VI

Mort de Charlemagne

Selon Thégan, après le départ de son fils pour l'Aquitaine, « le seigneur empereur ne fit plus que s'occuper de prières et d'aumônes, et corriger des livres. En effet, l'année qui précéda sa mort, il avait soigneusement corrigé, avec des Grecs et des Syriens, les quatre Évangiles de Jésus-Christ, intitulés Évangiles selon saint Matthieu, selon saint Marc, selon saint Luc et selon saint Jean ». Il est probable en effet qu'aux approches de la mort, l'empereur redoubla de piété. Que, méthodique en toutes choses, il prépara son passage dans l'au-delà. Pour autant il ne changea rien à son mode de vie. Il n'essaya pas non plus de remettre un peu d'ordre dans le palais où la licence était sinon permise, du moins tolérée. Après la mort de sa dernière femme légitime, la reine Liutgarde, morte en 800, il avait eu successivement, comme on a dit, quatre concubines, peut-être épousées suivant le rite germanique, encore que cela soit douteux. Elles lui avaient donné plusieurs enfants. Thierry, le dernier fils de l'empereur, avait alors trois ans ! Toute cette marmaille grandissait au palais, élevée avec les filles de Pépin d'Italie que Charlemagne avait fait venir après la mort de celui-ci. Les princesses nées de la reine Hildegarde et de la reine Fastrade n'avaient point quitté leur père. Elles lui étaient toujours aussi chères, bien que la conduite de certaines d'entre elles prêtât à critiques. Mais sur ce chapitre le très pieux empereur se montrait indulgent. Le voyant proche de sa fin, les palatins s'enhardissaient jusqu'à faire venir des courtisanes dans leurs logements. L'historien de Louis le Pieux, dont on ignore le nom et que l'on appelle l'Astronome, dit qu'après la mort de son père, Louis « résolut de faire sortir du palais toute cette multitude de femmes qui le remplissaient, à l'exception d'un petit nombre qu'il jugea nécessaires au service royal ». La présence de ces joyeuses filles scandalisait le nouvel empereur qui était de mœurs austères, ou s'efforçait de paraître chaste. Charlemagne n'avait jamais dissimulé son penchant pour les femmes ; il ignorait l'hypocrisie ! D'ailleurs son comportement à cet égard ne différait en rien de celui des aristocrates et des gens du peuple. Avait-il même le sentiment de pécher ? Il donnait à la nature ce qui lui revenait. Il ne semble pas que les évêques de son entourage aient tenté, par leurs réprimandes et leurs exhortations, de réformer les mœurs. Il faut oublier ici le rigorisme, les idées sorties de la Contre-Réforme, comprendre que les mentalités étaient différentes. Les évêques vantaient la piété de Charlemagne, car elle était sincère et agissante. Ils célébraient unanimement ses œuvres. N'avait-il pas sauvé le pape, assuré à l'Église une position qu'elle n'avait jamais eue et n'espérait même pas avoir ? Ils le disaient, ils le croyaient inspiré par Dieu qui l'avait choisi, entre tous les princes de son temps, pour remplir le rôle de Protecteur de l'Église. Ils séparaient sa vie publique de sa vie privée qui leur paraissait sans grande importance. Telle était aussi la façon de penser de Charlemagne. Tout au long de son règne, il avait pratiqué avec exactitude et surtout accumulé un prodigieux capital de prières. Toutes les églises de l'empire, le pape, les évêques, les prêtres, les moines, l'immense peuple des fidèles, n'avaient cessé et ne cessaient de prier pour lui, pour la réussite de ses projets et pour son salut. Il n'avait pas seulement accumulé les richesses matérielles tout au long de son règne, les lingots, les objets d'art et les belles étoffes ; il s'était assuré un prodigieux trésor spirituel ! C'était sa manière de croire. Par surcroît, il avait réformé l'éducation du clergé, les rites liturgiques, les chants religieux. Aucun monarque n'avait pareillement magnifié le service de Dieu ! Charlemagne avait le cœur tranquille et l'âme sereine. Il croyait même prendre place parmi les Justes, une place dont il estimait qu'elle lui revenait presque de droit ! L'humilité n'avait jamais été sa vertu dominante. À la fin de sa vie, il s'inquiétait davantage du sort de l'empire que de son salut. Avait-il des raisons de douter des talents de Louis ; connaissait-il les faiblesses de son caractère, en particulier son manque de fermeté ? L'histoire est muette sur ce point. Cependant rien n'échappait à la sagacité du vieil empereur. Sa tendresse paternelle ne l'aveuglait point sur les défauts de ses enfants. Il est pourtant singulier qu'après le couronnement de Louis, il ne l'ait pas gardé près de lui, afin de compléter sa formation, de l'initier aux problèmes de l'empire. Était-il aussi jaloux de son pouvoir, ou cédait-il aux conseils de Wala, son nouveau confident ?

