III
Le palais
Selon la définition de Fustel de Coulanges, le palais « est le terme propre pour désigner à la fois le gouvernement, ceux qui le dirigent et le lieu où il réside ». Il comprenait, outre les princes et les princesses de la famille impériale, un certain nombre de personnages, laïcs et ecclésiastiques, appelés palatins. Il est donc anachronique d'employer, comme je l'ai fait d'ailleurs, les termes de Cour et de courtisans, qui sont postérieurs mais dont la définition est à peu près la même.
Les palatins étaient choisis par l'empereur, en raison des services qu'ils avaient rendus, de leur talent, de leurs connaissances et de leur expérience. Ils formaient le conseil impérial. Leurs attributions étaient étendues, quoique fluctuantes, car Charlemagne les convoquait à son gré, en tout ou partie, selon les nécessités de l'heure et l'importance des mesures qu'il projetait. Ils paraissent avoir été nombreux, sans qu'il soit possible de préciser davantage. Il n'existait dans cette assemblée aucune spécialisation, sinon de fait, comme ce fut longtemps le cas dans le conseil des rois capétiens (la curia regis). Les palatins délibéraient sur toutes les affaires que Charlemagne jugeait opportun de leur soumettre : aussi bien sur celles qui touchaient à la politique extérieure qu'à la politique intérieure, au choix de certains « fonctionnaires » et aux intérêts des particuliers. Le pouvoir impérial était dans son principe absolu. Charlemagne consultait les palatins, mais il décidait en dernier ressort et, quand il présidait cette assemblée, il avait assez d'autorité et de séduction pour imposer ses vues. Mais il avait également assez d'intelligence pour tenir compte des avis exprimés et pour infléchir ses décisions en conséquence. Les palatins formaient d'ailleurs l'assise de son pouvoir. Ils étaient les successeurs directs de ces fidèles, amis et vassaux, qui avaient assuré l'émergence des Pipinnides et l'accession au trône de Pépin le Bref, en sorte qu'on a pu employer à leur égard le terme de clan. Ils avaient contracté envers Charlemagne un lien personnel très puissant. Leur fidélité devait être totale. Ils s'engageaient à observer le secret, à délibérer sans haine, sans parti pris, sans crainte des menaces, à ne pas recevoir de présents, à oublier, le cas échéant, leur parenté, bref à ne considérer que l'intérêt de l'empereur et de l'empire. Quand l'un d'entre eux violait cet engagement, on l'excluait. Or c'était un grand honneur que d'être palatin et une position avantageuse. On connaît le nom des palatins les plus en vue : Adalhard, qui était fils de Bernard, frère de Pépin le Bref, dont on vantait « l'esprit avisé, la décision rapide, l'éloquence abondante » ; Guillaume de Toulouse, lui aussi cousin de Charlemagne et qui avait été élevé au palais ; Angilbert, issu d'une grande famille franque et, comme le comte Guillaume, éduqué par des maîtres recrutés par Charlemagne. Parmi les jeunes gens formés à l'école impériale, on choisissait les meilleurs. Ils devenaient palatins « stagiaires », avant de prendre part aux délibérations. Selon la nature des affaires évoquées, Charlemagne agrégeait à son conseil des juristes, de hauts fonctionnaires, des chefs de guerre, voire les grands qui se trouvaient de passage. Dans l'intervalle des réunions, il travaillait avec trois conseillers permanents.
Le rôle des palatins était donc, essentiellement, d'aider l'empereur à promouvoir sa politique au plus haut niveau, en somme de matérialiser sa pensée. Restaient les tâches d'exécution. Charlemagne n'avait pas de ministres. Il n'avait pas non plus de maire du palais et pour cause : ses aïeux avaient rempli cet emploi ! Il ne voulait point de vice-roi. Ses propres fils ne furent jamais que des lieutenants dociles, constamment tenus en lisière, même ceux qui, comme Louis et Pépin, avaient été investis du titre de roi, même Charles, son fils aîné. Charlemagne avait divisé les attributions des anciens maires du palais entre trois personnages : l'archichapelain, le comte du palais et… l'impératrice.
L'archichapelain, apocrisiaire (du grec apocris : réponse) ou primicier, commandait la maison religieuse. Les fonctions qu'il exerçait justifient quelque peu l'impropriété de ce titre d'apocrisiaire. Au temps du Bas-Empire, c'était l'officier chargé de juger les différends entre les officiers du palais, d'expédier les messages et de notifier les réponses de l'empereur. Plus tard, il devint chancelier. Au palais de Charlemagne, il était responsable de la chapelle et chef du clergé. C'était lui qui organisait les offices, les cérémonies, et qui bénissait la table au début de chaque repas. En outre il avait le privilège d'administrer les derniers sacrements aux princes. Mais il remplissait aussi la fonction de ministre du culte, sans en porter le titre. Tout ce qui regardait la hiérarchie et la discipline ecclésiastiques relevait de son autorité. Cependant il soumettait les cas les plus graves à Charlemagne. C'était lui encore qui ménageait les audiences pour les affaires les plus importantes. Son personnel était composé de simples chapelains, de prêtres et de diacres.
