II
Le patriarche
Nonobstant ses multiples occupations, Charlemagne accordait une large place à sa famille. Il aimait tendrement les siens, encore qu'il les tyrannisât quelque peu et manifestât son égoïsme en toutes circonstances, mais c'était un égoïsme souriant et assaisonné de tant de séduction que nul ne lui résistait. Tout monarque très chrétien qu'il fût, il gardait de la famille une conception franque. Pour lui la famille englobait les femmes et les enfants légitimes, les concubines et les bâtards, les serviteurs et les amis. C'était donc une véritable tribu dont il était le chef, à laquelle il imposait ses vues et son rythme de vie. Son père et ses aïeux avaient agi de même. Et il ne différait en rien des grands de son royaume, pour lesquels l'union selon le rite germanique (friedelehen) gardait autant de valeur que le mariage chrétien, ou presque.
Il s'ensuit que la famille de Charlemagne offre une certaine confusion. Essayons pourtant d'y voir clair. Tout d'abord, à son avènement, Charlemagne avait encore sa mère, la reine Berthe ou Bertrade, sa sœur Gisèle, et son oncle Bernard, frère du défunt Pépin le Bref. L'oncle Bernard avait lui-même trois fils (Adalhard, Wala et autre Bernard) et deux filles (Théodrade et Guntrade). La reine Bertrade ne mourut qu'en 783, à l'abbaye de Choisy-sur-Aisne. La princesse Gisèle avait été fiancée avec le basiléus Léon IV, puis à Adalgise, fils de Didier, dernier roi des Lombards ; elle vécut longtemps à la Cour, puis finit par entrer au monastère de Chelles, dont elle devint abbesse et où elle mourut en 810.
Charlemagne contracta quatre mariages et il eut plusieurs concubines, sans que l'on sache si, relativement à celles-ci, il s'agissait de friedelehen ou de simples liaisons.
De sa première concubine, Himilitrude, de nation franque, il eut Pépin, « beau de visage mais bossu », malheureux auteur du complot de 792.
Il répudia Himilitrude pour épouser, sur les instances de la reine Berthe, Désirée, fille du roi des Lombards. Quand il rompit l'alliance lombarde en 771, il renvoya Désirée à son père.
Charlemagne épousa presque aussitôt Hildegarde, issue d'une illustre famille souabe. Elle lui donna quatre fils et cinq filles en onze ans de mariage, à savoir : Charles (né en 772), parfois surnommé le Jeune pour le distinguer de son père ; Pépin appelé d'abord Carloman, né en 777 (on le connaît sous le nom de Pépin d'Italie) ; Louis, né en 778 (c'est Louis d'Aquitaine qui deviendra l'empereur Louis le Pieux après la mort prématurée de Charles le Jeune et de Pépin) : il avait un frère jumeau, Lothaire, qui mourut en 779. L'aînée des filles s'appelait Adélaïde, ou Alpaïde ; née en 773 à Pavie, elle vécut à peine un an. On ignore la date de naissance de Rotrude ; elle fut fiancée au basiléus Constantin VI, mais l'impératrice Irène rompit le projet de mariage ; elle épousa secrètement ou prit pour amant Rorgon, comte du Maine, auquel elle donna un fils qui devint abbé de Saint-Denis. Berthe épousa le conseiller-poète Angilbert, dont elle eut l'historien Nithard. Gisèle fut baptisée à Milan en 781 et n'a pas laissé d'autres traces. Quant à la dernière-née, nommée Hildegarde comme sa mère, elle mourut quelques semaines après celle-ci, en 783.
Veuf d'Hildegarde, Charlemagne convola, pour la troisième fois, avec Fastrade, fille du comte Rudolf ou Rodolphe. Il en eut deux filles : Hiltrude et Théoderade. Cette dernière devint abbesse du couvent Notre-Dame d'Argenteuil.
