Mon père l’a taillée, au plus profond du cœur
d’un chêne millénaire, pendant une heure enchantée,
entre les éclairs et les coups de tonnerre, la tempête et
l’ouragan.
Le Saint-Léonard des guides touristiques attendrait
des années avant de se révéler à moi, un soir de blizzard
que je m’étais attardée plus que de raison, dans l’espoir
d’une accalmie qui ne viendrait pas, dans l’emmêlement
de coursives, de passerelles suspendues, d’échelles et de
monte-charges, d’une de ces bibliothèques de la Nouvelle-Angleterre dont les portes restent ouvertes jour et nuit, où
s’entretient sans discontinuer, tous les jours de l’année,
jusque dans les heures les plus hostiles du petit matin, le
feu vacillant des lectures buissonnantes, la veille patiente
de ceux qu’on appelle, dans la langue cornucopienne de la
Renaissance, les
Lychnobiens (ceux qui vivent à la lueur des
lanternes). La faim et la fatigue faisaient en moi comme
un brouillard, mais je ne pouvais me résoudre à quitter les
stacks pour descendre dans les salles de lecture et m’abandonner à l’immobilité somnolente des calorifères de fonte.
Je continuais à aller droit devant, au hasard, dans une
demi-obscurité poussiéreuse, gravissant des escaliers, en
descendant d’autres, quittant un département pour un
autre, allumant et éteignant les veilleuses, ouvrant et refermant les portes coupe-feu. Je cueillais les livres au hasard,
les feuilletais, les reposais presque aussitôt, des livres de
toutes les époques, sur tous les sujets, écrits dans toutes les
langues. Cela faisait plus de deux ans que je fréquentais
les lieux et je n’avais toujours pas réussi à me défaire de
l’absurde manie ambulatoire qui s’emparait de moi de loin
en loin et dont j’avais pris l’habitude de guetter le retour
avec un peu d’appréhension comme on observe en soi, la
main posée à plat sur le ventre, les signes annonciateurs
de la menstruation. J’entretenais, sans trop me l’avouer, la
certitude parfaitement déraisonnable, transposition dans le
monde des adultes de je ne sais quelle superstition enfantine, qu’un livre m’attendait, caché parmi les centaines de
milliers à jamais indéchiffrables ou indifférents, un livre
écrit non certes à mon usage exclusif mais pour lequel
il y avait dans ma vie une place réservée. Il ne servait à
rien, je le savais, de consulter les bibliographies ni même
de faire confiance à la magie des bons voisinages. Rien ni
personne n’avait le pouvoir de me guider jusqu’à lui. J’étais
en quête d’un livre dont je ne savais rien, si ce n’est qu’il
m’arracherait à ce retrait, ce quant-à-soi dont je n’arrivais
pas à trouver la sortie, à l’impossibilité où j’étais de dire
nous sans rougir, tellement j’avais le sentiment depuis que
mamie nous avait abandonnés de n’être plus autorisée à me
réclamer d’une aventure commune. Encore faudrait-il que
je sache en faire un bon usage et lui poser les bonnes questions, celles qu’il attendait de moi. Ce que le livre serait, je
n’en savais rien, mais je savais ce que j’en espérais : non pas,
à proprement parler, une révélation, non, un simple point
d’appui, enfin pas si simple que cela puisque c’était la figure
du baron de Münchhausen qui me venait immanquablement à l’esprit dès que je m’abandonnais aux dérives de
la rêverie. Je me figurais, comme le Baron-Menteur, près
d’être déglutie par la boue, par l’hostilité indistincte, sans
rien à quoi me raccrocher, et empoignant soudain, résolument et comme en désespoir de cause, une touffe de mes
cheveux, et tirant, tirant de toutes mes forces, et me hissant,
à force de tirer, comme si le pouvoir m’était donné d’être
à la fois la sage-femme et le nouveau-né, la main experte et
le corps glaireux.
Une fois de plus, il avait fallu qu’à la fin je m’avoue
vaincue ; j’attendais l’ascenseur, épuisée, la bouche pâteuse,
honteuse d’avoir cédé à un énième accès d’enfantillage,
lorsque ma main se posa sur un petit livre bleu nuit abandonné sur le plateau d’un chariot de reclassement. Je
savais que quelque chose n’allait pas – mon regard m’en
avait tout de suite averti – mais je n’arrivais pas à dire quoi.
Était-ce que le nom de l’auteur n’allait pas avec le titre ?
Certes, je savais qu’
il n’avait pas écrit ce livre. Cela faisait
partie de mon trouble mais ne suffisait pas à l’expliquer. Il
y avait quelque chose d’autre, de plus intime et d’autrement inacceptable. Je n’identifiai pas tout de suite ce qui
avait bien pu blesser ainsi mon regard. Il me fallut une ou
deux minutes avant de localiser la raison de mon malaise :
mon œil, qui savait si bien en ce temps-là se repérer, avec
agilité et souplesse, dans la forêt de l’imprimé, où il me
précédait volontiers et où je le suivais le plus souvent avec
peine, trébuchante, à contretemps, la tête tournée par d’incessants accès de paramnésie, avait été comme aspiré par le
nom de Saint-Léonard, que je finis à mon tour par repérer
dans un repli de la quatrième de couverture. Mon premier
réflexe fut, contre toute évidence, de refuser de le reconnaître : je ne pouvais admettre qu’une étude fût consacrée
au village de mon enfance ; tant de lieux portent ce nom
qu’il devait s’agir d’un autre, de Saint-Léonard-de-Noblat
ou même, peut-être, de Saint-Léonard-des-Bois… en tout
cas certainement pas du village que j’avais connu, entre les
murs duquel j’avais passé les dix-huit premières années de
mon existence et cela ne prouvait rien que le Saint-Léonard
en question fût signalé à l’attention pour sa lanterne des
morts : il n’en manquait certes pas dans les campagnes françaises… Je n’en serrai qu’avec plus de force le livre contre
moi et, alors que, dehors, le monde s’enfonçait dans une
nuit heurtée, creusée de grands tourbillons de blancheur, je
redescendis lentement vers les salles de lecture et m’y recroquevillai dans un fauteuil, les pieds calés contre une bouche
de chaleur. Je ne le savais pas encore mais j’allais passer la
nuit la plus longue de mon existence à revisiter un passé
méconnaissable de se trouver projeté sur la scène agrandie
de la longue durée.
