ses distances avec les empereurs byzantins, véritables icônes vivantes, ruisselants d'or et hiératiques. Cette simplicité de bon aloi contribuait certainement à sa popularité, en particulier parmi les guerriers. Touchant à la tenue de Charlemagne, je ne puis garder le silence sur une anecdote rapportée par le moine de Saint-Gall. Il raconte3 qu'un certain jour, après la célébration de la messe, l'empereur dit aux siens :

– « Ne nous laissons pas engourdir dans un repos qui nous mènerait à la paresse ; allons chasser jusqu'à ce que nous ayons pris quelque animal, et partons tous vêtus comme nous le sommes. »

Or la journée était pluvieuse et froide. Charlemagne portrait un justaucorps de peau de brebis « qui n'avait pas plus de valeur que le rochet dont la sagesse divine approuva que saint Martin se couvrît la poitrine, pour offrir, les bras nus, le saint sacrifice ». Les invités de Charles revenaient de Pavie. Ils étaient parés de manteaux surchargés « de peaux d'oiseaux de Phénicie entourées de soie, de plumes naissantes du cou, du dos et de la queue des paons, enrichies de pourpre du Tyr et de franges d'écorce de cèdre ». C'étaient les Vénitiens qui avaient mis ces ornements à la mode, pour écouler les richesses qu'ils importaient d'Orient. Quelques-uns des grands arboraient de brillantes « étoffes piquées » et des fourrures de loir. Ils ne pouvaient cependant se permettre de désobéir à Charlemagne en changeant de vêtements. Ils sautèrent donc à cheval. Ce fut dans cette tenue extravagante qu'ils galopèrent à travers bois. Les épines déchirèrent les beaux habits, la pluie les transperça et le sang du gibier les macula. Au retour de la chasse, Charlemagne leur dit :

– « Inutile de changer d'habits : ils sécheront mieux sur nous ! »

Et chacun de s'approcher docilement du feu, sans émettre une seule plainte. Charles les garda près de lui jusqu'à ce qu'il fît nuit noire. Quand ils rentrèrent chez eux, ils s'empressèrent de se déshabiller, mais les minces fourrures et les fragiles étoffes tombèrent quasi en loques. Et ils gémissaient d'avoir perdu tant d'argent en un seul jour ! De plus, l'empereur leur avait enjoint de se présenter le lendemain dans les mêmes vêtements. Ils obtempérèrent, car il ne faisait pas bon déplaire au maître ! Ils parurent donc dans « leurs chiffons infects et sans couleur ». Charlemagne les regarda avec un sourire narquois. Il dit à un serviteur :

– « Frotte un peu notre habit dans tes mains et rapporte-le. »

Le justaucorps de brebis était intact et propre.

– « O les plus fous des hommes ! s'exclama-t-il. Quel est maintenant le plus précieux et le plus utile de nos habits ? Est-ce le mien que je n'ai payé qu'un sou, ou les vôtres qui vous ont coûté non seulement des livres pesant d'argent, mais plusieurs talents ? »

Éginhard s'est appliqué aussi à faire le portrait moral de l'empereur, mais en s'inspirant de Suétone. C'est assez dire que le résultat est peu convaincant. Il insiste sur le fait que Charlemagne « sut si bien se concilier l'amour et la bienveillance de tous, tant au-dedans qu'au-dehors, que nul ne put jamais lui reprocher le plus petit acte de rigueur ». Il dit qu'il aimait les étrangers et mettait tous ses soins à bien les accueillir : « Aussi accoururent-ils en si grand nombre qu'on les regardait avec raison comme une charge trop dispendieuse et pour le palais et pour le royaume même. Quant au roi, l'élévation de son âme lui faisait regarder ce fardeau comme léger ; la gêne fâcheuse qu'il en éprouvait, il la trouvait plus que payée par les louanges prodiguées à sa magnificence et par l'éclat répandu sur son nom. » Il vante sa curiosité intellectuelle et même son avidité de s'instruire. Il indique que « ne se bornant pas à sa langue maternelle, il donna beaucoup de soins à l'étude des langues étrangères, et apprit si bien le latin qu'il s'en servait comme de sa propre langue ; quant au grec, il le comprenait mieux qu'il ne le parlait ». Cette affirmation sent la complaisance. Que Charlemagne ait été bilingue, c'est-à-dire qu'il ait parlé la vieille langue germanique et le pré-roman, cela est évident, si l'on considère la composition de son empire et de sa Cour. On peut admettre qu'il ait appris le latin, ne fût-ce que pour vérifier le contenu de ses capitulaires ! Mais il est très douteux qu'il ait compris le grec. Relativement à la foi qui animait Charlemagne, Éginhard tombe dans les banalités : « Élevé dès sa plus tendre enfance dans la religion chrétienne, écrit-il, ce monarque l'honora toujours avec une exemplaire et sainte piété. » Il en apporte pour preuves la richesse de la basilique d'Aix-la-Chapelle, le fait que l'empereur assistât aux offices de la nuit et son goût prononcé pour les chants religieux. Il loue sa charité, mais ne semble pas avoir compris sa ferveur profonde et agissante. Il ne dit rien de son rôle de gouverneur de la chrétienté et de l'Église. Il se contente de signaler qu'il avait réformé la récitation et le chant des psaumes. Bref, son analyse du caractère de Charlemagne reste conventionnelle, ou si l'on préfère, officielle. C'est un modèle que propose Éginhard. On perçoit pourtant qu'il aurait envie de dire plus. De temps à autre, une critique lui échappe. Par exemple, quand, après avoir vanté l'éloquence « abondante et forte » de Charlemagne, il ajoute non sans malice : « La fécondité de sa conversation était telle au surplus qu'il paraissait aimer trop à causer. » Autrement dit, la prolixité de Charlemagne frisait le bavardage…

