1.

La rumeur s’était vite répandue, dans la résidence du quai Saint-Laurent, qu’un écrivain « de Paris » avait élu domicile chez nous, dans le dessein d’écrire son prochain roman, censé se dérouler à Orléans et dans sa région. L’écrivain en question s’appelait Frantz-André Burguet – né en 1938. En ce temps-là (1975-76) Frantz-André Burguet avait par conséquent un peu plus de 35 ans. Il portait d’énormes lunettes qui dévoraient son visage frappé d’une mèche noire. La nature, en plus d’une chevelure écumeuse et fournie, avait pourvu Burguet d’une appétitive élocution, enjouée, zézayante, qui semblait fabriquée, suivant les conjonctures, d’une modestie prétentieuse ou d’une prétention modeste. Burguet était en possession d’une prodigieuse réserve de salive en même temps que d’encre, et parlait presque aussi vite qu’il écrivait lentement, le corps un peu rapetassé lové dans la lumière beige orangé de ces lampes ovales, design à l’extrême, qu’on rencontrait au milieu des années 70 et ornaient aussi bien le bureau des écrivains tapotant sur leur machine que les cafétérias bariolées. Avantageusement doué de patience, un verre d’alcool ou de café à portée de main, le col pelle à tarte dépassant d’un pull-over bouffé aux mites, Burguet aimait à fumer dans son petit bureau perdu dans la nuit des villes tel un vaisseau fantôme dans les nuées du temps. Myope comme une taupe, il tapait ainsi qu’un sourdingue sur les touches de sa Remington. Les feuilles s’entassaient sur un sofa troué, brûlé par les clopes. Il achetait des rubans par centaines – et des feuilles de carbone.

Dans une minuscule parcelle de la durée des hommes intitulée « 1976 », Burguet disparaît derrière la porte de son bureau. Il voudrait se concentrer, jouir au bout des doigts de la délicate sensation du mot, suspendre la phrase frappée dans un silence de mort où tout fait sens sur la page, retrouver la magie dans une vitesse du poignet, soigner ses blessures en s’enroulant dans le chapitre commençant, s’oublier pour confondre sa rondeur avec la rondeur du monde inventé qu’il déroule. Le cuir de son fauteuil est ferme, le volume de son corps emplit l’espace tout entier de la pièce : Burguet entre en inspiration, c’est une grenouille qui devient tellement bœuf, un bœuf inspiré comme gonflé à l’hélium, qui s’envolerait. Nous avons devant nous – face à nous – un homme seul plongé dans 1976, dans la texture de 1976, un homme attaché à formuler sa peur sur le papier giflé, assailli, brutalisé. Il aurait pu choisir le métier de la banque, diviser des boyaux dans un hôpital, ou délivrer chaque matin le courrier d’un recoin encore habité. Non : encerclé par les romans des autres, enfermé de toutes parts par le talent surnuméraire des écrivains vivants, il a choisi d’écrire lui aussi. Odeur de la cendre.