Ma connaissance de Saint-Léonard fut d’abord tactile,
tatillonne, faite de riens glanés ici ou là dans le cercle étroit
qui était le mien, les alentours immédiats de la maison, le
jardin, quelques trajets, toujours les mêmes, le chemin du
boucher, du boulanger, le marchand de journaux et l’épicerie d’Yvonne, où je m’attardais, seule, jusqu’à en devenir
indiscrète, devant le mur des livres de poche ou le présentoir vitré des confiseries – je regrette que le mot ne me
vienne décidément pas,
bonbon, que j’employais, que nous
employions tous alors, et jamais un autre, mais il est sans
doute de ceux qui n’ont de saveur que portés par une voix
d’enfant –, incapable de choisir ou plutôt secrètement désireuse de prolonger l’instant de suspens où tout est encore
vibrant, offert et pourtant irrémédiablement inaccessible,
puisqu’il faudra choisir à la fin : trancher dans le vif et
séparer ce qui s’était d’abord présenté à vous comme un tout,
quitter ces lieux enchantés, véritables cavernes d’Ali-Baba
où j’éprouvais comme nulle part ailleurs l’ivresse supérieure
des possibles. L’hiver, vers les cinq heures du soir, quand la
nuit commençait à tomber, une nuit blanchie par le froid
et le brouillard, les vitrines se gonflaient de lumière et je ne
pouvais résister, quand bien même je n’avais pas un centime
en poche, au plaisir de pousser les portes tintinnabulantes
pour me couler dans la pulpe blonde des boutiques. Je restais
longtemps à hésiter, à faire mon choix, prenant un livre puis
un autre, habituée désormais à m’orienter parmi des noms
qui m’étaient devenus familiers et contenaient chacun, trésor
véritablement sans prix, la promesse ou le souvenir d’inépuisables journées de lecture. Les clients entraient, s’ébrouaient,
achetaient journaux et cigarettes, cochaient leurs numéros
fétiches sur les grilles de loto… Il était plus que temps de
m’en aller mais j’étais sans force, les jambes coupées, les
mains fouillant les poches de mon manteau, contre toute
raison, puisque je savais bien pour les avoir retournées trois
fois déjà avant d’entrer, avant de céder malgré tout à l’appel
de la douceur et de la lumière, qu’elles étaient vides des
deux ou trois piécettes qui auraient excusé ma présence ; je
sentais peser sur moi un regard soupçonneux, qui alourdissait mes gestes, me retenant dans la glu d’une réprobation
silencieuse. Une obole aurait suffi pourtant pour rompre le
sortilège et m’ouvrir un passage légitime jusqu’à la porte ;
je finissais par me décider, le cœur battant, et m’éclipsais
comme une voleuse, profitant de ce que l’on avait le dos
tourné, la démarche fuyante, oblique, comme pour donner
moins de prise aux traits qui ne pouvaient manquer de me
frapper et dont j’éprouverais la menace tout le temps que je
mettrais à traverser la Place, tant que je n’aurais pas gagné le
lacis protecteur des ruelles, vers lequel je pressais irrésistiblement le pas, me retenant à grand-peine de courir, attitude
qui aurait pu être prise, je ne le savais que trop, pour l’aveu
d’un forfait dont je ne savais plus très bien si je ne m’en étais
pas rendue coupable en définitive, tant est grande la force
de persuasion d’un regard.
Pelotonnée dans l’un des intimidants fauteuils de cuir
rouge de la Newspaper Reading Room, dos tourné aux fenêtres à guillotine, dont les châssis étaient périodiquement
ébranlés par les assauts du blizzard, alors que je commençais tout juste à m’accommoder des hululements barbares
derrière moi, ma main fut visitée par le fantôme d’une sensation ancienne ; alors que j’hésitais encore à reconnaître la
maison de la tante Marie-Lou – maison aimée entre toutes,
vers laquelle je courais dès que l’occasion s’en présentait
pour ne rentrer qu’à la nuit – dans la façade Renaissance
que le livre signalait à l’attention, ma main éprouvait, au
lieu du cuir du fauteuil, que je caressais machinalement
tout en lisant, se superposant à lui et l’éclipsant partiellement, la rugosité patinée du granit, cette sensation mêlée
de douceur et d’éruption grenue, le souvenir de tous les
minuscules accidents de la pierre, des heures printanières
passées tous ensemble sur les marches du perron, adossés
aux pilastres, monolithes informes qui soutenaient la galerie
en façade, avec ses quatre arcades en plein cintre, souverainement inégales, cyclopéennes, jetées de guingois et comme
ivres d’être si anciennes. C’est là, installée sur une pierre en
saillie, un monstrueux renflement du pilier droit, parfaitement disgracieux mais on ne peut plus sympathique et
accueillant, presque confortable, poli et comme apprivoisé
par les vingt générations qui s’y étaient assises, que Marie-Lou revenait, qu’elle reviendrait de plus en plus souvent
en vieillissant, avec une fréquence qui finirait par devenir
un peu désagréable, un peu inquiétante, signe des progrès
en elle de l’ankylose, du travail de sape de l’induration, sur
cette veillée de la fin novembre – elle allait avoir quinze
ans – où il plut des étoiles.
