XI
La renaissance carolingienne
Au moment où Charlemagne commença à régner, l'étude des lettres n'avait pas entièrement disparu, mais elle était tombée au plus bas. La Francie était en retard sur l'Angleterre et la Lombardie. Le niveau du clergé franc était déplorable. Comment demander à des religieux quasi illettrés d'enseigner les Écritures aux fidèles, de prêcher efficacement ? En tentant de remédier à cette situation, Charlemagne avait deux mobiles : la piété et la curiosité intellectuelle. Désireux de promouvoir une élite chrétienne pour les raisons que l'on a déjà exposées, il était conscient de ses propres lacunes et cherchait à les combler ; de surcroît il aimait s'instruire. « Passionné pour les arts libéraux, écrit Éginhard, il eut toujours une grande vénération et combla de toutes sortes d'honneurs ceux qui les enseignaient. Le diacre Pierre de Pise, qui était alors dans sa vieillesse, lui donna des leçons de grammaire. Il eut pour maître dans les autres sciences un autre diacre, Albin, surnommé Alcuin, né en Bretagne1 et d'origine saxonne, l'homme le plus savant de son époque. Le roi consacra beaucoup de temps et de travail à étudier avec lui la rhétorique, la dialectique et surtout l'astronomie. Il apprit le calcul, et mit tous ses soins à étudier le cours des astres avec autant d'attention que de sagacité. Il essaya aussi d'écrire, et il avait toujours sous le chevet des feuilles et des tablettes pour accoutumer sa main à tracer des caractères lorsqu'il en avait le temps. Mais il réussit peu dans ce travail, qui n'était plus de son âge et qu'il avait commencé trop tard. » Ce passage est équivoque, surtout dans ses dernières lignes. Il semble résulter des termes mêmes d'Éginhard que Charlemagne savait écrire, sinon il n'aurait pas fait placer des feuilles et des tablettes au chevet de son lit pour s'en servir pendant ses insomnies. Éginhard veut probablement dire que son écriture était inélégante et ressemblait davantage à un griffonnage qu'à la Caroline des scribes du palais. En outre, compte tenu de ses occupations écrasantes, de ses expéditions successives, de ses déplacements quasi continuels, il est très peu probable qu'il ait pu consacrer « beaucoup de temps et de travail à étudier », sauf peut-être dans les dernières années de son règne où, par force, il mena une existence plus calme. En revanche la culture et sa diffusion furent chez lui un souci constant. Au hasard de ses voyages, des assemblées annuelles, des réunions plus restreintes, il avait été à même de constater l'ignorance des évêques et de la plupart des prêtres, sans parler de celle des fonctionnaires laïcs, comtes et centeniers. Il attirait au palais quiconque avait une réputation de lettré. Parfois il ramenait de ses conquêtes quelque docte personnage. L'exemple donné par Notker de deux moines irlandais « profondément versés dans les lettres profanes et sacrées » est à cet égard typique. Débarqués en Francie et cherchant un emploi, les deux moines proposaient à tout venant de vendre leur science contre le vivre et le coucher ! Charlemagne les convoqua et les prit à son service. Ce n'étaient là que de modestes professeurs, car ils n'ont laissé d'autres traces que dans le récit de Notker. Tout différent fut le cas de Pierre de Pise, de Paulin d'Aquilée, de Paul Diacre et surtout d'Alcuin et de Théodulfe. Pierre de Pise enseignait la grammaire à l'école de Pavie, lorsque Charlemagne s'empara de cette ville, le rencontra et l'emmena avec lui. Il en fut de même du Lombard Paul Warnefried, dit Paul Diacre, secrétaire du roi Didier ; il était surtout historien. Paul d'Aquilée était né dans le Frioul ; il enseignait les lettres et fut appelé par Charlemagne (qui le nomma par la suite évêque d'Aquilée2) Théodulfe était également d'origine italienne ; il vint au palais en 781. Alcuin était anglo-saxon. Éginhard était moine au monastère de Fulda ; il vint à la Cour en 791. Charlemagne prenait ce qu'il trouvait : il n'avait pas le choix, du moins au début de son règne. Ces beaux esprits ne brillaient pas tous par le