VIII
L'ordre ecclésiastique
La politique religieuse de Charlemagne répond à deux objectifs. Monarque de droit divin, il se croyait missionné par Dieu pour gouverner l'Église et accroître son rayonnement. D'autre part l'appui de l'Église lui était nécessaire à la fois pour élever la moralité de ses peuples et pour consolider l'unité politique par l'unité religieuse. Il s'agissait pour lui de bâtir un empire chrétien d'Occident, avec pour idéal et pour moteur une foi commune. C'est même dans cette perspective grandiose que son génie s'exprime le mieux. Le christianisme a survécu en effet à l'effondrement de l'empire carolingien. L'unité chrétienne perdura pendant des siècles en Europe. Une fraternité d'origine religieuse s'est maintenue contre vents et marées, malgré les déchirements, les haines et les conflits, en sorte que l'on a pu dire avec raison que les guerres européennes étaient des guerres fratricides, voire même de simples révolutions, pour meurtrières qu'elles fussent.
L'alliance du trône et de l'autel faisait partie de l'héritage de Pépin le Bref depuis la visite du pape Étienne II. C'était un véritable pacte qui unissait depuis lors le pape et le roi des Francs. Cette situation privilégiée par rapport aux autres princes, Charlemagne sut l'exploiter au maximum. Elle satisfaisait à la fois sa piété et son esprit de domination. « Ayant reçu dans le sein de l'Église par la grâce de Dieu les rênes du pouvoir, lit-on dans les Libri Carolini, il lui appartenait, suivant sa propre expression, de la piloter sur les flots orageux du siècle. » Il y a dans ces quelques lignes l'essentiel de son rôle personnel visant à la fusion du temporel et du spirituel, de l'Église et de l'État. Charlemagne voulut être un nouveau Josias, un nouveau David. Les clercs du palais, tout ce qui pensait et écrivait, l'Église elle-même le poussaient dans cette voie. Encore une fois le chrétien y trouvait son épanouissement, sa propre exaltation, mais la politique un moyen sans pareil d'assurer la cohésion de l'empire !
À son avènement, l'Église gallicane était dans un état pitoyable, malgré les réformes amorcées par saint Boniface avec l'appui de Pépin le Bref. Elle était dépourvue de cadres, peuplée de prêtres ignares ou médiocres, incapables de prêcher, le plus souvent de mœurs douteuses. L'Église des premiers âges avait divisé l'Europe en provinces ecclésiastiques, calquées sur les provinces administratives de l'empire romain. Les archevêques ou métropolitains contrôlaient les simples évêques et surtout coordonnaient leurs activités. Ils détenaient une autorité morale incontestable et, en raison même de leur importance, pouvaient résister aux princes. Saint Boniface comprit l'utilité de cette institution, plus ou moins tombée en désuétude. Il convainquit Pépin le Bref de la rétablir. Pépin consentit à créer trois métropoles : Reims, Rouen et Sens. Mais, apercevant les conséquences de sa décision, il ne pourvut que l'archevêché de Sens. Lorsque Charlemagne devint roi, il poursuivit la politique de son père en ce domaine. Quand l'archevêque de Sens mourut, il ne le remplaça pas. Après la conquête de la Lombardie et à la demande du pape Hadrien, il accepta la partition de ses deux royaumes (la Francie et l'Italie) en vingt-et-une métropoles. Il ne refusa pas de nommer les métropolitains, mais à titre quasi honorifique, car il ne leur confiait aucune mission particulière et ne les consultait jamais en tant qu'archevêques. Il n'admettait pas qu'une autorité quelconque s'interposât entre lui et les évêques qu'il considérait comme les maîtres des fidèles. C'est lui qui les choisit, sauf très rares exceptions, et qui fait élire les abbés. Il leur impose, aux uns et aux autres, le serment d'allégeance : ce sont ses vassaux ecclésiastiques !
Mais il s'appropriait aussi, il est vrai avec l'accord du pape, l'autorité et les fonctions de gouverneur de l'Église, s'érigeant en arbitre de la foi, organisant des conciles, réformant l'éducation religieuse, la célébration des offices, donnant ses instructions aux évêques et aux abbés comme il le faisait aux missi et aux comtes, contrôlant les activités d'un chacun, admonestant les fautifs et même légiférant en matière religieuse. Ses capitulaires, sa correspondance en font foi.