La Marcelle entreprenait de redire une fois de plus la
légende de l’étang de Cherchaux, quand les Renaudie
ouvrirent la porte, sans frapper, enveloppés de givre, la
bouche enfumée de froid, possédés par le besoin impatient
de raconter. Tout le monde sortit aussitôt dans la cour,
sans même prendre le temps de se couvrir. Marie-Lou,
grimpée sur le talus de la fosse à purin, resta longtemps,
immobile et frissonnante, à regarder les étoiles tomber. Elle
pensait au coup de main qu’il faut pour révolutionner les
fourmilières, le bâton introduit selon un certain angle, la
déroute furieuse des ouvrières, et, prix à payer, le picotement désagréable sur les jambes nues, les sandalettes envahies, couvertes d’une agitation noirâtre, d’un pullulement
de corps enchevêtrés. Là-haut, tout là-haut, un volcan très
lointain vomissait en silence les éclats d’une lumière froide
et le ciel s’en trouvait brusquement désorienté. Lorsque
Marie-Lou rouvrit les yeux, il avait retrouvé son apparence
habituelle, les étoiles avaient repris leur place, ordonnées
en constellations aisément déchiffrables. Cela devait rester
longtemps une énigme. Elle y pensait souvent, avec émerveillement, comme au plus beau spectacle qu’il lui eût été
donné de voir, mais aussi avec une espèce de crainte, un
sentiment mêlé qui lui ensauvageait la bouche. Ce moment
devait rester dans sa vie
l’heure enchantée, le souvenir chéri
entre tous, mais pourtant une image s’y trouvait associée
qui en était l’envers ténébreux et qui, les mauvais jours, le
souillait comme la remontée d’un nuage de vase : l’odeur,
l’âcreté panique des tourbillons de plumes dans les basses-cours, au moment d’égorger les chapons ou les pintades, la
très lente retombée des plumules, la déchéance du duvet
dans la boue froide, alors que la vie s’en va, que les toutes
dernières saccades nouent et dénouent le corps de l’animal,
juste avant qu’il ne s’alourdisse de silence et d’immobilité,
bien trop lourd soudain pour les bras d’une enfant.
Plusieurs années plus tard, un soir de printemps, alors
que Marie-Lou, arrachée à la boue de son hameau par la
grâce d’un mariage pour ainsi dire morganatique, venait
tout juste de
monter à Saint-Léonard, de s’installer dans
la grande maison sous les arcades, acquisition récente de
sa belle-famille, dont elle ferait son royaume et où elle me
donnerait si volontiers asile, insoucieuse des reproches, des
remarques perfides, de la jalousie rentrée de sa belle-sœur,
bien décidée à ignorer, fût-ce contre vents et marées, l’interdiction qui lui serait faite de m’ouvrir sa porte, un jour que
maman et moi nous nous étions affrontées plus sauvagement que de coutume, interdiction que Marie-Lou traita en
riant de
baroque, un mot que jamais je n’avais entendu dans
sa bouche et que jamais plus je ne lui entendrais dire, un
soir donc, c’était dans les dernières semaines de la guerre, on
annonça qu’un film allait être donné dans la salle des fêtes,
le premier depuis bien longtemps, projection en présence du
cinéaste et suivie d’un débat, un film qui plus est
en couleurs,
ce qui ne s’était encore jamais vu. On y voyait la mer brûler,
marquée au fer rouge par le sifflement visqueux des coulées
de lave ; des traîneaux glisser sur la banquise, emportés par
des attelages de chiens-loups dont la belle fourrure beige et
noire, la course souple et nerveuse, retenaient moins l’attention que leurs étranges yeux bleus dont la caméra prenait
plaisir à capter le mystère, les isolant sur toute la largeur de
l’écran ; on y voyait des pêcheurs ensanglantant l’océan, le
sillage phosphorescent des canoës au milieu des éclats de
lumière des icebergs ; les grandes gerbes laiteuses des geysers
mouillant d’écume une terre noire, sans arbre ; on y voyait
surtout, tout à la fin, l’explosion silencieuse des aurores
boréales qui faisait comme un dais, une retombée d’étoffes
électriques au-dessus des bivouacs. Le conférencier répondit
sans se lasser aux questions, jusqu’au-delà de minuit. Lou
attendit que les derniers groupes autour du jeune homme
se fussent dispersés ; lorsqu’enfin il fut seul, ou, plus exactement, sans plus d’autre compagnie que celle de monsieur
le maire et de son épouse, chez qui il logeait, Lou s’avança
et, s’excusant d’abuser ainsi de sa patience, elle lui raconta
l’heure enchantée, lui demandant timidement, en manière
d’hypothèse, s’il pouvait se faire que ce fût une aurore
boréale ou quelque chose d’approchant. Tout en remettant sa veste, étouffant un bâillement, le conférencier lui
répondit, avec amabilité mais aussi avec un rien de hauteur,
veillant ostensiblement à détacher les mots, à imager ses
explications, qu’il s’agissait plus probablement de l’explosion d’une météorite ; il évoqua les Larmes de Saint-Laurent,
la chondrite d’Ensisheim, les arbres couchés de Toungouska
et la grande nuit du Crétacé, cet épais brouillard d’oubli
où tant d’espèces disparurent à jamais ; il s’informa du lieu
d’où le phénomène avait été observé : en cherchant bien, on
trouverait sans doute dans les champs et dans les bois aux
alentours des fragments de l’aérolithe ; il lui demanda si l’on
n’avait pas découvert, dans les années qui avaient suivi, des
pierres noires ou alors couleur de feu, un peu métalliques ;
mais non ou du moins elle n’en avait rien su. Dix fois, vingt
fois peut-être, nous partirions à vélo, mes cousins, ma sœur
et moi, en quête des morceaux d’étoile dispersés dans la
bruyère, mais sans jamais obtenir le moindre résultat un
tant soit peu probant. Je devais avoir plus de chance avec ce
film si souvent raconté, que je m’étais promise d’identifier
coûte que coûte. Je le localisai assez aisément, deux ou trois
semaines après mon arrivée à Paris, dans « Les Archives de
la planète », à la fondation Albert-Kahn de Boulogne. Je
fus un peu désappointée d’ailleurs. Les couleurs en étaient
éteintes. L’écran n’en conservait qu’un souvenir vieilli,
aussi incertain que les larmes de polychromie sur la joue
de ces anges musiciens, dont le petit livre bleu nuit était
sur le point de me révéler, il s’en fallait encore de quelques
heures, qu’il s’agissait d’un remploi : ils avaient été déplacés,
arrachés aux ruines de La Chapelle-aux-Prés, silhouettes
massives et pourtant mystérieusement aériennes, que je ne
pouvais m’empêcher de regarder à la dérobée, trompant
ainsi le long ennui des messes, debout, tout là-haut, sur les
pilastres du buffet d’orgue, triomphants et misérables, toutes
ailes déployées, empoussiérés de ténèbres, parmi l’humidité
verdâtre, les longues zébrures suintantes des voûtes.
