IV

Le traité de Verdun

L'histoire des petits-fils de Clovis allait-elle se répéter, et produire les mêmes désastres ? On pouvait le penser. Les affaires publiques étaient négligées. Le peuple souffrait. Ce n'était pas impunément que les trois princes avaient requis l'aide des grands pour vider leur querelle, ni recouru à l'arbitrage toujours intéressé des évêques. En dépit de ses insuffisances, Louis le Pieux avait légué un empire géographiquement intact à ses fils. Depuis sa mort, la situation s'était dégradée. Les Normands, les Arabes, jusqu'ici contenus tant bien que mal, reprenaient de l'audace, menaçaient à nouveau les côtes. Mais l'unique souci des héritiers du défunt empereur était d'assouvir leur appétit de terre.

Le Serment de Strasbourg ne préparait pas seulement la dislocation de l'empire. Il mettait implicitement fin à l'absolutisme royal. En associant les guerriers à leur serment, les deux rois reconnaissaient leur participation effective à la décision qu'ils avaient prise. L'autorité des grands s'en trouvait renforcée ; ils étaient désormais certains que les rois ne pouvaient rien faire sans leur appui. Si Charles et Louis crurent qu'ils pourraient ressaisir l'intégralité du pouvoir et imposer leur volonté aux comtes de leur parti, ils déchantèrent vite. Mais, pour l'heure, tout leur réussissait. Lothaire était aux abois ; il évacua précipitamment Aix-la-Chapelle, non sans emporter le trésor. Charles et Louis occupèrent le palais de Charlemagne. À leur demande, les évêques se réunirent pour examiner le cas de Lothaire. Ils étaient trop heureux de jouer ce rôle de justiciers. Sans entendre Lothaire, ils estimèrent que le Jugement de Dieu avait sanctionné ses crimes à la bataille de Fontenoy. Coupable d'avoir emprisonné et destitué son père, d'avoir essayé de spolier ses frères de leur héritage au mépris de ses promesses, coupable aussi d'avoir tyrannisé l'Église, perpétré des meurtres, des incendies et des pillages, il était indigne de régner. En conséquence le gouvernement de ses États était dévolu à ses frères. « En vertu de l'autorité divine, déclarèrent les évêques, nous vous engageons, exhortons et ordonnons de prendre le royaume et de le gouverner selon les lois de Dieu. » À la suite de quoi chacun des frères choisit douze de ses fidèles pour diviser équitablement le royaume de Lothaire. Nithard faisait partie de cette commission. Ce n'étaient donc pas les deux rois qui procéderaient en réalité au partage, mais les grands ; il ne leur resterait qu'à avaliser les décisions de ces derniers. C'est ainsi qu'il faut interpréter ce passage de Nithard : « On tint moins compte dans ce partage de la fertilité et de l'égalité des parts, que de la proximité et des convenances. » Cela signifie que les grands du parti de Charles veillèrent à ce que leurs comtés et domaines patrimoniaux ne fussent pas dans la part de Louis, en tout ou partie, et vice versa.

Le partage ne fut pas du goût de tout le monde. Il y eut des murmures. L'ambition de Charles et de Louis fut jugée excessive par certains. Les deux rois se prenaient à douter de leur bon droit, malgré la condamnation de Lothaire et sa destitution prononcée par les évêques. L'influence des grands se faisait sentir. Ils préconisaient un arrangement, car ils espéraient en tirer profit. Charles et Louis regrettaient d'ailleurs de spolier entièrement leur frère aîné, alors que Louis le Pieux lui avait constamment réservé une portion du royaume. Ils lui firent savoir qu'ils étaient prêts à négocier sur la base d'un partage de l'empire en trois parts égales, l'Italie, la Bavière et l'Aquitaine devant rester à leurs possesseurs actuels.

Lothaire céda. Dans sa situation, cette offre était inespérée. Il déplora toutefois « le malheur de ceux qui avaient embrassé sa cause, attendu que, dans la part qu'on lui proposait, il n'aurait pas de quoi les indemniser des biens qu'ils perdaient ailleurs ». Cette réponse corrobore la déclaration de Nithard. De même que ses frères, Lothaire était d'ores et déjà dans la main des grands. Lui aussi serait contraint d'accepter les décisions de ceux-ci. Les négociations furent laborieuses. Pendant ce temps, les Normands s'en donnaient à cœur joie. Ils ravageaient les ports de Frise et de Neustrie, pillaient Quentovic et Rouen, rançonnaient le monastère de Saint-Wandrille, s'emparaient de Nantes qu'ils mettaient à sac, descendaient vers l'estuaire de la Gironde. Les pirates maures désolaient la Provence et le sud de l'Italie. Les Aquitains rebelles s'alliaient aux Bretons contre Charles le Chauve.