Il s'efforçait de ne rien changer à ses habitudes, de paraître en bonne santé. Après le départ de Louis pour l'Aquitaine, il voulut chasser. Les médecins ne purent l'en dissuader. On sait le peu de compte qu'il faisait de leurs conseils. Comme au temps de sa jeunesse, il conduisit la joyeuse troupe des veneurs dans une forêt proche d'Aix-la-Chapelle. Quand il regagna son palais, il tremblait de fièvre. Il parut ensuite se rétablir, mais les accès devinrent de plus en plus fréquents et les douleurs s'accrurent. Il dut renoncer aux offices de nuit. En janvier 814, il prit froid en sortant d'un bain. Terrassé par la fièvre, il fut obligé de s'aliter. Il crut que la diète le guérirait. Ce remède lui avait toujours réussi. Mais, bien qu'il s'abstînt de nourriture et ne bût qu'un peu d'eau, la fièvre augmenta. Il s'agissait probablement d'une pleurésie. Conscient de son état, le moribond fit appeler l'archichapelain Hildebald. Ce dernier lui administra les derniers sacrements. Tel était le privilège de l'archichapelain, Charlemagne ne l'avait pas oublié ! Les jours suivants, il tomba dans une grande faiblesse. Le 22 janvier, à la pointe du jour, on le vit faire le signe de la croix sur son front, sa poitrine et tout son corps. Ses pieds se rapprochèrent. Ses mains se nouèrent sur sa poitrine pour une ultime prière. Il s'était donné lui-même l'attitude des gisants ! Il ferma les yeux. On l'entendit psalmodier le sixième vers du Psaume trente-neuf : « Seigneur, je recommande et je remets mon âme entre vos mains. » Puis son souffle s'éteignit.

Éginhard : « Après l'accomplissement des lotions et des soins funéraires, son corps fut transporté et inhumé dans l'église, au milieu du deuil profond de tout le peuple. On avait d'abord hésité sur le choix du lieu de sa sépulture, parce que lui-même, de son vivant, n'avait rien prescrit à cet égard : mais tout le monde s'accorda pour décider qu'il ne pourrait être enseveli nulle part plus honorablement que dans cette basilique qu'il avait lui-même, à ses propres frais, fait construire à Aix, pour l'amour de Dieu, de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et en l'honneur de la Vierge sainte et éternelle, mère du Sauveur. »

L'absence du nouvel empereur dut en effet poser un grave problème. Certains se souvenaient que le défunt avait exprimé naguère le vœu d'être inhumé près de Pépin le Bref et de la reine Berthe, à Saint-Denis. Cependant la famille impériale décida qu'il reposerait dans la chapelle d'Aix, ce qui était logique et d'ailleurs conforme à la tradition. Le corps revêtu des ornements impériaux fut placé dans un sarcophage de marbre blanc, dont les bas-reliefs représentaient l'enlèvement de Proserpine par Pluton et Minerve. Nul ne protesta contre ce choix. C'était probablement le seul sarcophage disponible. Personne ne fut choqué par le motif païen de la sculpture. Savait-on même l'interpréter ? Le corps de Charlemagne fut enseveli dans une fosse creusée sous le pavement de la basilique. Lorsque l'empereur Louis arriva enfin à Aix-la-Chapelle (à la fin de février), il fit élever une arcade dorée au-dessus du tombeau de son père, et placer cette inscription :