désintéressement. Charlemagne devait, pour les conserver à son service, leur accorder des honneurs substantiels. Alcuin collectionna les grandes abbayes, dont Saint-Martin de Tours ; il est vrai que ses mérites étaient exceptionnels, ce qui explique que Charlemagne ait enfreint en sa faveur le principe de ne pas donner plusieurs abbayes au même personnage. Éginhard et Théodulfe furent pareillement dotés. Bien qu'ils fussent grassement payés par Charlemagne, Pierre de Pise, Paul Diacre et Paulin d'Aquilée ne séjournèrent pas longtemps au palais ; repris par le mal du pays, ils rentrèrent chez eux, fortune faite ! Alcuin consentit à rester ; il s'installa même définitivement en France. Or il passait pour l'homme le plus instruit de son temps ; sans doute l'était-il. Né en Northumbrie (en 732 ou 735), il avait été élève à l'école d'York, où l'on enseignait la grammaire, la rhétorique, la poésie, l'astronomie, le calcul, la nature de l'homme et la zoologie, les saintes Écritures et les œuvres de l'Antiquité. Alcuin vendait son savoir, lorsque Charlemagne le rencontra en Italie. En 782, il entra à son service avec trois de ses disciples : Sigulfe, Fridugise et Witton. Il éblouit Charlemagne par sa science universelle et par son éloquence, et devint son ami. Pédagogue-né, il fut d'abord le précepteur du grand roi et de sa famille, puis dirigea l'école palatine, puis anima le cénacle pompeusement appelé Académie du palais. Ensuite, aidé par Théodulfe, il se consacra, sans cesser d'enseigner, à la diffusion de la culture, jouant le rôle à la fois d'un ministre de l'éducation et des affaires culturelles.
Ce n'était pas un esprit original, encore moins un créateur, mais il avait une intelligence claire, une mémoire sans faille et la passion d'enseigner. Ce fut lui qui assigna sept degrés à l'enseignement : grammaire, rhétorique, dialectique, arithmétique, géométrie, musique et astronomie. Les sept arts libéraux restèrent en vigueur pendant tout le Moyen Âge. Alcuin avait le don d'éveiller le goût de l'étude. Il s'exprimait dans un latin élégant émaillé de citations. Il connaissait parfaitement la doctrine des Pères de l'Église et son orthodoxie était pure. Toute sa philosophie consistait à commenter la pensée des Anciens. Il se gardait d'innover et même de jeter le moindre doute dans les esprits. Il était cependant capable d'étudier les textes avec un esprit critique et donna une remarquable édition de la Bible. Au surplus, Charlemagne ne lui demandait pas d'être un grand auteur, de penser par lui-même ! Il voulait un maître capable de former les futurs évêques et les futurs comtes, rêvait d'un clergé qui fût l'éducateur du peuple. Il faut reconnaître qu'Alcuin seconda remarquablement ses vues. L'école du palais reçut non seulement les enfants des palatins, mais les enfants du peuple qui avaient été distingués par leurs mérites. Charlemagne ne dédaignait pas de jouer le rôle d'inspecteur. On connaît l'anecdote fameuse relatée par le moine de Saint-Gall. Au retour d'une campagne militaire, il se fait montrer les devoirs des élèves : ceux des enfants d'origine modeste sont excellents, ceux des enfants nobles, insuffisants. « Le très sage Charles, imitant alors la justice du souverain juge, sépara ceux qui avaient bien fait, les mit à sa droite, et leur dit : – Je vous loue beaucoup, mes enfants, de votre zèle à remplir mes intentions et à rechercher votre propre bien de tous vos moyens. Maintenant efforcez-vous d'atteindre à la perfection, alors je vous donnerai de riches évêchés, de magnifiques abbayes, et vous tiendrai toujours pour gens considérables à mes yeux. Tournant ensuite un front irrité vers les élèves demeurés à sa gauche, portant la terreur dans leur conscience par son regard enflammé, tonnant plutôt qu'il ne parlait, il lança sur eux des paroles pleines de la plus amère ironie : – Quant à vous, nobles, vous fils des principaux de la nation, vous enfants délicats et tout gentils, vous reposant sur votre naissance et votre fortune, vous avez négligé mes ordres et le soin de votre propre gloire dans vos études, et préféré vous abandonner à la mollesse, au jeu, à la paresse, à de futiles occupations ! Ajoutant à ces premiers mots son serment accoutumé, et levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invincible, il s'écria d'une voix foudroyante : – Par le roi des cieux, permis à d'autres de vous admirer ; je ne fais, moi, nul cas de votre naissance et de votre beauté ; sachez et retenez bien que, si vous ne vous hâtez de réparer par une constant application votre négligence passée, vous n'obtiendrez jamais rien de Charles. »
