IX
Les anecdotes de Notker
Arrêtons-nous un instant, pour feuilleter le livre du moine de Saint-Gall. Parmi les anecdotes qu'il recueillit, plusieurs montrent les rapports familiers de Charlemagne avec les évêques et les simples clercs. Elles montrent aussi que, dans ce domaine comme dans les autres, l'humour tempérait souvent ses exigences. Elles forment si l'on peut dire le revers de la médaille. Je citerai les plus significatives pour l'agrément du lecteur mais aussi pour lui permettre de comprendre à quelle sorte d'homme Charlemagne avait affaire, combien étaient justifiés les observations et les ordres qu'il adressait aux prélats et combien difficile le choix de ces derniers.
Dès que le décès d'un évêque était connu, les solliciteurs se pressaient autour de l'empereur. Les palatins, « toujours prêts à épier les malheurs ou tout au moins le trépas d'autrui », demandaient aux familiers du maître, à ses parents, à la reine elle-même, d'intervenir en faveur de leur candidat. Il advenait parfois que la reine eût son propre favori. Un jour, Hildegarde proposa à son époux d'accorder à l'un de ses protégés un évêché vacant. Charlemagne avait déjà promis cet évêché à un jeune homme dont il avait distingué les mérites. Il accueillit la requête d'Hildegarde « de son air le plus gracieux, l'assura qu'il ne pouvait ni ne voulait rien lui refuser, mais ajouta qu'il ne se pardonnerait pas de tromper son jeune clerc ». Il avait fait cacher ce dernier derrière un rideau. « À la manière de toutes les femmes, poursuit Notker, quand elles prétendent faire prévaloir leurs désirs et leurs idées sur la volonté de leurs maris, la reine, dissimulant sa colère, adoucissant sa voix naturellement forte et s'efforçant d'amollir par des manières caressantes l'âme inébranlable de Charles, lui dit : – Cher prince, mon Seigneur, pourquoi perdre cet évêché en le donnant à un tel enfant ? Je vous en conjure, mon aimable maître, vous ma gloire et mon appui, accordez-le à mon clerc, votre serviteur dévoué. » Derrière son rideau, le malheureux jeune homme choisi par l'empereur entendait ces paroles et ne put s'empêcher de s'écrier : – Seigneur roi, tiens ferme ; ne souffre que personne n'arrache de tes mains la puissance que Dieu t'a donnée ! » Charles lui accorda l'évêché, en se recommandant à ses prières.
Un autre jour, veille de la Saint-Martin, il convoqua l'un des clercs de sa Cour. Le garçon passait pour « fort recommandable par la noblesse de son origine et par son savoir ». Il fit bonne impression à Charles qui lui donna un évêché vacant. L'autre se confondit en remerciements. Puis, fou de joie, il regagna sa demeure et donna un splendide festin auquel il avait convié ses amis, dont plusieurs officiers du palais. « Chargé de nourriture, gorgé de vin et enseveli dans l'ivresse, il ne parut point aux offices de cette sainte nuit. » Or il appartenait au chœur de la chapelle royale. L'usage voulait que le maître de chœur désignât la veille à chacun le répons qu'il devait chanter. Quand vint le tour du nouvel évêque, il y eut un silence ! Les choristes s'exhortaient mutuellement à chanter le répons, mais se récusaient les uns les autres. Charlemagne qui, du haut de son trône de marbre, s'impatientait, s'écria :
– « Que quelqu'un chante donc enfin ! »
Un pauvre clerc, rempli de mérite mais méprisé par ses collègues en raison de son humble naissance, se dévoua. Il se trompa de répons. Après l'office, l'empereur se retira dans sa chambre et s'assit devant la cheminée. Il fit appeler le pauvre clerc qui tremblait de frayeur. Charles lui sourit avec bonté et lui dit :
– « Cet orgueilleux, qui n'a pas assez craint ou respecté Dieu, ni un maître qui se montrait son ami, pour s'abstenir de la débauche une seule nuit, tout au moins jusqu'à ce que le répons qu'il devait chanter fût commencé, n'aura point l'évêché ; c'est la volonté de Dieu et la mienne. Quant à toi, le Seigneur te l'accorde et je t'y nomme. Prends soin de le gouverner conformément aux règles canoniques et apostoliques. »
Un autre prélat étant mort, Charlemagne accorda son évêché « à un certain jeune homme. Celui-ci, tout content, se préparait à partir ; ses valets lui amenèrent, comme il convenait à la gravité épiscopale, un cheval qui n'avait rien de fringant, et lui préparèrent un escabeau pour le mettre en selle. Indigné qu'on le traitât comme un infirme, il s'élança de terre sur sa bête si vivement qu'il eut grand-peine à se tenir et à ne pas tomber sur l'autre côté ».