« Dans ce tombeau repose le corps de Charles, grand et orthodoxe empereur, qui étendit glorieusement le royaume des Francs et gouverna avec bonheur pendant quarante-sept années1. Il mourut septuagénaire, l'an du Seigneur huit cent quatorze, la septième de l'indiction, le cinq des Calendes de février. »

La mort de Charlemagne frappa l'Europe entière de stupeur. L'invincible empereur semblait ne jamais devoir mourir. Sa perte fut durement ressentie par les grands, encore que l'avènement de Louis dût attiser leurs convoitises. Le peuple le pleura sincèrement. Charlemagne lui avait épargné les invasions, assuré au moins la paix et la sécurité. Les clercs le regrettèrent unanimement et magnifièrent sa mémoire. Je ne retiens que cette « Complainte sur la mort de Charlemagne » attribuée à Colomban, abbé de Saint-Trond. Il y évoque avec force l'affliction universelle et son propre chagrin :

« Hélas ! depuis les lieux où le soleil se lève jusqu'aux rivages du couchant une même plainte s'échappe de toutes les bouches. Les peuples d'outre-mer sont frappés d'une amère douleur. Les Francs, les Romains et tous les croyants sont plongés dans le deuil. Les enfants, les vieillards, les évêques illustres, les matrones pleurent la perte de César. Des fleuves de larmes ne cessent de couler : le monde entier pleure la mort de Charles. Christ, père des orphelins, des pèlerins, des veuves et des vierges, toi qui commandes aux milices célestes, donne à Charles le repos dans ton royaume. Le glorieux empereur Charles est maintenant sous la terre, enseveli dans son tombeau. Malheur à toi, Rome, à toi, peuple romain, à toi, belle Italie, à tes villes renommées ! La France qui a souffert tant de cruelles injures, n'a jamais éprouvé pareille douleur. Depuis que l'auguste Charles repose dans la terre à Aix-la-Chapelle, la nuit ne m'apporte plus le sommeil, et le jour est pour moi sans clarté. O Colomban, sèche tes larmes et offre pour lui tes prières au Seigneur. Que le Christ reçoive le pieux Charles dans sa demeure sainte au milieu de ses Apôtres ! »

Ce poème était prémonitoire, comme il arrive parfois. L'empire édifié par Charlemagne était, sur bien des points, malgré les apparences, inachevé. La frontière orientale n'était pas sûre, malgré les retranchements de l'Elbe et la Marche d'Avarie. En dépit d'efforts incessants et coûteux, la Marche d'Espagne n'atteignait pas l'Èbre. Les pirates maures menaçaient les côtes d'Italie, de Provence, de Septimanie. Les Normands étaient contenus, non vaincus. Trop de peuples ne s'étaient soumis que du bout des lèvres, pour éviter le pire ; ils gardaient la nostalgie des libertés perdues. Trop de comtes, en dépit des ordres réitérés, étaient des juges prévaricateurs et tyrannisaient les humbles. Trop d'évêques se montraient cupides. Les missi eux-mêmes n'étaient pas tous exemplaires. En vérité l'immense empire n'avait pas les structures administratives et judiciaires correspondant à son étendue, à sa diversité. L'extension de la vassalité, encouragée par Charlemagne dans le but que l'on sait, constituait une menace sous-jacente.