L'imagerie populaire s'empara de cette scène. Naguère, Charlemagne « instituteur » figurait dans les manuels scolaires. Il est de fait que nombre d'élèves formés à l'école palatine reçurent de hautes charges. Mais Charlemagne exigeait plus. On lit dans un capitulaire de 789 : « Que les ministres de Dieu attirent auprès d'eux non seulement les jeunes gens de condition servile, mais les fils d'hommes libres. Qu'il y ait des écoles de lecture pour les enfants. Que les psaumes, les notes, le chant, le calcul et la grammaire soient enseignés dans tous les monastères et tous les évêchés. »
Théodulfe, nommé évêque d'Orléans, incita les curés de son diocèse à ouvrir des écoles paroissiales. Il institua lui-même des écoles du niveau supérieur dans les principales églises et abbayes de son diocèse. Son exemple fut suivi par plusieurs évêques. Il y eut donc au moins une ébauche d'enseignement primaire et gratuit.
L'Académie palatine réunissait une élite intellectuelle. Chacun y rivalisait de savoir et d'éloquence, dans la mesure de ses moyens. On avait emprunté des surnoms à l'Antiquité classique et judaïque. Charlemagne était David. Alcuin fut Horace (Flaccus). Le poète Angilbert s'appela Homère. L'évêque d'Autun, Moduin, fut Ovide (Naso) ; l'évêque de Salzbourg, Aquila. Éginhard remplissait alors la fonction d'architecte en chef du palais ; lecteur assidu de Vitruve, il aurait pu prendre ce nom ; il choisit pourtant celui de Beseleel, l'artisan inspiré de l'Ancien Testament. Théodulfe fut Pindare. Quelques femmes étaient admises dans cette assemblée. La sœur de Charlemagne, Gisèle, était Lucia. Sa fille Rotrude fut Columba. Ce n'étaient là que jeux de l'esprit. Mais ces érudits échangeaient leurs connaissances et, de leurs débats, durent naître plusieurs idées dont Charlemagne sut faire son profit. Il aimait ces doctes réunions, y prenait volontiers la parole. Sa volubilité suppléait ses insuffisances. On l'applaudissait. Il respirait ce douteux encens avec la naïveté d'un néophyte. Alcuin lui-même, le grand Alcuin, lui donnait l'illusion d'être un théologien sans pareil et un sage ! L'académie contribuait à sa renommée. Au surplus il serait injuste de nier qu'il était le centre et le levier d'un véritable renouveau intellectuel.
Est-ce à dire que ces érudits laissèrent de grandes œuvres littéraires ? Ils avaient du talent, mais manquaient de genie et surtout d'audace. Tous étaient des clercs, donc liés à l'Église à des degrés divers. Sous l'impulsion de Charlemagne et compte tenu des nécessités de l'époque, leurs écrits devaient être d'abord utiles à la propagation de la foi. Il s'agissait donc pour eux de publier les saintes Écritures et les œuvres des Pères de l'Église, en se gardant de toute innovation dans la pensée, comme dans l'interprétation. À l'image de leur chef Alcuin, c'étaient des orthodoxes absolus, si l'on veut des conservateurs. Ils s'employaient, d'ordre de Charlemagne, à établir des textes corrects et à les faire recopier dans les ateliers de scribes. Ce fut dans cette perspective que Paul Diacre publia un recueil d'homélies, qu'Alcuin produisit une Bible. L'hagiographie fut florissante : on reprenait les anciennes Vies de saints, mais pour en corriger le style et les débarrasser des digressions. L'histoire prit un nouvel essor. Les Annales royales, dont les auteurs sont inconnus, reflètent un souci d'information tout à fait nouveau. La Vie de Charles par Éginhard est imitée de Suétone ; elle n'en contient pas moins des renseignements irremplaçables sur Charlemagne