Les capitulaires précisent les devoirs des prêtres, définissent les conditions d'entrée dans la cléricature. Tout candidat doit être de mœurs exemplaires, ne pas fréquenter le cabaret, ne pas admettre chez lui d'autres femmes que ses proches parentes, ne pas s'adonner au jeu, ni chasser, ni porter des armes, ni s'habiller trop richement, ni assister aux spectacles des jongleurs. Il doit savoir au moins son Pater et son Credo, connaître les rites du baptême et de la messe, célébrer ponctuellement les offices de jour et de nuit qui sont prescrits, confesser les pécheurs, veiller à la moralité de sa paroisse, entretenir des rapports fraternels avec les curés des paroisses voisines, recevoir humblement les réprimandes de l'évêque et exécuter avec soin les ordres qu'il recevra de lui, ne point s'attacher aux biens de la terre, ne convoiter que la gloire céleste. Cela pour le prêtre « de base ». Conscient de l'ignorance des fidèles, Charlemagne souhaite que le clergé soit assez instruit dans les saintes Écritures pour éduquer les fidèles. Dans une lettre-circulaire aux évêques et aux abbés, il écrit : « Nous avons jugé que, dans les évêchés et les monastères dont le gouvernement vous est confié, il ne suffit pas de faire observer la règle et la pratique de la vie religieuse, mais que vous devez aussi vous appliquer à instruire dans les lettres ceux qui sont capables d'apprendre, suivant l'intelligence que Dieu a donnée à chacun L'observation de la règle fait l'ornement des mœurs, de même que le zèle que l'on apporte à enseigner et à apprendre fait l'ornement du langage. Ceux qui désirent plaire à Dieu en faisant bien ne doivent pas négliger de lui plaire en parlant bien, car il est écrit : « Vous serez justifié par vos paroles ou vous serez condamné par vos paroles. » Quoique, en effet, il soit beaucoup mieux de bien agir que de savoir, cependant il faut savoir avant d'agir… Nous avons reçu dans ces dernières années des lettres qu'on nous écrivait de certains monastères, et où on nous parlait de pieuses et saintes prières offertes pour nous par les moines. Nous avons trouvé dans la plupart de ces récits des intentions droites et un langage inculte. Ce qu'une pieuse dévotion leur dictait au fond du cœur, ils ne pouvaient l'exprimer au-dehors que dans un style grossier et rempli de fautes, à cause de leur négligence à s'instruire. Puisqu'ils étaient trop ignorants pour bien écrire, il y avait lieu de craindre qu'ils ne fussent trop ignorants pour bien comprendre les saintes Écritures. Et nous savons tous que, si les erreurs de mots sont dangereuses, les erreurs de sens le sont bien plus encore… »
Charlemagne attachait à la prédiction, au commentaire des Écritures, la plus grande importance. Tout prêtre devait donc être à même d'expliciter la vie du Christ et d'interpréter correctement les Paraboles. C'est pourquoi il était prescrit de faire précéder l'ordination d'un examen probatoire.
La discipline monastique faisait l'objet d'une réglementation sévère visant à réprimer les abus et les relâchements. Elle concernait aussi bien les monastères d'hommes que de femmes. Les excès de table, les disputes, l'homosexualité étaient durement châtiés. Ils étaient tous tenus d'obéir sans restriction aux ordres royaux. Charlemagne écrivait en ce style aux moines de Saint-Martin de Tours coupables d'abriter un coupable : « Ce qui nous surprend, c'est que seuls entre tous vous osiez contrevenir à notre décret, quand il est évident, d'après la coutume ancienne et les lois, que les décrets des rois doivent être exécutés, et qu'il n'est permis à personne de mépriser leurs édits et leurs statuts. Nous ne pouvons trop nous étonner que vous aimiez mieux vous rendre aux prières de ce misérable qu'aux ordres de notre autorité… » Et il les convoquait devant son tribunal pour répondre de leur « sédition ».