Les trois rois et les grands avaient d'autres soucis que la défense des peuples maritimes ! Le 15 juin 842 (huit jours avant la prise de Nantes par les Normands !), ils se réunirent dans la petite île d'Ansille, près de Mâçon, arrêtèrent le principe d'un accord et se jurèrent une paix perpétuelle. On convint d'envoyer des commissaires dans tout l'empire afin de recueillir les informations utiles. Charles le Chauve eut le temps de mater les rebelles aquitains et d'épouser Ermentrude, fille du comte Eudes d'Orléans apparenté aux plus grandes familles de Neustrie et d'Austrasie ; Louis le Germanique, de réprimer une nouvelle révolte des Saxons. Lothaire continuait à espérer une augmentation de sa part et il eût rallumé le conflit, si les grands ne lui avaient imposé le respect de la trêve. Il fallut plus d'un an pour que les commissaires aboutissent à un accord définitif.

Le traité fut signé en août 843, près de Verdun, par les trois frères enfin réconciliés. Les archives ne gardent pas trace de cet acte ; il est néanmoins possible d'en reconstituer indirectement la teneur. Lothaire conservait le titre d'empereur. Son royaume s'étendait de la Méditerrannée à la mer du Nord ; il englobait donc l'Italie et toute la région comprise entre les Alpes, l'Aar et le Rhin à l'est, le Rhône, la Saône, la Meuse et l'Escaut à l'ouest, c'est-à-dire une bande de terre longue de 2 000 km, large de 200. Il détenait les deux capitales : Rome et Aix-la-Chapelle. Louis le Germanique recevait les territoires situés à l'est du Rhin (Bavière, Carinthie et Saxe). Charles le Chauve eut la partie occidentale, c'est-à-dire approximativement l'ancienne Gaule augmentée de la Marche d'Espagne. Si la frontière entre Lothaire et Louis le Germanique était bien délimitée (les Alpes, le Rhin), il n'en était pas de même du royaume de Charles le Chauve. On l'avait augmenté de la Frise et du comté de Châlons, mais amputé de plusieurs comtés sur la rive droite du Rhône. Il eût été logique de suivre la ligne de ce fleuve, mais on avait tenu compte des « convenances » dont parle Nithard, c'est-à-dire des desiderata des grands. Ceux qui avaient embrassé le parti de Charles le Chauve ou de Lothaire devaient rester avec le prince de leur choix, au risque de perdre leurs « honneurs » : on ne pouvait s'engager par serment envers deux maîtres à la fois. La vieille Austrasie, berceau de la dynastie carolingienne, se trouvait morcelée. Lothaire avait Metz, la ville de saint Arnoul, mais Charles le Chauve gardait Laon et les territoires du Nord. Le traité de Verdun comprenait aussi des dispositions d'ordre politique, que nous ignorons, mais que l'on peut déduire des faits ultérieurs. Chacun des trois frères s'intitula roi des Francs : ainsi l'unité de l'empire fut-elle fictivement maintenue. Lothaire était empereur et roi, mais il n'avait aucun pouvoir sur les deux autres royaumes. Ses frères ne lui étaient point assujettis. Sans doute la concorde leur fut-elle recommandée dans l'intérêt de leurs peuples et de la chrétienté. Les royaumes de Charles le Chauve et de Louis le Germanique présentaient une certaine homogénéité. Au contraire, l'hétérogénéité du royaume de Lothaire laisse apercevoir sa prompte dislocation, ainsi que les luttes séculaires entre la France et l'Allemagne pour s'approprier les Flandres et la Lorraine. Car le traité de Verdun est la première esquisse de la carte européenne : la France, l'Italie forment désormais des entités géopolitiques. Il n'existait alors que deux zones linguistiques ; elles vont se diversifier et les différences iront en s'accentuant. La France, l'Allemagne, l'Italie commenceront à exister par elles-mêmes ; elles auront leurs propres orientations.