et sur son entourage et permet une approche non négligeable de la psychologie de son héros. Les poètes manquent d'imagination ; ils imitent Horace, Properce ou Lucain, Virgile ou Ovide. Ne leur jetons pas la pierre ! Cette fascination de l'Antiquité les conduisait à collecter les manuscrits d'œuvres qui, sans eux, seraient à jamais perdues, et à les faire recopier avec soin. La Renaissance carolingienne fut principalement celle du livre. Les ateliers de copistes (scriptoria) s'étaient généralisés : les principaux se trouvaient à Aix-la-Chapelle, Tours, Reims et Metz. Charlemagne leur imposa l'usage de l'écriture Caroline, élégante et facile à lire, dont s'inspirèrent les imprimeurs du XVIe siècle et qui se retrouve dans les caractères actuels. Il possédait lui-même plusieurs centaines de manuscrits. Les églises épiscopales, les abbayes, les grands du royaume eurent bientôt leur bibliothèque. Charlemagne fit traduire les homélies en pré-roman, pour qu'elles fussent comprises par les fidèles dont beaucoup ignoraient le latin. Il fit établir une grammaire tudesque et mettre par écrit ces Cantilènes qui célébraient les exploits des anciens guerriers germaniques et de leurs princes, d'où sortirent les Chansons de Geste. Curieux de tout et attentif à toute chose, il officialisa les noms tudesques des mois et des vents : la rose des vents carolingienne comportait douze divisions ; elle en a aujourd'hui seize.
À son avènement, l'état des bâtiments ecclésiastiques était à l'image du savoir, en plein déclin. Des mesures énergiques furent prises pour que les églises et les monastères fussent réparés, agrandis, ou remplacés. On bâtit de nouveaux édifices. Les travaux s'effectuaient sous la double surveillance des comtes et des évêques. On recourait aux corvées. On faisait venir des équipes d'ouvriers spécialisés. Un capitulaire avait réglé les conditions d'hébergement. Lorsque l'argent manquait, Charlemagne « subventionnait » les travaux. Y avait-il un style spécifiquement carolingien ? Les architectes s'efforçaient d'imiter les constructions romaines et byzantines, mais, faute d'expérience, simplifiaient leurs modèles à l'extrême. Ils utilisaient ce qu'on mettait à leur disposition : des débris de sculptures, des colonnes, des chapiteaux ioniens ou corinthiens trouvés ici et là dans ce qui restait des monuments gallo-romains. Il subsiste si peu d'églises de cette époque : l'octogone d'Aix-la-Chapelle et l'église de Germigny-des-Prés (proche de Fleury-sur-Loire) qui en est la maladroite copie ! Les documents iconographiques ne nous renseignent pas davantage, par suite de leur stylisation naïve. Cependant on sait que ces architectes étaient capables de construire des bâtiments aussi vastes que ceux de Saint-Wandrille, de Saint-Riquier ou de Saint-Gall (dont on a le plan). On sait aussi que de leurs essais plus ou moins réussis devait naître l'admirable style roman. Ces chapelles, ces églises carolingiennes, surmontées d'une tour-lanterne, ronde ou carrée, offraient au regard un extérieur dépourvu d'ornement, d'une rudesse quasi militaire. Mais l'intérieur était revêtu de peintures aux tons vifs et de mosaïques rutilantes d'or. Pour les âmes de ce temps-là, elles étaient vraiment les antichambres du paradis.
Les bijoux restaient proches de la barbarie, bien qu'ils fussent habilement ciselés. On appréciait surtout le poids de l'or et l'on utilisait indifféremment les pierres semi-précieuses, les intailles et les camées antiques. Pourtant ces objets sont dignes de respect. Ils suggèrent un monde en train de naître, une société qui se cherche et, tournée vers l'avenir, ne peut se déprendre du passé.
Un renouveau carolingien ? Bien plutôt l'amorce de ce renouveau. Charlemagne considérait comme un devoir régalien de promouvoir les arts et la culture. Ses efforts ne porteront leurs fruits qu'après sa mort. On retiendra pourtant qu'à une époque où quatre-vingt dix pour cent de la population étaient analphabètes, il eut assez d'intelligence pour créer des écoles et faire partager cette passion du savoir qui l'animait.