Le roi qui était sur son balcon fut témoin de cet exploit. Il rappela le garçon et lui dit :
– « Mon brave, tu es vif, agile, prompt et tu as bon pied ; la tranquillité de notre Empire est, tu le sais, sans cesse troublée par une multitude de guerres ; nous avons par conséquent besoin dans notre suite d'un clerc tel que toi ; reste donc pour être le compagnon de nos fatigues, puisque tu peux monter si lestement sur ton cheval. »
Les prélats excellents ne manquaient certes pas. Charlemagne les honorait grandement et savait les récompenser. Mais, en dépit de ses précautions, il y avait quelques brebis galeuses. Il ne se privait pas de leur jouer quelque tour ni de les humilier publiquement. L'un d'eux brillait par sa gloriole, sa frivolité et son manque de charité. Il lui envoya un marchand juif. Ce dernier présenta à l'évêque un rat embaumé, affirmant que c'était une pièce d'une insigne rareté, et lui extorqua une somme exorbitante. Il apporta cette somme à l'empereur. Peu après, au cours d'une assemblée à laquelle les évêques et les grands étaient conviés, celui-ci fit apporter la somme et déclara :
– « Évêques, vous les pères et les pourvoyeurs des pauvres, vous devez les secourir et Jésus-Christ lui-même en leur personne, et ne point vous montrer avides de vaines frivolités. Mais maintenant, faisant tout le contraire, vous vous adonnez plus que les autres mortels à l'avarice et aux frivolités. Un de vous a donné à un Juif toute cette somme d'argent pour un de ces rats qui se trouvent d'ordinaire dans nos maisons et qu'on avait embaumé à l'aide de certains aromates. »
Le fautif courut se jeter à ses pieds et implora le pardon de sa faute.
Pendant la campagne contre les Avars, un évêque fut commis à la garde de la reine. « Commençant à s'enfler de la bonté familière avec laquelle cette princesse le traitait, il poussa l'insolence au point de demander impudemment, afin de s'en servir en guise de canne et de crosse épiscopale, la baguette d'or que l'incomparable empereur avait fait faire comme une marque de sa dignité. » La reine se moqua de lui, prétendant qu'elle n'osait confier cette baguette à personne. Elle ajouta qu'elle ferait part de cette demande à son époux dès son retour. Ce qu'elle fit. Charles éclata de rire et promit de satisfaire le prélat. « Toute l'Europe s'était, pour ainsi dire, réunie afin de célébrer le triomphe de l'empereur sur la redoutable nation des Huns (les Avars). Ce prince dit alors en présence des grands et des hommes de rang inférieur :
– « Les évêques devraient mépriser les choses de ce monde et animer par leur exemple les autres hommes à ne désirer que les biens célestes. Mais maintenant ils se sont, plus que tous les autres mortels, tellement laissés corrompre par l'ambition que l'un d'eux, non content du premier siège épiscopal de Germanie, aurait voulu s'approprier, à notre insu et en échange du bâton d'évêque, le sceptre d'or que nous portons comme marque de notre commandement ! »
L'évêque demanda pardon de sa faute et l'obtint.
Charlemagne avait ordonné aux prêtres de prêcher dans toutes les cathédrales de l'empire en fixant un délai. Il menaçait de dépouiller de leur évêché ceux qui contreviendraient à cet ordre. Un des évêques fut pris de panique ; il ne savait, prétend Notker, « que se plonger dans les délices et s'abandonner à son vain orgueil ». Craignant de déplaire à l'empereur, il invita deux palatins à assister à son prêche afin qu'ils témoignassent de sa bonne volonté. Après la lecture de l'Évangile, il monta donc en chaire et, à ce spectacle inattendu, l'assistance fut saisie d'étonnement. L'évêque était dénué d'éloquence. S'il avait préparé son sermon, la mémoire lui fit soudain défaut. Alors il avisa l'un des fidèles qui dissimulait sa crinière rousse sous le pan de son manteau. Il ordonna au bedeau d'amener ce malheureux, lequel opposa quelque résistance.
– « Amène cet homme, prends garde qu'il n'échappe ! » tonnait l'évêque.