Très souvent, Lou ne s’arrêtait pas là et, un souvenir en
appelant un autre, elle racontait le soir de printemps où,
une averse l’ayant surprise, elle s’était abritée sous l’orme
qui encave l’eau noire de la fontaine Saint-Yrieix. Elle était
restée près d’une heure à attendre une éclaircie, glacée sous
sa robe légère par le poudroiement de la pluie, dont les éclats
trouvaient le moyen de l’atteindre, emperlant ses jambes et
ses bras nus, bien qu’elle prît soin de rester le dos plaqué
contre le tronc cerclé de lierre. D’impatience, et profitant
d’une accalmie, elle s’était décidée soudain à quitter l’abri
des feuillages et elle avait repris la route, trottinant sous la
pluie fine, l’une de ces petites pluies de printemps, discrètes
et pourtant pénétrantes, qui aveuglent, accrochent aux
paupières, ruissellent sur les visages, un voile que vous
écartez de la main en pressant le pas, alors que vous n’osez
plus lever les yeux et marchez courbé sous la pluie qui vous
enveloppe ; et c’est seulement alors que vous la voyez vraiment, les mille petits accidents de la pluie, les nœuds qu’elle
fait en tombant, toute la mécanique intérieure, les sens de
direction qui se heurtent, ricochent et s’agencent. Elle était
arrivée à mi-chemin et s’apprêtait à traverser le pré du pic
Martin, préférant affronter le sol détrempé plutôt que de
faire le grand tour par les bois, à cette heure déjà tardive,
quand la pluie s’était arrêtée d’un coup. Le soleil avait
presque aussitôt troué les nuages. Lou avait levé les yeux et
vu se former un arc-en-ciel qui l’instant d’après achevait d’arrondir sa courbe au-dessus des bois pour venir tomber à ses
pieds. Elle s’avança lentement, le corps électrisé de frissons,
hésitante à honorer l’invitation qui lui était faite ; cela avait
pris longtemps, très longtemps, avant qu’elle ne se décide
à franchir le pas : elle avait fini par pénétrer pourtant dans
la lumière, par se glisser dans le ruissellement dansant du
spectre. Le monde s’était replié, resserré sur lui-même ; tout
n’était plus qu’entrechoquements, retombées erratiques et
joyeuses de petits grains de couleurs. Lou s’abandonna, la
bouche ouverte, prise d’une envie folle de courir et de crier,
de chanter sa joie et sa peur, et incapable d’articuler un
son, de faire le moindre geste, offerte tout entière à la pluie
lumineuse qui s’enroulait autour d’elle, qui l’enlaçait, la
pénétrait comme l’eau la terre meuble, l’entraînant corps
et âme dans une ronde où elle se démultipliait à l’infini et
finissait par se perdre de vue. Elle ne saurait dire combien
de temps cela avait duré. Elle se rappelle juste qu’elle avait
fermé les yeux, l’espace de quelques secondes, vaincue par
une sensation de vertige, un plaisir insoutenable ; quand
elle les avait rouverts, le pré, le cercle des bois autour d’elle,
étaient plongés dans la pénombre ; pas un bruit, si ce n’est
le glouglou des rigoles, le travail obscur, l’odyssée invisible
de l’eau, le lent ruissellement, la lente traversée des épaisseurs d’humus vers le silence étale des nappes phréatiques.
Je restai quelque temps à penser aux
heures enchantées
de Marie-Lou, au scepticisme que j’avais toujours, aussi
loin que je m’en souvienne, instinctivement opposé à ses
anecdotes et notamment à celle de l’arc-en-ciel, que je n’ai
jamais réussi à prendre pour argent comptant, sans d’ailleurs
en tenir rigueur à la conteuse, dont j’écoutais le récit avec le
même plaisir que je prenais à
La Barbe bleue. Mon enfance
durant, ces deux histoires, incessamment répétées, écoutées
avec toujours le même plaisir, sans le moindre commencement de lassitude, avaient suffi ; elles étaient la vérité du
paysage que j’avais sous les yeux : cette campagne et cette
forêt là-bas, loin en dessous de nous et pour ainsi dire sous
nos pieds, dont était fait le pays de Saint-Léonard. C’est
sur le tard que de la lanterne des morts était née petit à
petit une autre histoire, secrète celle-là, plus troublante,
que personne jamais ne me raconterait, qu’il me faudrait
inventer, en recueillant indice sur indice, en recoupant les
sources, en ajointant les fragments, en les emboîtant tant
bien que mal, tessons brisés de la réunion desquels résulterait la solution d’une énigme dont j’eus le premier soupçon
un jour d’avril 1956 en lisant de vieilles coupures de journaux mais qu’il m’aura fallu près d’un demi-siècle avant
d’être capable de la résoudre et de me décider à mettre en
récit le drame secret qui s’enroulait en elle comme le serpent
dans le couffin d’osier.
La neige giflait les vitres avec une force redoublée. Le
froid commençait à traverser les vitrages ; je le sentais qui
rôdait autour de moi, mêlé de sommeil, alourdissant mes
paupières, m’enveloppant les épaules d’écharpes de glace.