La division de l'empire en Francia occidentalis (France occidentale), Media Francia (France médiane) et Francia orientalis (France orientale) mettait le point final à l'épopée des Francs. Leur foi et leur pugnacité soutenues par le génie de Charlemagne les avaient conduits à l'empire. Ils s'étaient crus un moment maîtres du monde, missionnés par Dieu pour convertir les peuples et protéger le Saint-Siège. Les rois, les grands les avaient trahis, rendant inutiles les dévouements et les sacrifices. Le Regnum Francorun avait cessé d'être. L'élan était brisé. L'ordre carolingien allait faire place à l'anarchie.

Le traité de Verdun fut ressenti comme une catastrophe par l'opinion. Nithard s'en fait l'écho, quand il écrit :

« Dans le temps du grand Charles, d'heureuse mémoire, qui mourut il y a déjà près de trente ans, le peuple marchait d'un commun accord dans la droite voie, la voie du Seigneur ; aussi la paix et l'harmonie régnaient partout. Mais à présent, au contraire, comme chacun marche dans le sentier qui lui plaît, partout éclatent les dissensions et les querelles. Autrefois régnaient l'abondance et la joie, maintenant partout sont la disette et la tristesse. Les éléments mêmes étaient jadis favorables à tous les rois, et maintenant ils leur sont hostiles, comme l'atteste l'Écriture, don précieux de Dieu. Tout l'univers combattra contre les insensés. »

C'est en ces termes pathétiques que le poète Florus déplore la division de l'empire : « Hélas ! où est-il cet Empire qui s'était donné pour mission d'unir par la foi des races étrangères et d'inspirer aux peuples domptés le frein du salut ? Le nom et la gloire de l'Empire sont également perdus… Les royaumes, jusqu'alors unis, ont été déchirés en trois parties. Au lieu d'un roi, il y a un roitelet ; au lieu d'un royaume, des morceaux de royaume. »

On comprend l'amertume de ceux qui avaient connu Charlemagne, combattu sous ses ordres, avec la fierté de porter à son zénith la gloire des Francs. Ils avaient partagé avec lui l'illusion d'élever un édifice incomparable. C'étaient les nostalgiques d'une grandeur déchue. La génération montante n'était pas animée par les mêmes sentiments. Elle les rejetait dans leurs souvenirs. Cependant le concept impérial n'était pas entièrement effacé. Après la mort de ses frères, Charles le Chauve porta le titre désormais fictif d'empereur pendant deux ans (875-877). Inversement, un descendant de Louis le Germanique, l'empereur Charles le Gros, devint éphémèrement roi des Francs en 884. Aucun de nos rois ne parvint ensuite à coiffer la couronne impériale. Le titre resta en Germanie. Après l'extinction de la lignée de Louis le Germanique, il passa aux Ottoniens, qui étaient saxons. En France, les derniers princes carolingiens disputaient le trône aux Robertiens, depuis que Charles le Chauve avait amené avec lui un certain Robert le Fort1. Cependant, qu'ils fussent carolingiens ou robertiens, les rois de France se voulaient empereurs en leur royaume ; ils ne reconnaissaient pas l'autorité des Césars germaniques. La France avait déjà sa propre destinée, comme l'Allemagne et l'Italie avaient les leurs. C'est en ce sens que l'on peut dire que le traité de Verdun est l'acte de naissance de l'Europe.

« Pleurez sur la race des Francs, s'écriait Florus, qui, par don du Christ élevée au rang d'Empire, est réduite ce jour en poussière ! »

Ce n'était point la race des Francs qui tombait en poussière, mais l'œuvre politique de Charlemagne, c'est-à-dire un agrégat de nations dissemblables par leurs aspirations et par leur passé. Une œuvre à la vérité trop vaste, trop hâtive, trop fragile dans ses structures, et dont l'accomplissement n'avait tenu qu'au génie d'un seul homme, pour cela même menacée de disparaître avec lui ! Un songe grandiose et généreux se défaisait. Cependant l'essentiel était préservé, à savoir les valeurs intellectuelles et spirituelles dont Charlemagne avait été le promoteur obstiné, plus encore, une façon commune d'être, de croire et de penser, en un mot : l'âme de l'Europe. Elle reste, pour nous Européens de la fin du XXe siècle, le meilleur de notre héritage et le garant de notre pérennité.