Le dessein de Charlemagne apparaît clairement. Il voulait, à partir d'un clergé irréprochable dans ses mœurs et instruit, créer une véritable élite chrétienne. D'où le rôle éminent qu'il assignait aux évêques, leur répétant la nécessité de faire de fréquentes tournées pastorales, de veiller à la bonne tenue des églises, à l'exactitude, aux mœurs et à l'instruction des prêtres, au respect des canons, à la discipline monastique. Ils ne pouvaient léguer que les biens acquis avant leur élévation à l'épiscopat. Charlemagne leur recommandait instamment la douceur dans leurs rapports avec les curés et les fidèles : « Sachez, énonçait un capitulaire, que les évêques doivent exercer leur autorité avec une pieuse sollicitude et dans un esprit d'humilité, sans revendiquer un pouvoir tyrannique. De même qu'ils désirent être obéis par leurs subordonnés, de même doivent-ils prendre garde de ne pas les affliger injustement et sans raison sous l'emprise de la colère, mais les considérer comme leurs associés et s'appliquer à se faire aimer plutôt que craindre. » C'est que beaucoup d'évêques sortaient de familles aristocratiques et Charlemagne ne connaissait que trop leur orgueil et leur esprit de caste !
Ayant constaté que le baptême était dispensé sans précautions, il réglementa ce sacrement. Il existait des différences entre le rituel gallican et le rituel romain. Charlemagne obligea le clergé à n'utiliser que ce dernier. Il fit de même établir un sacramentaire modèle, afin d'unifier la liturgie dans tous ses États. De même encore, connaissant les effets salutaires de la musique, il généralisa l'usage du chant romain pendant les offices diurnes et nocturnes, et ordonna la création d'écoles de choristes. Toutes les églises de l'empire finirent par adopter le plain-chant grégorien et par célébrer les offices de manière identique. Les cérémonies religieuses prirent dès lors le caractère grandiose qu'elles conservèrent pendant des siècles et dont l'attrait n'était pas sans utilité sur les âmes.
Par voie de conséquence, Charlemagne s'instituait pareillement gardien de l'orthodoxie, et gardien vigilant, menant contre le paganisme expirant, les hérésies et déviations de la foi, un combat sans merci ! Un capitulaire de 769, dont les dispositions furent souvent rappelées, interdisait absolument et sous les peines les plus rigoureuses les sacrifices profanes, le culte des arbres, des rochers et des sources, le port des amulettes, la consultation des devins, les incantations, afin d'extirper les dernières racines du paganisme.
Charlemagne entra résolument dans la querelle du « filioque ». Elle intéressait l'énoncé du Credo. Selon l'Église byzantine, le Saint-Esprit procédait du Père par le Fils. Selon l'Église espagnole, il procédait du Père et du Fils (ex patre filioque procedit). Charlemagne adopta la formule espagnole et, malgré l'avis du pape Hadrien, l'imposa à son clergé.
De même prit-il vigoureusement parti contre l'Adoptianisme. Cette hérésie avait une origine très ancienne. Elle semblait oubliée, lorsque Félix, primat de Tolède, la reprit à son compte. Selon cette doctrine, le Christ était fils de Dieu non par la naissance mais par l'adoption. Il n'était donc point initialement d'essence divine. Ses vertus seules l'avaient fait distinguer par Dieu, qui l'avait alors élevé au-dessus des hommes. Le pape Hadrien condamna cette interprétation. Charlemagne estima cette décision insuffisante. Il prit l'initiative de réunir un concile général à Ratisbonne, en 792. Félix fut condamné par les Pères conciliaires. Il dut reconnaître ses fautes et s'engager par serment à ne plus propager l'adoptianisme. L'année suivante, oubliant son serment, il répandait à nouveau cette hérésie dans la Marche d'Espagne. Charlemagne réunit un nouveau concile à Francfort, en 794. Les Pères anathémisèrent Félix et ses partisans. Félix persista dans l'erreur et répliqua par un libelle. Charlemagne demanda au pape – qui était alors Léon III – de réunir un troisième concile. L'assemblée romaine renouvela l'anathème fulminé par les Pères de Francfort. Félix s'opiniâtra, par orgueil ou par conviction. Il consentit pourtant à comparaître devant un quatrième concile, réuni cette fois à Aix-la-Chapelle, en 800. Le primat, craignant peut-être pour sa liberté et sa vie, abjura l'adoptianisme.