Après avoir un peu trop tardé, engourdie déjà, je quittai
la salle de lecture, prenant enfin sur moi, pour me réfugier dans les travées souterraines de la bibliothèque, le plus
loin possible des puits de lumière martelés par les rafales
de neige, à l’abri cette fois, bien au chaud, derrière les
courbes d’acajou de la Rotonde des Références Bibliographiques, dont on gagnait le centre par un mouvement en
spirale, comme si vous marchiez à l’intérieur d’une coquille
d’escargot. Un gobelet de café noir, délicieusement brûlant,
bien calé dans le creux de la main gauche, autant du moins
que le permet l’instabilité du plastique, hors de portée des
coups de boutoir du vent et des manœuvres enveloppantes,
des grands mouvements tournants du sommeil, je trouvai
enfin le courage de reprendre ma lecture. Le petit livre bleu
nuit portait la signature d’un historien dont l’œuvre n’avait
cessé de m’accompagner, depuis que j’avais eu la révélation,
en le lisant, avec peine, dans une espèce de fièvre heureuse,
au cours d’une semaine caniculaire de la fin juillet – je
venais tout juste de fêter mes dix-sept ans – que l’ennui
léger obscurcissant ma vie depuis quelques mois, s’aggravant les dimanches après dîner en somnolence accablée,
n’était qu’une brume passagère qu’il ne tenait qu’à moi de
traverser pour entrer de plain-pied dans la vie. Assise en
tailleur, adossée au figuier, mon attention allait du livre,
de Paolo Uccello à Nicolas Poussin, de l’immense hostilité
verdâtre de leurs Déluges, au spectacle léger du vent autour
de moi, dont j’observais la façon malicieuse qu’il avait de
s’immiscer sous la nappe dominicale, malgré la résistance
offerte par le couvert, que l’on mettait toujours à l’avance,
une bonne heure avant l’appel des cloches. La nappe se
gonflait, les verres titubaient, se heurtaient, légèrement ivres,
mais très vite le vent battait en retraite et tout rentrait dans
l’ordre ; du moins en apparence, car, à la longue, l’œil le
moins exercé ne pouvait manquer de remarquer des déplacements, des déséquilibres, que l’on corrigeait au passage,
au gré des allées et venues, d’une main agacée. Un coup de
vent plus fort que les autres arracha la nappe, qui, toutes
amarres larguées, s’arrondit soudain en dôme, au milieu des
cris, dans un bruit de vaisselle brisée, s’élevant haut dans le
ciel ; brutalement haussée à la dignité d’un aérostat, en un
instant elle avait franchi le mur du jardin ; on sortit à sa suite,
en se bousculant, se cognant aux portes, trébuchant, les
yeux fixés sur le ciel où la nappe, qui flottait, rapide, légère,
loin au-dessus des toits, faisait figure de fantôme, spectre
d’autant plus inquiétant que l’apparition était méridienne.
On crut un instant qu’elle s’embarrasserait dans le clocher
de l’église mais le vent tournant, elle obliqua, infléchit son
vol, perdant peu à peu de l’altitude pour s’échouer dans les
branches des cerisiers du presbytère. Pendant que papa allait
chercher une échelle et que tous s’affairaient, je restai en
retrait, immobile au milieu de la Place, indifférente soudain
à la suite de l’aventure ; j’avais été stoppée net dans mon
élan, alors que, un instant auparavant, je courais encore au
coude à coude avec ma cousine, en avant du petit groupe
parti à la poursuite de l’aérostat, l’esprit brusquement happé
par quelque chose de latéral, que je pressentais sans pouvoir
lui donner un nom, sollicitée soudain, requise par le frisson
des feuillages, la course lente et majestueuse des cumulus,
par le battement entravé, irrégulier, d’un portail à claire-voie, invisible d’où j’étais, mais je l’avais si souvent ouvert
et fermé que j’éprouvais dans mon corps le déhanchement
par lequel il fallait compenser, d’un coup d’épaules bien sec,
le gauchissement du cadre de bois à moitié dégondé, ou
encore, sur ma droite, aux bords extrêmes de mon champ
de vision, les petits nuages de poussière soulevés par le va-et-vient cocasse d’un plumet entre les lattes des persiennes bleu
azur, toujours fermées, de la maison Soullier. Je ne sais ni
comment ni pourquoi mais sous les apparences taquines de
la divinité familière, j’entraperçus soudain un monde. Le
vent, mémoire voyageuse, mêlé de sables et de pollens, se
coulait, se glissait entre toutes choses, présence invisible des
ailleurs. Je voyais le vent, non le jeu du vent dans les arbres,
animation familière des choses immobiles, mais le vent lui-même, maelström confus d’images affrontées, libre circulation du regard, enveloppement des êtres et des choses dans
le mouvement d’une caresse, dans le jeu brutal d’un champ
de forces. L’air autour de moi avait cessé d’être transparent ;
je découvrais déposée en lui toute la mémoire du monde,
une architecture complexe mais non confuse où tout avait
sa place, où tout était là déjà, tout ce qu’il me serait donné
de voir pendant la décennie qu’allait durer ma vie errante :
la flamme noire des cyprès corfiotes léchant d’ombre les
côtes albanaises, l’ombre du vol des alouettes sur l’ondulation des dunes, la fuite éperdue des hardes de criollos sur
les hauts-plateaux patagoniens ou la brusque floraison des
cascatelles dans les fjords du Nordland… et tant d’autres
choses encore, tout ce qui me resterait invisible, faute de
temps, de force et de courage, mais que je pressentis confusément, en cet instant privilégié, comme une promesse, une
manifestation hallucinatoire de la faim de loup, de la curiosité insatiable qui me brûlaient le ventre.