Fastrade mourut en 794. Charlemagne se remaria avec Liutgarde, originaire d'Alémanie. Elle ne lui donna pas d'enfants et mourut en 800 à Saint-Martin de Tours. Elle ne vit point le couronnement de son mari.
Charlemagne ne pouvait se passer de femmes. Il s'abstint de contracter un nouveau mariage selon le rite catholique, mais se donna successivement quatre concubines : Maltegarde, la Saxonne Gersuinde, Regina et Adalinde. Maltegarde lui donna Rothilde (qui devint abbesse de Faremoutiers). La Saxonne eut Adaltrude dont on ne sait rien. Regina fut mère de Drogon, qui devint évêque de Metz en 823, et de Hugues, abbé de Saint-Quentin et de Saint-Bertin, tué en combat en 844. Adalinde eut Thierry qui devint moine.
Neuf femmes dont quatre légitimes, dix-sept enfants dont six bâtards, sans compter peut-être les liaisons passagères et les enfants dont l'histoire n'a pas retenu le nom ! Charlemagne était vraiment de robuste constitution. Ses activités politiques, ses campagnes militaires et ses voyages incessants n'atténuaient guère ses appétits amoureux. Il aimait la compagnie des femmes. Il était sensible à leur beauté, sans doute à leur fragilité et à leurs faiblesses. Il chérissait pareillement ses enfants, garçons et filles, bâtards ou légitimes. Il était au milieu d'eux comme un grand chêne pépiant d'oiseaux et multipliant chaque année ses rameaux. On aimerait connaître mieux sa vie sentimentale : ce qui précède n'est qu'une terne énumération. Quelques indices permettent cependant d'affirmer qu'il chérissait ses femmes, principalement celles qui étaient reines. Il ne pouvait se passer d'elles. Il les emmenait dans ses déplacements et même, autant qu'il était possible, dans ses expéditions, fût-ce en terre saxonne. Il les entourait de respect. Il leur faisait présent de domaines prélevés sur ses nouvelles conquêtes. On verra plus loin le rôle qui leur incombait. Il leur écrivait. Il se souciait de leur santé. La reine Hildegarde eut, semble-t-il, ses préférences. Elle était, selon l'expression de Paul Diacre, « la mère des rois ». Elle l'avait accompagné en Italie, lors de la conquête de la Lombardie. Lors de l'expédition d'Espagne (778), elle était enceinte et voulut néanmoins le suivre. Elle dut s'arrêter à Chasseneuil en Poitou, pour accoucher. Dans ce palais, elle donna naissance à Louis et à son frère jumeau. Dans ses diplômes, Charlemagne l'appelait « sa très chère femme ». Elle mourut à Thionville. Il lui fit de splendides funérailles. Elle fut inhumée dans la basilique Saint-Arnoul de Metz. Charlemagne accorda à cette église des donations considérables afin d'assurer le salut de la reine morte. Sa mère, la reine Berthe, décéda peu après. Charlemagne lui avait pardonné son intrusion dans les affaires politiques, l'alliance lombarde et le malencontreux mariage avec la fille de Didier. Elle vivait au palais, révérée par tous, mais spécialement par son fils. Il la fit inhumer en grande pompe à Saint-Denis, près du corps de Pépin le Bref. La reine Fastrade était de santé fragile et d'humeur agressive. On ne l'aimait pas. Éginhard la rend responsable de l'irritation des grands et du complot de Pépin le Bossu : « On regarde la cruauté de la reine Fastrade, écrit-il, comme la cause et l'origine de ces conjurations ; et si, dans l'une comme dans l'autre, on s'attaqua directement au roi, c'est qu'en se prêtant aux cruautés de sa femme, il semblait s'être prodigieusement écarté de sa bonté et de sa douceur habituelles. » Reste à savoir si Éginhard n'avait pas éprouvé les duretés de l'orgueilleuse reine et si, en écrivant ces lignes, il ne réglait pas un compte personnel. En tout cas, Charlemagne ne tint pas rigueur à sa femme de ses prétendues cruautés. En 791, lors de la campagne contre les Avars, il lui écrivait en ces termes : « Charles, par la grâce de Dieu roi des Francs et des Lombards, patrice des Romains, à sa très chère et très