Charlemagne prit également position dans la querelle des images (l'iconoclastie). Il y montra la même fermeté, pour ne pas dire un zèle intempestif. Les icônes représentant le Christ, la Vierge et les saints étaient non seulement vénérées par les Byzantins, mais faisaient l'objet d'un culte qui, par ses excès et les déviations qu'il engendrait, s'identifiait aux coutumes païennes. Oubliant ce qu'elles représentaient, on prêtait aux images en tant que telles des pouvoirs de guérison, de protection. Les basiléus Léon III et Constantin V abolirent ce culte, prescrivirent la destruction des icônes et persécutèrent les religieux et les laïcs qui leur résistaient. Ils agissaient par application des pouvoirs sacerdotaux qui leur étaient reconnus par la tradition depuis l'empereur Constantin. Le concile de Constantinople (753) officialisa l'iconoclastie, décréta les images impies et criminelles. C'était tomber d'un excès dans l'autre. Le pape ne pouvait en aucun cas partager les vues des basiléus. Le concile de Latran (769) anathémisa le concile de Constantinople. Cette condamnation ne termina point la querelle et les iconoclastes continuèrent de méfaire, détruisant pour jamais d'admirables œuvres d'art. L'impératrice Irène prit alors le pouvoir. Elle convoqua un concile à Nicée en 787. L'iconoclastie fut abolie et le culte des images rétabli. Le pape Hadrien en informa Charlemagne. Le texte fut mal traduit. En guise de réponse, Charlemagne intima l'ordre à Hadrien de réunir sans tarder un concile afin de condamner celui de Nicée. Hadrien tenta vainement d'apaiser ses scrupules. Charlemagne fit écrire les fameux Libri Carolini dans lesquels il fustigeait âprement les décisions du concile de Nicée et celles de cette Irène qui se prétendait basiléus ! Selon lui, le concile de Nicée qui prescrivait l'adoration des images était aussi hérétique que celui de Constantinople interdisant ce culte. Il estimait licite de placer des images dans les sanctuaires afin d'émouvoir la sensibilité des fidèles et de fortifier leur foi, non pour être adorées en tant que telles. Le concile de Nicée ne voulait pas autre chose ; il n'avait nullement prescrit l'adoration des images. Mais on a vu qu'à cette époque Charlemagne avait des raisons politiques de discréditer l'empire byzantin et son impératrice. C'était surtout Irène qui était visée par les Libri Carolini. Elle affectait d'ignorer le grand roi d'Occident, considéré comme un Barbare. Charlemagne assouvissait donc sa rancune en invoquant la religion. Le pape tenait à ménager l'empire byzantin. Il invita Charlemagne à montrer plus de compréhension. Sans tenir compte de cet avertissement amical, Charlemagne obtint du concile de Francfort qu'il anathémisât le concile de Nicée. Le pape Hadrien dut s'incliner !
L'Église tolérait ces ingérences en matière de foi : il est vrai que Charlemagne ne s'écartait jamais de la plus saine doctrine. Elle acceptait ses réformes, ses ordres, ses instructions, ses réprimandes comme ses recommandations. Nul ne protestait contre ses initiatives. Nul n'osait s'opposer à sa volonté. Il était parvenu à vassaliser l'ensemble du clergé. Les évêques, les abbés, les humbles curés, les simples moines étaient devenus les auxiliaires du pouvoir. Mais Charlemagne n'avait pas ménagé les contreparties. Il assurait à l'Église protection, prospérité et puissance. Elle jouissait des plus larges immunités, bénéficiait de cadeaux et de donations, possédait ses propres tribunaux. Restait en suspens l'épineuse question des bénéfices naguère concédés par Charles Martel pour récompenser ses fidèles et, quoique à un moindre degré, par Pépin le Bref. Charlemagne n'avait pas plus que son grand-père et son père l'intention de s'appauvrir en restituant ces biens. En revanche, il rendit la dîme obligatoire, prévoyant des peines proportionnées au retard des versements, pouvant aller jusqu'à l'excommunication et à la confiscation des biens. La dîme représentant le dixième des gains compensait largement le dommage des bénéfices. Elle offrait à l'Église la possibilité de s'enrichir rapidement et, dans un proche avenir, de constituer un État dans l'État.
Sous le règne de Charlemagne, cette éventualité n'était même pas envisageable. L'Église était un instrument de pouvoir. Elle s'insérait dans le système administratif, concourait à la bonne marche des affaires et même, par les vassaux et les hommes libres de ses domaines, aux expéditions militaires. L'unité de la foi répondait à l'unité politique, en proposant aux peuples un idéal commun. Le spirituel se fondait dans le temporel en lui conférant son sens le plus élevé : une multitude en marche vers l'éternité du Christ ! L'empire avait tous les caractères d'une théocratie. Telles étaient les conceptions du grand empereur.