La nappe reconquise sur le vent, les dégâts réparés tant
bien que mal, nous sacrifiâmes, plus gaiement qu’à l’ordinaire et comme mis en appétit par l’incident, au rite du
déjeuner dominical. Lorsqu’enfin je me retrouvai seule, à
l’heure de la sieste, sous le figuier, mon livre à la main, le
vertige me reprit qui avait brutalement interrompu ma course
au beau milieu de la Place et je compris que ma lecture en
était la cause. Je m’efforçai pour reprendre pied d’en ressaisir
le fil, agrippée à mon livre comme à une planche de salut,
comme, dans la fresque de l’Uccello, là-bas, à Florence, sur
le mur oriental du
Chiostro verde, les survivants se saisissent au passage d’un tonneau, d’une échelle, de la fragilité
d’un
mazzochio, de l’un quelconque des débris qui hérissent
jusqu’à la recouvrir l’eau noire, rendue plus obscure encore
par la masse formidable de l’Arche, deux fois représentée :
à droite, en raccourci, falaise surplombante de bois rouge,
abrupte, sans ouverture aucune, excédant toutes les mesures
de l’espace, crevant le mur de l’horizon, la voûte hostile
des nuages ; et à gauche, face opposée, un peu en retrait,
entrouverte, échouée, prête à accueillir la colombe avant-courrière ; double représentation qui étrangle le désastre,
l’enferme dans une gorge tumultueuse, où le passé bouscule
le présent, où le Retrait des Eaux voisine avec le Déluge,
dans un tohu-bohu sauvage où l’on s’entre-tue, s’abandonne à la mort, où l’un hurle sa révolte à la face du ciel
tandis que l’autre se couvre le visage avec un pan de tunique,
où l’on nage au milieu des cadavres de nouveau-nés, parmi
l’horreur des ventres gonflés comme des outres et les coups
de bec des corbeaux, tandis que la foudre au loin déchire la
nuit d’une langue de feu, brisant net le dernier arbre, dont
les branches disloquées sont aussitôt emportées par le vent,
aspirées par la ligne de fuite, tandis que le dernier îlot, où
hommes et loups mêlés ont trouvé refuge, réunis dans une
même terreur, se transforme en fournaise. Malgré toute la
détresse représentée, je trouvais, surmontant la sensation
première de vertige, un réconfort inattendu dans le sentiment que nous avions le devoir de lutter, de ne pas céder sans
combattre mais de nous hisser, ne serait-ce qu’un instant, sur
la scène, faite de mémoire et d’oubli, ballottée par le temps,
que l’Uccello nous donne à voir, avec une franchise et une
grandeur fortifiantes, comme notre lieu propre : l’arène
tempétueuse de l’aventure humaine. Lorsque, à vingt et un
ans, j’entrepris à mon tour de voyager, ivre de curiosité, je
ne manquerais pas d’aller me recueillir, à Lucques, devant
la façade gaufrée de bossages rustiques derrière laquelle
le grand historien, qui m’avait éveillée à moi-même et au
monde, avait écrit le meilleur de son œuvre, à commencer
par son grand livre sur le Déluge, au milieu du bourdonnement incessant des abeilles, dont l’intranquillité lui était
si impérieusement nécessaire qu’il avait fait creuser une
ruche dans l’épaisseur du mur face auquel il se tenait pour
écrire : on raconte qu’il restait des heures assis, immobile,
face à la muraille de corselets agglutinés, attentif à la vibration, la main posée à plat sur l’épaisse cloison de verre qui
le séparait et le faisait participer tout à la fois du monde des
abeilles ; il aimait caresser l’idée que toutes les richesses de
son immense jardin, niché dans un repli occulte de la vieille
ville, entre la Piazza dell’Anfiteatro et San Frediano – privilège fabuleux, d’un autre temps, et dont il ne profitait pas
sans mauvaise conscience dans une cité où les jardins sont
contraints pour fleurir de se réfugier jusqu’au sommet des
tours seigneuriales –, que tous ces entrecroisements raffinés
de couleurs, de saveurs et de parfums, dont il lui était
chaque année plus difficile de jouir
in situ, dont il avait les
yeux blessés, la gorge irritée, venaient ainsi à sa rencontre,
grâce à l’activité des abeilles, transmués en une douceur et
une lumière propices aux méditations.
La reliure bleu nuit renfermait, entre autres articles, deux
longues études consacrées à Saint-Léonard, accompagnées
d’un cahier d’illustrations d’une dizaine de pages. Je ne me
décidais pas à secouer mon incrédulité, incertaine du statut
d’un livre qui prétendait ajouter à une œuvre que je me flattais pourtant de connaître jusque dans ses recoins les moins
fréquentés. Rien ne s’accordait avec ce que je croyais savoir :
ni l’éditeur, ni la date de publication, ni le sujet de l’enquête. J’avais le sentiment grisant et un peu inconfortable
d’être sur le seuil d’une pièce défendue. Le livre pesait sur
mes genoux, embarrassait mes mains. Je pressentais confusément que continuer ma lecture n’engagerait pas seulement
l’espace d’une nuit mais ma vie entière. Me revint alors en
mémoire un rêve oublié depuis des années. Pendant près de
trois ans pourtant, peu de semaines s’étaient passées sans
qu’il me réveille en sursaut. Tout le temps qu’avait duré
ma vie parisienne, tant que je m’étais entêtée à m’installer
dans une ville qui s’obstinait à ne pas vouloir de moi, je fus
visitée par ce rêve, toujours le même et chaque fois différent ; il ne commençait jamais de la même façon, si bien
que je cheminais d’abord en lui sans méfiance jusqu’à ce
que je le reconnaisse enfin à la surprise violente dont j’étais
transie au moment où je me retrouvais devant une porte
inconnue, incongrue, inquiétante, en pleine contradiction avec l’étroitesse extrême de mon logement, réduit à
une pièce unique accroupie sous les combles, puisque, un
coup d’œil suffisait à m’en persuader, j’étais bien
chez moi,
dans ma
thurne de la rue Tournefort ou bien, les derniers
temps, dans ma chambre de bonne de la rue Simon Bolivar,
perchée tout là-haut sur les hauteurs des Buttes-Chaumont.
Je suis debout, face à la porte, un trousseau de clefs à la main.