Compte tenu de la politique religieuse de Charlemagne, pour mieux dire du caractère théocratique du régime, on mesure l'importance de l'apocrisiaire et l'on comprend avec quel soin il était choisi. Tous les titulaires de cet emploi furent d'éminents prélats : Fulrad, abbé de Saint-Denis, Angilram, évêque de Metz, Hildebald, archevêque de Cologne. Outre ses fonctions religieuses, l'apocrisiaire était également responsable de la chancellerie. Ce service avait pris une grande extension, par suite de l'activité législative et réglementaire de Charlemagne et de l'abondance de sa correspondance. Il revenait à l'apocrisiaire de contrôler l'exactitude des inductions et des libellés, afin que les actes fussent pleinement authentiques et ne donnassent pas lieu à contestations. Il était aidé dans cette tâche par le chancelier ou protonotaire impérial (naguère royal), assisté d'un notaire. Ces chanceliers furent successivement Ithier, Radon, Ercanbald et Jérémie. Tous étaient hommes d'Église, reçurent en récompense de grandes abbayes : l'un d'eux fut même archevêque de Sens. Il en était de même des notaires et de l'équipe des scribes placés sous leurs ordres. Il va sans dire que ces derniers étaient eux aussi triés sur le volet, tenus au secret le plus absolu, à une fidélité inviolable, mais encore aptes à mettre en forme la pensée du souverain et les décisions qui étaient prises. Les textes, leur datation devaient être d'une exactitude rigoureuse. À mesure que Charlemagne améliorait ses propres connaissances, il exigeait toujours plus de perfection. Le travail terminé, c'était le chancelier qui apposait le sceau : il en existait deux types, l'un représentant un empereur romain, l'autre Sérapis, dieu égyptien, tous deux empruntés à des intailles antiques. Le chancelier conservait aussi les archives.
Le comte du palais était le pendant de l'apocrisiaire au plan temporel. Il avait à connaître de toutes les affaires séculières. Il était l'introducteur des laïcs auprès de l'empereur et surtout grand justicier. Assisté de plusieurs conseillers, généralement trois, il prononçait les sentences par délégation de Charlemagne. Un condamné pouvait toujours en appeler à ce dernier qui jugeait alors en dernier ressort. Cependant le comte du palais avait préalablement soin de distinguer les procès concernant les puissants, les modestes et les pauvres. S'agissant de grands personnages, il soumettait directement la cause à l'empereur. Par ailleurs certains crimes d'une particulière gravité étaient jugés directement par celui-ci. La procédure restait sommaire et l'on recourait parfois au Jugement de Dieu. En outre les appelants devaient verser une lourde amende en cas de récidive, ou lorsque la sentence qu'ils contestaient était confirmée. Les comtes du palais devaient s'efforcer par leur équité et par leurs connaissances juridiques de mériter la confiance du maître. L'histoire a retenu le nom de quelques-uns d'entre eux : Anselme, Worad, Adalhard, Amalric, Helmangaud. Ils disposaient bien entendu d'un personnel spécialisé, chargé de transcrire les jugements.
Jusqu'à la construction du palais d'Aix-la-Chapelle, la Cour était itinérante ; elle se transportait d'une villa royale à l'autre, selon les habitudes des rois mérovingiens. Le gouvernement suivait. Après le couronnement de Charlemagne par le pape Léon III, si le palais prit encore plus d'éclat, il ne changea pas de structures. Le rôle d'intendance des anciens maires du palais, c'est-à-dire la tenue de la maison royale (ou impériale), son approvisionnement, l'organisation des voyages, etc., incombait à la reine. Il lui appartenait aussi d'assurer l'entretien et l'ameublement des maisons royales, d'organiser les fêtes, d'acheter des présents pour les ambassadeurs et les souverains étrangers, de prévoir et d'assumer les dépenses. Ce n'était certes pas une sinécure, d'autant qu'elle était également responsable de la discipline et des bonnes mœurs ! Elle était heureusement secondée dans cette tâche par plusieurs hauts fonctionnaires : le chambrier, le sénéchal, le bouteiller, le connétable, le maître du logis. Le chambrier avait la garde et la gestion du trésor : il faisait figure de ministre des finances. Le sénéchal s'occupait des provisions et le bouteiller de la cave. Le connétable n'était point le chef suprême de l'armée qu'il deviendra sous les Capétiens, mais le responsable des chevaux et du personnel d'écurie. Le maître du logis veillait à l'hébergement. Quelques-uns d'entre eux ont laissé leurs noms : Adalgise, Meginfrid, Eberhard qui furent chambriers, Eggihard et Andulf qui furent sénéchaux, et les connétables Geilon et Burchard. C'étaient de véritables dignitaires ; ils avaient l'insigne honneur de vivre dans l'intimité des souverains. Ils devaient avoir assez d'autorité et d'initiative pour assurer le fonctionnement quotidien de cette énorme machine, préparer les déplacements, en prévoir la durée, plaire à la reine et ne pas déplaire à Charlemagne. Or celui-ci était toujours « en course », sauf dans la dernière partie de son règne, après son installation définitive à Aix-la-Chapelle. Il voulait être servi ponctuellement, quelles que fussent les circonstances. Mais il ne consentait pas à s'abaisser aux détails matériels, fût-ce aux problèmes de trésorerie. La table devait être la plus belle et la mieux pourvue en mets délicats, même s'il préférait quant à lui les rôtis à la broche. L'ameublement devait être le plus luxueux. Les cadeaux devaient éblouir leurs destinataires. Car il tenait à sa réputation de prince fastueux, de premier monarque d'Occident. Les chevaux devaient être prêts à l'heure dite, et revêtus de leurs caparaçons. Et les logements prévus pour les palatins. Les auxiliaires de la reine faisaient de leur mieux.