aimable épouse, la reine Fastrade. Nous t'envoyons par cette lettre un salut affectueux dans le Seigneur, à toi, et par ton intermédiaire à nos filles qui demeurent avec vous. Sache donc que nous sommes sain et sauf par la grâce de Dieu… » Il raconte ensuite sa victoire sur les Avars, l'extermination de ceux-ci, le pillage de leur Ring et la grande procession, assortie d'un jeûne de trois jours, qu'il a prescrite pour remercier Dieu de cette nouvelle victoire. Il exprime le souhait que Fastrade organise une cérémonie semblable, mais songeant à sa santé fragile, il ajoute : « Pour toi, suivant que la faiblesse de ta santé te le permettra, tu feras ce que tu jugeras convenable. Nous sommes surpris de n'avoir reçu de toi ni messager ni lettre depuis notre départ de Ratisbonne. Nous te prions de nous donner plus souvent des nouvelles de ta santé et de tout ce qu'il te plaira de nous faire savoir… » Fastrade mourut en 794 et fut solennellement ensevelie à Saint-Alban de Mayence. Charlemagne épousa ensuite Liutgarde, dont les poètes-courtisans louèrent la douceur, la bonté et l'amour des lettres. On a déjà dit dans quelles circonstances elle mourut et fut inhumée à Tours.
Charlemagne la pleura sincèrement, comme il avait pleuré les reines précédentes et il pleura les enfants comme les amis qu'il perdit. Éginhard s'étonne même de cette abondance de larmes, peu dignes, selon lui, « de la résignation qu'on aurait pu attendre de sa fermeté d'âme ». Mais, n'en déplaise à Éginhard, si Charlemagne avait l'âme ferme et croyait au paradis, il avait aussi le cœur tendre. La séparation charnelle le désespérait. Cet aspect humblement humain le rend encore plus attachant, joint au fait qu'il n'essayait même pas de dissimuler son chagrin. En toutes circonstances, il était vrai, authentique ! Même quand il paraissait en majesté, couronne en tête et paré de ses habits dorés, il restait lui-même, bien vivant, chaleureux et, durant les audiences trop longues, il devait avoir quelque mal à tenir en place.
Il aimait également tous ses enfants, garçons et filles, légitimes ou non. Ils étaient élevés ensemble, selon la coutume germanique, et bénéficiaient de la même éducation. Garçons et filles étaient éduqués suivant le programme qu'il avait fixé. Il les voulut tous instruits dans les arts libéraux, qu'il cultivait lui-même assidûment, car il déplorait son propre manque d'instruction. Dès qu'ils étaient en âge, les garçons apprenaient l'équitation, le maniement des armes, la natation, la vénerie. Charlemagne voulait qu'ils fussent les meilleurs cavaliers, les meilleurs soldats, les plus cultivés et les mieux disants des princes de son royaume. Il ne marquait aucune préférence entre eux, sauf peut-être à l'égard de Charles qui était appelé à lui succéder. Il les préparait à leur métier de roi et les initiait à la politique, à la diplomatie, à la guerre. Cette observation ne vaut que pour les fils que lui avait donnés la reine Hildegarde, considérés comme ses seuls héritiers. Le malheureux Pépin le Bossu, d'abord traité lui aussi en héritier potentiel, avait été écarté pour des motifs obscurs. Quant aux autres fils, nés de concubines, ils étaient destinés à la cléricature. Par contre toutes les filles eurent le même traitement et connurent des faveurs identiques. Leur père ne voulut pas en faire des bas-bleus, mais de vraies femmes, aptes à conduire une maison. Pour « les préserver de l'oisiveté », Charlemagne voulut qu'elles apprissent « à travailler la laine, à manier la quenouille et le fuseau ». Il appréciait infiniment leur compagnie et ne pouvait même se passer d'elles. Elles partageaient ses repas. Il les emmenait en voyage. Éginhard : « Ses fils l'accompagnaient à cheval ; quant à ses filles, elles venaient ensuite, et des satellites tirés de ses gardes étaient chargés de protéger les derniers rangs de leur cortège. » Il les emmenait aussi à la chasse.