J’hésite avant de me décider enfin à introduire l’une d’elles
dans la serrure. Les deux premières ne donnent rien. La
troisième tourne sans effort. Je pose la main sur la poignée
et je franchis résolument le seuil. Le plus souvent, la porte
ouvre sur une enfilade de pièces lumineuses, éclairées par
de très hautes fenêtres – on serait tenté de dire des
portes-fenêtres n’était qu’elles donnent sur le bleu du ciel – ; de
loin, elles me renvoient mon reflet, qui s’y encadre
depuis
les pieds jusques à la tête ; quand je m’approche, mon regard,
qui s’agrippe de son mieux au passage des nuages, plonge
soudain, à en perdre l’équilibre, sur les frondaisons d’un
parc, où des oiseaux circulent avec une liberté souveraine
que je me surprends à envier ; on aurait dit que l’espace fleurissait, que la corolle s’ouvrait où ma vie s’était si longtemps
trouvée contrainte, repliée, tassée sur elle-même ; mais il
arrivait aussi que la porte s’ouvre sur quelque chose de si
obscur – volets clos, sang caillé –, qu’il ne m’en restait au
réveil d’autre souvenir que la terreur sans nom qui m’avait
empoignée, dont je restais les yeux exorbités, impuissante à
me rappeler ce que j’avais vu, à m’abandonner aux paroles,
aux gestes de réconfort, à répondre aux sourires inquiets…
et ce serait plus terrible encore les nuits où je me réveillerais
sans plus personne à mes côtés.
Je n’osais plus toucher au livre. Son contact me faisait
peur. Je resterais plusieurs minutes à le regarder, posé à plat
sur mes genoux. Le bleu nocturne de sa reliure se confondait avec le maillage losangé de mes gros collants de laine.
J’étais sans courage pour l’écarter de moi et
a fortiori pour
en continuer la lecture. Il y avait quelque chose en lui d’un
simulacre, impression sur laquelle je ne reviendrais jamais
tout à fait, quand bien même j’apprendrais, quelques
semaines plus tard, après d’assez longues recherches, qu’il
ne s’agissait pas d’une supercherie, ou d’une confusion
homonymique, mais d’une œuvre de jeunesse, reniée par
son auteur et dont il avait entrepris d’effacer le souvenir,
avec un succès tel que même ses plus fervents admirateurs
en ignoraient jusqu’à l’existence. J’étais à peine revenue de
mon refus initial, encore réticente à m’abandonner aux
plaisirs troubles de la reconnaissance, quand mon regard
s’arrêta sur une double page présentant en vis-à-vis deux
épreuves photographiques sur platinotype. Anonymes, elles
étaient datées de juillet 1914 et représentaient la lanterne
des morts, prise, de toute évidence, depuis la placette de la
Maison-Dieu, d’abord en pleine nuit, enveloppée dans une
clarté flottante, lunaire, puis, de jour, à midi, sous une
lumière sans ombre, accusant les reliefs, détachant les détails,
révélant, dans toute leur richesse de rapports, les liens unissant le lieu et le monument. La première avait dû demander
un temps de pose très long, deux ou trois heures sans doute,
et représentait un véritable tour de force. Elle était tout
entière piquetée d’un grouillement de poussières en suspension, surtout visibles sur les confins de l’image ; ou, pour
mieux dire, on avait le sentiment, en la regardant, que la
différence entre les noirs, les gris et les blancs, que ces traces
fantomatiques de couleur, venues d’on ne savait où, ces
lueurs verdâtres autour du clocheton de la lanterne, étaient
une simple question d’écartement, de variation de densité ;
la lumière était réduite à de petits agrégats pulvérulents, qui,
en se défaisant, s’espaçant, en s’éloignant les uns des autres,
révélaient le substrat ténébreux de la photographie, le
composé de platine et de gomme bichromatée qui avait
conservé l’empreinte d’une nuit. Au bout d’un certain
temps, on s’apercevait que la lumière diffuse autour de la
lanterne n’était pas celle de la lune, mais qu’elle émanait de
la lanterne elle-même : une flamme brûlait dans le clocheton,
vacillante, tordue par le vent ; on devinait que des nuages
couraient dans le ciel, au-dessus des arbres tourmentés,
fouettés par les rafales, formes défaites, élimées, rejetées du
côté de l’invisible pour n’avoir su résister à la tentation du
mouvement. Je restai longtemps à regarder la lanterne
brûler dans la nuit, difforme, boursouflée, cierge charbonneux couvert de larmes de suif. Ma surprise n’aurait pu être
plus grande. Jamais je ne l’avais vue ainsi ; il m’était même
difficile de penser, bien que le soupçon m’en eût traversé
l’esprit au moins une fois, lorsque je pédalais à perdre
haleine pour fuir au plus vite le mas Fargeau, qu’elle faisait
encore office de phare dans les premières années du
XXe siècle.
Pas plus pour moi que pour quiconque dans le village, elle
n’avait de fonction précise ni même n’en avait jamais eue ;
elle était là, c’est tout, depuis toujours ou presque ; ce n’était
pas même l’une de ces ruines susceptibles d’être rattachées
à des peurs, des espoirs anciens : nous la considérions,
alourdie comme elle l’était par les siècles, moins comme un
monument qu’à la façon de quelque monstrueuse concrétion géologique, une stalagmite qui, à force de croître, ou
sous l’effet d’un soubresaut magmatique, aurait brusquement crevé le ciel de carrière pour déboucher à l’air libre,
menaçant désormais la voûte étoilée, épieu patiemment
durci sur les braises du temps pour aveugler l’œil du
Cyclope… L’autre photographie n’était pas moins surprenante qui donnait à voir le domaine dans l’éclat de ses belles
années et dans tout le détail de ses dépendances : les arbres
du parc étaient encore trop jeunes, en effet, lorsque le cliché
avait été pris, pour former rideau et s’interposer entre La
Grande Sauvagerie et la curiosité des villageois. Les fenêtres
étaient grandes ouvertes ; une jeune femme en cheveux,
accoudée à l’une d’elles, se penchait vers le perron, en
contrebas, où l’on devinait, près de pénétrer dans la maison,
à demi engagé déjà dans l’embrasure, un couple âgé coiffé
de chapeaux blancs ; sur le boulingrin, les arceaux d’un jeu
de croquet dessinaient une double ellipse en forme de huit ;
des maillets avaient été abandonnés, jetés en tas sur la
pelouse, près d’un massif de roses trémières ; une dizaine de
personnes lisaient ou discutaient, sous le frissonnement
d’écus du ginkgo, installées dans des bergères de rotin ; un
domestique débarrassait la table, transférant verres, tasses et
carafes sur une desserte roulante. Une voiture stationnait le
long de la maison, dont la lourde carrosserie luisait au soleil.