Ce furent les hommes, et d'abord son fils et ses petits-enfants, qui ruinèrent l'œuvre politique du grand empereur. Il était l'empire à lui tout seul, je veux dire qu'il incarnait véritablement le concept impérial. Tout pliait devant sa volonté et tout convergeait vers lui. Sa personnalité exceptionnelle maintenait debout l'édifice. On ne tarda pas à s'en apercevoir. Il eût fallu que son successeur eût le même esprit de décision, la même ténacité, la même autorité. Or Louis ne sut être que pieux et débonnaire. L'Europe impériale s'effondra en peu de temps, mais l'Europe chrétienne perdura jusqu'à nos jours. L'idéal que Charlemagne avait promu, cet ordre carolingien qu'il avait si durement imposé, persistèrent dans les mémoires et pendant des siècles. Français, Allemands, Autrichiens, Danois, Belges, Hollandais, nos racines sont carolingiennes.

Quand la paix de Charlemagne fut remplacée par les luttes sanglantes entre ses petits-fils, son règne apparut comme un âge d'or. Tant de malheurs s'abattaient sur les humbles que l'on oubliait les misères passées, les épidémies et la disette, l'iniquité des juges et les abus des fonctionnaires. On regrettait les grandeurs abolies. On comprenait enfin ce que le grand empereur avait voulu réaliser. Loin de s'estomper, son souvenir allait grandir avec les siècles. Des cantilènes reprises au coin du feu célébraient ses hauts faits dans les chaumières et les châteaux. Il devint l'empereur à la barbe fleurie sous la plume du vieux Turold. Les poètes s'emparèrent de lui, mais aussi le chroniqueur Primat. Il courut dès lors de nouvelles aventures, accomplit des exploits imaginaires. Ce fut sa seconde vie. Sa grandeur inspira les actes et les pensées des empereurs germaniques et même de Napoléon Ier, comme on a vu dans l'avant-propos de ce livre. Sa dépouille fut exhumée, translatée du sarcophage de Proserpine dans un premier reliquaire, puis dans un autre. Ses os furent numérotés, mesurés, étudiés par des archéologues-médecins. Il fut inscrit au calendrier des saints, puis contesté, mais son culte continua d'être célébré à Aix-la-Chapelle et à Paris. Les écoliers révérèrent longtemps son patronage : ils avaient raison, car Charlemagne eut l'immense mérite de comprendre les avantages de l'instruction et de concevoir un système d'enseignement étendu à toutes les classes de la société.

On peut dire qu'à la fin de son règne, tout restait à l'état d'ébauche. Mais, quand on considère les différents aspects de son action politico-religieuse, il apparaît clairement que, sans avoir rien terminé peut-être, c'était l'histoire de l'Europe qu'il avait préparée, pour un millénaire ! Dès lors, qui pourrait se permettre de ne pas l'admirer et lui refuserait l'épithète de Grand ?

Je ne puis clore ce chapitre sans retranscrire l'hommage que lui rendit son petit-fils, l'historien Nithard, né des amours d'Angilbert et de la princesse Berthe. Ce sont assurément les lignes les plus touchantes qui lui furent consacrées :

« Surpassant en sagesse et en toute sorte de vertus les hommes de son temps, il paraissait à tous les habitants de la terre à la fois redoutable, aimable et admirable. Il rendit sa domination honnête et utile de toutes les manières, comme tous le virent clairement. Ce que je regarde comme le plus merveilleux, c'est que seul, par la crainte qu'il inspirait, il adoucit tellement les cœurs durs et féroces des Francs et des Barbares que la puissance romaine n'avait pu dompter, qu'ils n'osaient rien entreprendre dans l'Empire que ce qui convenait à l'intérêt public. »

Il tenta, en effet, dans une époque où la force primait le droit, de faire prévaloir l'esprit de justice et, à travers l'universalisme chrétien, de régler les rapports entre les hommes, d'instaurer une morale sociale. Elle régit encore certains de nos comportements.