Notker de Saint-Gall a plus de talent quand il nous dépeint le roi de fer à la tête de ses cavaliers, les pointes des lances et des épées étincelant dans le soleil. Et il nous entraîne plus loin qu'Éginhard dans la connaissance de Charlemagne par les qualificatifs qu'il lui attribue : intrépide, glorieux, équitable, invincible, sévère, plein d'artifices, ou quand il lui prête ces paroles :

– « Faisons aujourd'hui quelque chose de mémorable, pour qu'on ne nous accuse pas d'avoir passé ce jour dans l'oisiveté… »

Et combien sa description du costume de l'empereur est plus éloquente que celle d'Éginhard ! On sent que le moine de Saint-Gall a recueilli des témoignages précis :

« Avant de m'occuper des guerres de Charles, j'ai encore à parler du manteau long et pendant que l'empereur portait la nuit. Les ornements des anciens Francs, quand ils se paraient, étaient des brodequins dorés par dehors, arrangés avec des courroies longues de trois coudées, des bandelettes de plusieurs morceaux qui couvraient les jambes, par-dessus des chaussettes, ou haut-de-chausses de lin d'une même couleur, mais d'un travail précieux et varié. Par-dessus ces dernières et les bandelettes, de très longues courroies étaient serrées en dedans et en forme de croix, tant par-devant que par-derrière. Enfin venait une chemise d'une toile très fine. De plus un baudrier soutenait une épée, et celle-ci, bien enveloppée, premièrement par un fourreau, secondement par une courroie quelconque, troisièmement par une cire très brillante, était encore endurcie vers le milieu par de petites croix saillantes afin de donner plus sûrement la mort aux Gentils. Le vêtement que les Francs mettaient en dernier par-dessus tous les autres, était un manteau blanc ou bleu de saphir, à quatre coins, double, et taillé de telle sorte que, quand on le mettait sur ses épaules, il tombait par-devant et par-derrière jusqu'aux pieds, tandis que des deux côtés il venait à peine aux genoux. Dans la main droite se portait un bâton de pommier, remarquable par ses nœuds symétriques, droit, terrible, avec une pomme d'or ou d'argent décorée de belles ciselures. Pour moi, naturellement paresseux et plus lent qu'une tortue, comme je ne venais jamais en France, ce fut dans le monastère de Saint-Gall que je vis le chef des Francs revêtu de cet habit éclatant. Deux rameaux de fleurs d'or partaient de ses cuisses. Le premier égalait en hauteur celle du héros. Le second, croissant peu à peu, décorait glorieusement le sommet du tronc, et s'élevant au-dessus le couvrait tout entier… »

Notker rejoint Éginhard dans l'anecdote finale. La mode ayant changé, les grands se mirent à porter des manteaux courts, que les tisserands frisons s'empressèrent de vendre au prix des grands.

– « À quoi peuvent servir ces petits manteaux ? plaisantait l'empereur. Au lit, je ne puis m'en couvrir ; à cheval, ils ne me défendent ni de la pluie ni du vent, et quand je satisfais aux besoins de la nature, j'ai les jambes gelées ! »

Les relations d'Éginhard et du petit moine de Saint-Gall se complètent. Elles ne font pas double emploi. L'une est plus savante, l'autre plus spontanée. Éginhard est généralement mieux informé que Notker ; il a bien connu Charlemagne, mais son récit est celui d'un scribe officiel et il a la prétention d'égaler les historiens de l'Antiquité. Notker s'est surtout intéressé aux « petites histoires » ; il cultive l'humour et dépeint avec bonheur le milieu ecclésiastique dans ses rapports avec le pieux empereur. Le Charlemagne d'Éginhard est cependant aussi vrai que celui du moine de Saint-Gall. Son visage aux larges yeux vifs, son sourire courtois, sa haute et lourde silhouette en habit de tous les jours et en tenue de cérémonie, se dégagent de leurs deux récits. On y aperçoit même les principaux traits de son caractère ; l'autorité tempérée par la bienveillance, la haine de l'oisiveté, la finesse, l'humour. Mens sana in corpore sano : un équilibre presque parfait entre une nature généreuse et un esprit aigu. Nous l'avons vu à l'œuvre dans ses campagnes militaires incessantes, dans ses conquêtes, tenace, parfois inflexible, cependant raisonné, pragmatique. Il nous reste à l'étudier dans son privé, à évoquer ses multiples talents de juge, d'organisateur, de propagateur de la foi, de promoteur de la renaissance carolingienne. Il suffisait à tout, et l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, ou de sa réussite ou de son écrasante personnalité. Peu d'hommes atteignent de tels sommets, marquent à ce point leur époque !