Un poète anonyme a évoqué l'une de ces parties de chasse. Grâce à lui nous pouvons apercevoir Charlemagne au milieu des siens, percevoir l'allégresse et l'empressement de tous. Ce poème serait à réciter en entier ! Voici donc le soleil levant dont les premiers feux éclairent la cime des rochers et des forêts, les courtisans qui se rassemblent en hâte, les piqueux qui s'interpellent, le cheval qui hennit à l'approche du cheval, les porteurs d'épieux acérés et de filets, la meute aboyante des molosses. La sonnerie des cors annonce l'arrivée de la maisonnée royale. Voici la reine Liutgarde : « Son cou brillant semble emprunter à la rose son tendre coloris ; l'écarlate a moins d'éclat que sa chevelure qu'il enlace ; des bandelettes de pourpre ceignent ses blanches tempes ; des fils d'or retiennent les pans de sa chlamyde ; des pierres précieuses ornent sa tête, que couronne un diadème en clair métal ; le lin de sa robe a deux fois été trempé dans la pourpre ; sur ses épaules descendent des colliers qui brillent des feux les plus variés. » Elle monte un superbe cheval. La suivent Charles le Jeune qui ressemble à son père par son visage et sa tenue, et Pépin d'Italie sur un coursier fougueux, digne par ses actions d'éclat du glorieux prénom de son grand-père. Voici maintenant le « bataillon des filles ». Rotrude est en tête : « Dans ses cheveux pâles s'entrelace un bandeau violet, que décorent plusieurs rangs de perles. Une couronne d'or chargée de pierres précieuses entoure sa tête ; une agrafe attache son riche vêtement. » Berthe est moins gracile que sa sœur : c'est un garçon manqué : « Sa voix, son cœur viril, sa manière d'être, son visage radieux, tout en elle est à l'image de son père. » La blanche Gisèle est vêtue d'une robe couleur de pourpre, « dont la mauve sauvage forme le souple tissu ». Elle a une magnifique crinière blonde, mais, écuyère intrépide, monte « un cheval au pied rapide, qui broie de ses dents impatientes son mors couvert d'écume ». Rothaïde n'est pas moins audacieuse ; elle vient se placer au premier rang. Elle porte un manteau de soie, une couronne de perles. Sa chlamyde est retenue par une épingle d'or. Théodrade arbore une parure d'émeraudes ; elle monte un cheval blanc. Le poète ne dit rien d'Hiltrude dont la tenue devait être plus modeste. Charlemagne, « le vénérable phare de l'Europe », domine la foule de ses hautes épaules. Un cercle d'or ceint son noble front. Il a le visage souriant. Il monte « un coursier caparaçonné, couvert d'or et de métaux précieux ». La chasse commence. On détache les chiens de meute. Ils fouillent en tous sens les « ombreuses broussailles » et lèvent un sanglier. Le cor retentit, appelant les cavaliers épars dans la forêt. Le sanglier s'enfuit « vers d'inaccessibles retraites ». La terre tremble sous le sabot des chevaux et les feuilles arrachées tombent des arbustes. Le sanglier s'arrête épuisé par la course, menaçant de ses défenses dardées les molosses qui le cernent mais n'osent l'attaquer. Le roi Charles accourt aussitôt : « Plus prompt que l'oiseau dans son vol, il se précipite dans la mêlée, frappe de son glaive la poitrine du monstre, et y plonge son fer glacé. Le sanglier tombe, vomit avec le sang son dernier souffle, et se roule en expirant sur la jaune arène. Du haut de la colline, la famille royale contemple le spectacle. »
Fameux spectacle en effet que celui du grand empereur le glaive ensanglanté au poing, près du sanglier mort et des molosses éventrés, vainqueur une fois de plus, superbe de violence ! Décidément rien ne lui résistait : ni les perfides Lombards, ni les rudes Saxons, ni les sauvages Avars, ni les monstres qui hantaient ses forêts ! Il convenait de ranger cette image parmi les autres. Elle témoigne à sa manière des réalités du temps et montre combien ces princes et leur suite de courtisans restaient proches de la nature et véhéments.