Dans un petit poème, le savant Théodulfe a décrit, sur le mode humoristique, les apprêts d'un festin. Il montre les grands officiers s'avançant pour remplir leurs charges : le comte du palais assigne à chacun des invités sa place ; il écarte les intrus ; c'est lui qui se tiendra près du siège royal. L'archichapelain se présente pour bénir la table royale : « Et même si le roi veut qu'il prenne quelque chose, il faut qu'il le veuille aussi. » Alcuin, « la gloire de nos poètes », Éginhard dont « un grand cœur anime le petit corps », d'autres « académiciens du palais » partageront le repas de Charlemagne et, muni de ses doubles tablettes, le scribe Escanbald notera leurs propos ainsi que ceux de l'illustre empereur. Un serviteur, à l'« esprit délié, mais aux membres languissants », apporte un panier de pommes. Un autre, « essuyant son front couvert de sueur », escorté des cuisiniers et des boulangers du palais, porte avec précaution les plats qu'il va présenter. L'échanson paraît, avec les « vases précieux qui contiennent des vins excellents ». La joie règne sur tous les visages. Tous ces vieux récits témoignent de l'alacrité ambiante. Bon vivant, Charlemagne savait oublier ses soucis. Il ne devait pas beaucoup apprécier la morosité. Il fallait être gai, manger de bon appétit et surveiller son verre, mais aussi savoir écouter et répondre à bon escient. Charlemagne était un terrible bavard.
La chasse était le divertissement favori de la Cour et Charlemagne l'aimait avec passion. Quatre veneurs et un fauconnier étaient chargés de ce service. Ils devaient prévoir le nombre des piqueux et des chiens, le lieu des rencontres. Ils avaient la responsabilité des faucons quand on chassait à l'oiseau.
L'archevêque Hincmar, s'inspirant d'un opuscule d'Adalhard, a remarquablement décrit l'organisation du palais. Il dit que la multitude des serviteurs avait été divisée en trois classes, afin d'assurer « son entretien continuel ». La première comprenait les serviteurs royaux qui n'étaient pas titulaires d'un office particulier : tel devait être le cas de la garde de la personne impériale, de sa famille et du palais. La deuxième classe comprenait « les jeunes gens répartis entre divers services du palais » : ils s'initiaient aux affaires et commençaient par là le cursus honorum. La domesticité proprement dite formait la troisième classe, non seulement les serviteurs privés de la famille impériale, mais celle des grands officiers et des palatins. Hincmar précise que, du haut en bas de la hiérarchie, des roulements étaient prévus, en sorte que le service ne souffrait en rien des absences et qu'à tout moment l'on était à même d'improviser une réception : par exemple quand un grand personnage ou une ambassade se présentait inopinément. De même les grands officiers avaient un suppléant, dans le cas où Charlemagne leur confiait une mission exceptionnelle.
Sans doute la plupart des charges dont on vient de faire état existaient-elles sous le règne de Pépin le Bref et des Mérovingiens. Mais Charlemagne les remania, les redéfinit avec sa précision habituelle. Et l'on peut bien dire que cette vaste organisation fut son œuvre : elle le débarrassait des contingences matérielles tout en assurant sa grandeur. Quelles que fussent ses préoccupations, cette multitude ne le gênait pas. Il aimait la compagnie et n'éprouvait nullement le besoin de se retirer en quelque tour d'ivoire pour réfléchir ou méditer.
« Ce qu'il y avait d'admirable dans cette hiérarchie, poursuit Hincmar, c'est que les personnages qui la constituaient, sans compter les allants et venants qui fréquentaient le palais, …toujours joyeux et riants, conservaient l'esprit dispos et gai. »