Puis il descendit de la chaire et découvrant la tête de l'homme s'écria :
– « Regarde, peuple, ce roux est un misérable ! »
Ce fut là tout son prêche. Mais, après la messe, il emmena les deux palatins dans la salle de festin. « Assis sur de moelleux coussins de plume, vêtu de la soie la plus précieuse, couvert de la pourpre impériale, n'ayant rien qui lui manquât hormis le sceptre et le titre de roi », il était entouré de gardes plus richement vêtus que ceux du palais. Le repas fut magnifique et se termina par un concert. Le lendemain matin, l'aimable évêque se dit qu'il avait peut-être commis une erreur en étalant un faste pareil. Il fit venir les deux palatins, les combla de présents et les pria de rendre « un bon et honorable témoignage » auprès de l'empereur. Celui-ci n'ignorait rien de ce qui s'était passé. Il demanda aux palatins pourquoi l'évêque les avait invités à dîner. Ils répondirent :
– « Ce fut, seigneur, pour honorer en nous votre nom, plus qu'il n'était dû à notre faible mérite. Cet excellent prélat est d'une fidélité parfaite à vous et aux vôtres, et très digne de la plus haute charge ecclésiastique. Si, en effet, vous daignez en croire notre misérable témoignage, nous dirons à votre Sublimité que nous l'avons entendu prêcher avec une véritable éloquence. »
Charlemagne connaissait les insuffisances de l'évêque. Il questionna donc les palatins sur le prêche. Ces derniers durent avouer la vérité. L'évêque ne fut pas dépouillé de sa charge. Charles avait compris que le prélat, redoutant de lui désobéir, s'était efforcé de dire au moins quelques mots. Cette mansuétude peut surprendre. À la vérité, l'empereur ne pouvait révoquer un évêque aussi facilement que l'un de ses comtes. Il fallait un bien grand scandale pour envisager cette sanction. Charlemagne n'était tout de même pas le pape ! D'ailleurs c'était la docilité qu'il exigeait d'abord de la prélature.
Dans ses rapports privés avec les dignitaires de l'Église, il éprouvait aussi quelques déboires. Charles avait un gros appétit et supportait difficilement le jeûne. Pendant le carême, il avait l'habitude de manger à la huitième heure du jour. L'un des évêques osa le lui reprocher. L'empereur accepta la réprimande, mais obligea l'évêque à dîner avec les derniers serviteurs du palais, c'est-à-dire vers minuit. Après quoi il lui dit :
– « Évêque, vous reconnaissez maintenant, j'espère, que, si pendant le carême, je mange avant la nuit, ce n'est pas par intempérance, mais par sagesse. »
Un autre, auquel l'empereur demanda de bénir le pain, en prit d'abord pour lui et lui en offrit ensuite. Charlemagne refusa, outré par cette impolitesse. Le grand Alcuin lui-même se permit de l'offenser une fois. Au cours d'un entretien, Charlemagne déplorait qu'aucun des clercs de son empire ne pût rivaliser avec les anciens Pères de l'Église. Il soupira :
– « Que n'ai-je onze clercs aussi instruits et aussi profondément versés dans les sciences que Jérôme et Augustin ! »
Indigné et croyant que l'empereur le tenait pour rien, il répliqua :
– « Le Créateur du ciel et de la terre n'a pas fait d'autres hommes semblables à ces deux-là, vous voulez en avoir une douzaine ! »
On sait le prix que Charlemagne attachait à la musique religieuse. Il tenait extrêmement à ce que le chœur d'Aix-la-Chapelle servît de modèle. Il y veillait personnellement. Notker le montre en pleine action : « L'empereur désignait du doigt ou du bout d'un bâton celui dont c'était le tour de réciter, ou qu'il jugeait à propos de choisir, ou bien il envoyait quelqu'un de ses voisins à ceux qui étaient placés loin de lui. La fin de la leçon, il la marquait par une espèce de son guttural : tous étaient si attentifs quand ce signal se donnait, que, soit que la phrase fût finie, soit qu'on fût à la moitié de la pause, le clerc qui suivait ne reprenait jamais au-dessus ni au-dessous… »
Il ne lui fut pas facile de généraliser la pratique du plain-chant. Il demanda au pape de lui envoyer douze clercs qui fussent d'habiles chanteurs. Charlemagne les accueillit avec honneur et s'empressa de les répartir entre les principales cathédrales. Mais, par malice ou insuffisance, ils inculquèrent des méthodes différentes à leurs élèves. Charlemagne s'en plaignit au pape. Il envoya à Rome deux de ses clercs les plus expérimentés. À leur retour, ils furent à même d'enseigner la modulation.
Le moine de Saint-Gall entremêle ses historiettes et ses croquis pris sur le vif de considérations plus sérieuses. Notant que Charles ne confia jamais plus d'un comté à chacun de ses comtes, si ce n'est dans les Marches, il observe : « Jamais non plus il ne donna à aucun évêque, sinon par des conditions très déterminantes, des abbayes et des églises dépendant du domaine royal. Quand ses conseillers ou ses familiers lui demandaient pourquoi il agissait ainsi : « C'est, répondait-il, qu'avec le domaine ou la métairie attachés soit à une petite abbaye soit à une église, je m'acquiers un vassal fidèle, aussi bon ou même meilleur que tel comte ou tel évêque. »
Notker lui prête aussi cette réflexion riche de sens : « Si je sais déblayer, j'ai aussi appris à remplir. »