Ces parties de chasse étaient traditionnellement suivies de festins fort joyeux. Hormis sur le chapitre du vin, Charlemagne fermait volontiers les yeux sur certaines privautés, pour ne pas dire que toutes les licences étaient permises. Les religieux du palais n'avaient point accès à la salle de festin, ce qui évitait leurs reproches. Mais les filles de l'empereur y assistaient. Qu'elles lui eussent valu quelque déboire n'a rien qui puisse surprendre. Lui-même ne donnait pas un exemple bien fameux. Cependant, malgré sa grande piété et sa foi fervente, ces débordements ne l'émouvaient nullement. Il n'éprouvait aucun remords de ses liaisons amoureuses. Il donnait à la nature et à l'esprit chacun leur part, avec une candeur touchante !
Ses filles étaient très belles – c'est ce qui ressort de divers témoignages –, elles auraient pu se marier aisément. Il préférait que, d'aventure, elles prissent un amant, voire qu'elles se mariassent clandestinement, à condition qu'elles restassent à la Cour. Il ne pouvait se résigner à les perdre, à se passer de leur joyeuse présence. Consentait-il à donner l'une d'entre elles en mariage, il ne faisait rien pour empêcher la rupture des fiançailles, tout au contraire. À cette réserve près, il tolérait leurs caprices et ne leur refusait rien. Lui qui préférait des vêtements très simples, il les couvrait de cadeaux : riches étoffes, perles, pierres précieuses, bijoux d'or. Il voulait même qu'elles fussent parées comme des châsses. Certes, il les aimait extrêmement, mais pour lui-même et cet égoïsme paternel scandalisait quelque peu ses familiers. D'où ce coup de patte d'Éginhard : « Elles étaient fort belles et tendrement chéries de leur père. On est donc fort étonné qu'il n'ait jamais voulu en marier aucune, soit à quelqu'un des siens1, soit à des étrangers. Jusqu'à sa mort, il les garda toutes auprès de lui dans son palais, disant qu'il ne pouvait se passer de leur société. Aussi, quoi qu'il fût heureux sous les autres rapports, éprouva-t-il à l'occasion de ses filles la malignité de la fortune. Mais il dissimula ses chagrins, comme s'il ne se fût jamais élevé contre elles aucun soupçon injurieux, et que le bruit ne s'en fût pas répandu. » Manière élégante d'insinuer que Charlemagne fermait l'oreille aux murmures de la Cour touchant à l'inconduite de quelques-unes des princesses. Mais comment tempérer l'ardeur de ces orgueilleuses cavales, dont certaines avaient hérité du tempérament paternel ? Au surplus, malgré les efforts des ecclésiastiques du palais, les mœurs restaient fort libres et la Cour de Charlemagne présentait de nombreuses analogies avec celle des Mérovingiens.