Deux jeunes gens discutaient, adossés à la calandre, vêtus
du même costume, coiffés du même chapeau, sur le visage
la même expression, le même éclair dans les yeux : deux
frères. On apercevait encore, le long de l’allée centrale, non
loin du portail d’entrée l’ocre d’un court de tennis et s’en
revenant vers la maison, une raquette à la main, deux petites
filles. Il en avait été ainsi. Il ne pouvait être question d’en
douter. Des joies et des peines avaient fleuri sur la scène
aujourd’hui déserte. On y avait connu comme ailleurs l’insouciance des heures désoccupées, la lenteur sereine des
jours alcyoniens ; on s’y était raidi comme partout devant la
surprise suffocante du malheur ; on y avait jeté au matin le
premier cri ensanglanté et cédé, le soir venu, à l’immense
capacité d’effondrement qu’à la fin il faut bien que l’on
découvre en soi, mouvement de vents tournants dans la
poitrine, qui démesure le souffle et souille les yeux d’une
nuit bitumineuse. On y avait bu des orangeades, croqué des
grains de grenade, en répétant à l’envi qu’il en serait des
alarmes de Sarajavo comme de celles de Tanger et d’Agadir,
en pressentant malgré tout, en craignant à part soi que les
choses pourraient bien finir par tourner mal cette fois. La
Grande Sauvagerie avait été un théâtre que les habitants de
Saint-Léonard avaient eu l’habitude d’observer à la dérobée.
On s’arrachait un instant au spectacle de la vallée, au jeu
serein de la lumière sur l’Auvézère, pour jeter un regard
inquiet à
ceux d’en haut. On suspendait son geste, à l’heure
du coucher, au moment de fermer les volets, d’aveugler les
fenêtres des chambres, le regard fasciné par la lueur des
torches dans le parc, les va-et-vient affairés à l’arrivée des
premières voitures. Au printemps, les promenades se
hissaient péniblement, comme pour mieux prendre leur
élan, jusqu’à la placette de la Maison-Dieu, où elles s’immobilisaient un instant avant de s’abandonner à leur pente
et rouler jusqu’aux rives joueuses de l’Auvézère, non sans
avoir jeté un œil
là-haut. Des silhouettes élégantes traversaient lentement le boulingrin, que l’on devinait élastique,
supérieurement agréable au pied du promeneur, à l’égal de
ces tapis persans que l’on pouvait admirer, deux fois l’an,
lorsque le peuple des domestiques entreprenait de les secouer
de leur poussière, exhibant, pendus aux garde-corps des
fenêtres, soigneusement étendus sur les allées de gravier ou
sur le vert profond de la pelouse, les hérissements de cyprès,
de cimeterres et de yatagans, qui s’épanouissaient en
bouquets, en vases fleuris sommés d’un oiseau, sur les jaunes
safran, l’indigo nocturne des laines du Khorasan, exposition troublante d’une intimité presque aussi inimaginable,
aussi exotique que les souks de Tabriz ou de Chiraz. Des
vies privilégiées, plus grandes que nature, s’exposaient au
regard, éminemment visibles de se découper sur le boulingrin, à peu de distance et pourtant inaccessibles, intouchables, séparées du village par le vide comme par une fosse
d’orchestre. Je n’avais jamais pour ma part connu la scène
que désaffectée, et j’en avais acquis la certitude irraisonnée
qu’il en avait été ainsi de toute éternité, malgré les récits de
la mère Hyacinthe et de la demi-douzaine de témoins que
j’avais rencontrés, récits venus de trop loin, de vieillesses
trop lourdes à porter, de mémoires trop incertaines pour
entretenir efficacement le souvenir du lieu : je les avais reçus,
malgré ma soif d’apprendre, avec leurs incohérences, leurs
ornements, leurs exagérations manifestes, à la façon de
simples contes aimables, histoires du temps passé tout juste
bonnes à endormir les enfants. L’oubli avait peu à peu
recouvert le domaine, dans le même temps que celui-ci avait
achevé de se retirer derrière son épais rideau de feuillages ;
on avait commencé par délaisser une maison qui resterait
bientôt volets clos à longueur d’année, abandonnée à la
poussière, à l’humidité, au
renfermé ; on oublierait bientôt
jusqu’au nom et à l’existence d’une famille avec laquelle
plus personne au village n’entretenait plus aucune relation.
Le domaine ne survivrait bientôt plus que dans la mémoire
défaillante d’une poignée de nonagénaires radoteurs, dans
une demi-douzaine de récits épuisés, que plus personne
n’avait la force ni l’envie de perpétuer. Aussi les visages qui
s’offraient à moi, je ne savais les rattacher à rien de ce qui
m’avait été raconté, à aucune de ces pauvres anecdotes
rapiécées, désaffectées, mal accordées entre elles, opaques et
contradictoires qui m’avaient été transmises ou, plus exactement, que j’avais arrachées à l’oubli ; ces visages, je réussirais pourtant, à force de patience et d’obstination, et après
bien des détours, à les nommer, à mettre un nom sur toutes
ces silhouettes qui s’imposèrent à moi dans le confort
menacé d’une nuit de blizzard.