La sollicitude de l'empereur s'étendait vraiment à toute la famille carolingienne, à ses cousins germains, à ses cousins par alliance. Il n'oubliait pas les absents. C'est ainsi qu'il trouva le temps de se rendre au chevet de l'abbesse de Chelles, sa sœur Gisèle, qui était souffrante. Et même de s'enquérir du sort de Pépin le Bossu, son fils criminel, tonsuré et relégué dans un pauvre monastère. Notker de Saint-Gall rapporte à ce sujet une historiette que je donne pour ce qu'elle vaut, mais le fond doit en être exact. Quelque temps après la conjuration de Pépin le Bossu, un nouveau complot fut découvert, ourdi par les grands, du moins par certains d'entre eux. Charlemagne fit demander à son fils ce qu'il devait faire des coupables. Ses messagers trouvèrent Pépin dans le jardin du monastère occupé à arracher les orties et les mauvaises herbes avec une bêche.
– « Si Charles attachait le moindre prix à mes avis, leur répondit-il, il ne me tiendrait pas ici pour être aussi indignement traité ; je ne lui demande rien, dites-lui seulement ce que vous m'avez vu faire. »
Les messagers insistèrent. Ils s'attirèrent cette réponse pleine de hargne :
– « Je n'ai rien à lui mander, sinon ce que je fais ; je nettoie les ordures pour que les bons légumes puissent croître plus librement. »
Les messagers rapportèrent ces paroles à Charlemagne. Il les estima remplies de sens et décida de désherber sa Cour en envoyant les conjurés à la mort et en distribuant leurs biens à ses fidèles serviteurs. Il ne gracia point son fils, mais lui permit de se retirer dans un monastère de son choix. Pépin choisit le monastère de Prum, alors fort célèbre. L'existence des moines y était confortable. Charles ne pouvait pardonner à Pépin, mais il ne voulait pas qu'il expiât trop durement sa faute. L'amour paternel n'égarait point son jugement. Il savait Pépin trop dangereux, trop artificieux, pour l'admettre de nouveau à la Cour.
S'il était indulgent aux faiblesses humaines, il ne transigeait pas sur la religion ; il fallait qu'un chacun partageât non seulement ses convictions mais sa ferveur et son exactitude aux offices. Or il avait littéralement intégré le Ciel à sa vie quotidienne. Il fréquentait les églises de jour comme de nuit. Il chantait avec les fidèles. Pour lui plaire, il fallait le suivre et prier pour lui. D'ailleurs il se sentait comptable du salut des siens comme du salut de ses peuples, des Francs comme des Saxons et des autres nations qu'il avait soumises et converties de gré ou de force. Cette piété constituait le trait majeur de son caractère, avec la volonté et la fierté d'appartenir à une race illustre. Il ne s'agissait pas chez lui d'une dévotion ponctuelle et morose, mais d'une participation agissante et joyeuse, spontanée, à la communion des fidèles, au saint sacrifice. Il se donnait à fond en toutes choses, d'âme, de cœur et de corps. Il vivait réellement sa foi, sans oublier pourtant l'importance de l'exemple qu'il donnait aux fidèles et d'abord à son entourage.
Son affection tyrannique, possessive, parfois abusive, n'excluait pas ceux qu'il nommait ses amis. Or ceux qui ont laissé témoignage de leurs rapports avec le tout-puissant maître soulignent son amabilité, sa modestie, sa douceur, sa sincérité. Ce qui faisait écrire à Éginhard : « … lorsqu'on lui annonça la mort du pape Hadrien, il ne pleura pas moins que s'il eût perdu un fils ou un frère chéri. C'est qu'il était véritablement né pour les liaisons d'amitié ; facile à les contracter, il les entretenait avec la plus grande constance, et cultivait, avec une espèce de religion, l'affection de ceux qu'il s'était unis par des liens de cette nature. »
Tous vantaient aussi sa magnificence, ses largesses, sa générosité. Il aimait récompenser ceux qui le servaient loyalement, comtes ou guerriers, lettrés et fonctionnaires du palais. Ses faveurs valaient bien quelque sacrifice, par exemple un bain plus ou moins forcé dans la grande piscine d'Aix-la-Chapelle !
Tel était le caractère plein de vigueur et de contrastes du Rénovateur de l'empire romain, successeur des Césars.